Après une matinée passée à se familiariser avec les règles et faire connaissance avec le restant de la classe, les enfants s'étaient vus relâchés pour pouvoir profiter de leur pause déjeuner tranquillement, mais évitez de trop vous éloigner, il ne s'agirait pas de se perdre et d'arriver en retard pour la classe de l'après-midi.
Heureusement, la salle était au rez-de-chaussée et tout près de l'extrémité du couloir permettant de sortir dans le parc dehors, alors Hiro avait pu s'esquiver là-bas. Il avait même trouvé un banc pour ne pas s'asseoir par terre, il avait l'impression que Mme Okamoto ne serait pas très contente de le voir revenir avec un uniforme sali et que Yamabuki-sensei n'aimerait pas non plus qu'il mette du gravier et des taches d'herbe sur sa chaise.
Contrairement à l'école primaire américaine où Hiro avait fini le CP en accéléré, il n'y avait pas de cantine dans cette école-ci. À la place, Mme Okamoto avait glissé une boîte à repas dans le cartable de Hiro, toute enveloppée dans un mouchoir bleu avec des petits smileys oranges dessus qu'il pouvait étaler sur ses genoux comme une nappe. C'était rigolo, d'envelopper le déjeuner comme un paquet cadeau.
Dedans, il y avait deux grosses boulettes de riz décorées avec des algues et des carottes pour ressembler à des pandas souriants, des nuggets sentant le poisson sur de la salade, des concombres coupés en grosses tranches avec des petits champignons beiges, et un yaourt à boire parfum vanille banane. À la vue des boulettes, Hiro repensa à la fois où Tante Cass avait préparé de la tarte aux pommes en faisant ressembler les morceaux de fruits à des roses en bourgeon et regretta un petit moment la cuisine de chez lui.
Il mangerait quand même le contenu de la boîte à repas, il ne voulait pas que Mme Okamoto pense qu'elle cuisinait mal. Comme il habitait un peu chez elle, ça n'aurait pas été très gentil de sa part.
Et puis, il pouvait manger avec les doigts. Si Tante Cass le voyait, elle se fâcherait un peu, mais elle n'était pas là, et il n'allait pas le lui dire pour se faire disputer, alors !
Il avait avalé les trois quarts des concombres, une des boulettes et s'occupait en mastiquant son deuxième nugget (oui, c'était bien du poisson) enroulé dans un bout de salade quand Hime-sempai était venue le rejoindre, suivi de Ao-chan qui s'empressa de se laisser tomber juste à côté de lui sur le banc.
« Elle voulait te voir » expliqua Hime-sempai, un peu grincheuse dans la voix. « Tu la connais ? »
« Ah… elle vit dans la même famille que moi ? »
Hiro n'était pas très sûr d'avoir utilisé les bons mots, mais la fille plus âgée émit un grognement et s'assit à son tour. Elle avait avec elle deux gros pots, un rempli de légumes frits et vinaigrés, un autre plein de nouilles sautées, et aussi une boîte à repas qui devait bien contenir douze sushis différents avec une grosse portion de riz.
Hiro détourna les yeux pour ne pas vomir alors que Hime-sempai se mettait à bâfrer – pardon, Tante Cass, il ne trouvait pas d'autre mot. De son côté, Ao-chan était concentrée sur son propre déjeuner, qui ressemblait beaucoup au sien mais avec plus de nuggets et deux yaourts à boire sans parfum.
« Je comprends pas pourquoi tu es venue » fit-il, sans penser qu'elle lui répondrait. « Attends – on t'a pas embêté, non ? »
Ao-chan lui adressa un regard bleu inexpressif puis fronça le nez, et Hiro vit soudain son propre visage, associé avec une très forte envie comme quand il allait embêter Tante Cass ou Tadashi parce qu'il se sentait un peu trop seul.
« Tu voulais me voir ? C'est tout ? »
La satori lui fit un grand sourire très blanc, et Hiro vit qu'elle avait des canines longues et des dents bien pointues. Il renifla, mais décida de lâcher l'histoire.
Personne ne parla plus jusqu'à ce que les aliments aient tous été avalés. Ça prit moins de temps que prévu, Hime-sempai mangeait vite aussi bien que beaucoup.
« Bouarf » lâcha la fille en question, rotant presque. « C'était presque assez. »
Hiro loucha avec incrédulité sur les trois containers bien récurés posés à côté d'elle.
« C'est parce que tu es un youkai que tu manges autant ? » demanda-il, repensant à l'ogre du Petit Poucet.
Hime-sempai tourna la tête vers lui si vite et si fort que Hiro crut que celle-ci allait se dévisser et tomber par terre.
« Hamada-chan. Tu ne demandes pas ce genre de choses. »
Hiro rentra la tête dans les épaules sous l'assaut de ce ton froid.
« Ah… désolé ? »
« Je te pardonne » fit magnanimement la fille plus grande. « Maintenant, tu veux faire quoi ? Il reste trois quarts d'heure avant de retourner en classe. »
Hum, bonne question. Hiro laissa son regard se perdre sur les environs. Il n'était pas supposé aller trop loin, et il ne voulait vraiment pas que Yamabuki-sensei se fâche après lui pour ne pas avoir suivi la consigne. Puis, ce coin de cour était bien assez grand comme ça, mais le sol était un peu bizarre, il ne savait pas si c'était du béton mais…
« C'est quoi, ça ? »
Quand il fallut retourner en classe, Hiro n'avait plus de souffle. Après enquête, les marques bizarres sur le sol de la cour n'étaient que des anneaux colorés, jaune, bleu, vert et rouge, à intervalles pas réguliers du tout. Le garçon, Hime-sempai et Ao-chan avaient fini par improviser un jeu de chat où il fallait se réfugier dans les cercles bleus pour être protégés, mais si on marchait dans les rouges on était mort et dans les jaunes, il fallait compter jusque cinq pour être protégé. À cause de ses jambes plus longues, Hime-sempai était redoutable mais Ao-chan courait très vite et Hiro n'hésitait pas à zigzaguer ou se baisser sans prévenir, alors les points étaient à peu près égaux de chaque côté.
Hime-sempai avait eu l'air un peu catastrophée en entendant la cloche, sans doute car elle devait raccompagner Ao-chan à sa propre salle de cours avant de rejoindre la sienne. Remarque, Yamabuki-sensei avait dit que les sempai étaient supposés aider les élèves plus jeunes à ne pas se perdre, alors peut-être qu'elle éviterait de se faire disputer.
Cet après-midi, comme c'était la rentrée, il n'y avait pas exactement cours. À la place, Yamabuki-sensei les avait emmenés visiter les clubs, car il faudrait en choisir au moins un pour faire bien sur le bulletin et montrer qu'on ne pensait pas juste à étudier. Trois clubs, c'était considéré très bien, mais à partir de quatre, les professeurs s'inquiétaient pour l'emploi du temps, et refusaient de laisser quelqu'un participer à plus de six.
Hiro comprenait le principe, mais tous les clubs montrés avaient vraiment l'air très, très intéressant. Il y avait de la cuisine, du jardinage, de la poésie – bon, ça, peut-être pas – du théâtre, du dessin et de la sculpture, des origami et des figurines…
Ceci dit, une question s'agitait sur le bout de sa langue.
« C'est permis de faire de la magie dans les clubs ? » demanda-il à la dame qui supervisait le club de musique, qui avait un visage rond comme une pleine lune et portait un kimono orange aux manches si longues qu'elles lui cachaient le bout des doigts.
Son rire lui donna des frissons dans le dos, et il eut envie de s'enrouler dans les couettes de son lit pour se sentir douillet.
« Dis-moi, comment se pratique la magie selon toi ? » demanda la dame, étirant le bras pour ramener un instrument de musique ressemblant à une guitare au manche très long, tandis qu'un morceau de bois avec un bout en forme d'éventail apparaissait dans son autre main.
« … Je sais pas. Je demande pour ça » avoua le garçon.
La dame eut un sourire, et gratta les cordes de sa drôle de guitare à l'aide de son morceau de bois. La note émise résonna dans la tête de Hiro.
Alors que la dame commençait à jouer, des feuilles de papier coloré posées sur le bureau de la salle s'élevèrent dans les airs, se tordant et se pliant pour former des poupées en origami qui tournoyaient et dansaient toutes seules.
Hiro se rendit à peine compte qu'il avait arrêté de respirer.
« Ce qu'il faut savoir de la magie, c'est qu'elle fait partie du monde, autant que la lune et les animaux. Tu dois juste… savoir comment l'appeler. Et pour le faire, et bien, il faut trouver la méthode qui te convienne. Tu vois ? »
Oui, pensa Hiro alors qu'une poupée de papier rouge lui faisait un signe du bras, il voyait très bien.
« Sariatu » fit la voix amusée de Yamabuki-sensei, « je vois que vous recrutez. »
« Je persuade, rien de plus » répondit la dame en orange d'un ton très digne. « Mais je suppose que vous voulez récupérer votre élève ? »
Les poupées se déplièrent et redevinrent feuillets quand la musique s'arrêta. Hiro ne put s'empêcher de trouver ça dommage.
« La visite se poursuit, Hamada-kun » déclara Yamabuki-sensei en le ramenant vers le reste de la classe. « Mais si la musique t'intéresse, tu as jusqu'à la fin de la semaine pour t'inscrire au club. »
Peut-être qu'il le ferait.
