13 août 2026

C'était une journée magnifique et Tadashi se sentait trop nauséeux pour en profiter. Comme quoi, il n'y avait vraiment pas de justice.

Au moins le poison monté sur piles qui lui servait de petit frère était trop occupé à faire ses devoirs de vacances pour l'enquiquiner – c'est tout de même marrant, savoir que lorsque septembre va arriver, Hiro sera toujours dans la même classe tandis que Tadashi sera passé en troisième.

La troisième, déjà. Dernière année de collège, après ça on passe au lycée – et franchement, il hésite encore entre la filière technologique et la filière scientifique. Fred n'aide pas vu qu'il opte fermement pour un diplôme littéraire – mine de rien, Tadashi s'inquiète un peu pour le monde des critiques, ces pauvres gusses n'ont encore aucune idée de ce qui va leur tomber sur le râble – Tante Cass n'aide pas vu qu'elle a juste envie de ne pas le voir suivre dans les traces de Grand-père, et les clients du café n'aident pas car leurs opinions partent dans tous les sens.

Et dire qu'on encourage les enfants à grandir le plus vite possible. Ce qu'on oublie de leur dire, c'est qu'avec l'âge de raison arrive un monceau de responsabilités et de choix plus casse-têtes les uns que les autres.

Réfléchir à tout cela n'aidait vraiment pas l'envie de vomir à passer. Et il avait froid aussi, en délit du soleil radieux dehors – Tante Cass l'avait accusé de se payer sa fiole avant de lui prendre la température, et là elle lui avait sorti un duvet. Il avait froid malgré tout, allez comprendre.

Il ne savait pas pourquoi, il ne voulait pas essayer de dormir alors que c'était probablement la bonne marche à suivre. Rien que l'idée lui nouait l'estomac et couvrait son épiderme de sueur, au point qu'il avait déjà changé deux fois de pyjama.

Il avait le pressentiment que ça n'allait pas s'arranger, et la perspective l'épuisait par avance. Si seulement ça pouvait n'être qu'un virus de pacotille, le type qui dégage après un jour passé à jouer les squatteurs.

Mais bien sûr, il doutait fortement que ce soit le cas.


Si Cass devait reconnaître une qualité immédiate à ses neveux – oh, ils en avaient des tas, elle avait juste tendance à l'oublier lors de leur énième tentative de démonter le frigo ou d'esquiver la corvée d'aspirateur – c'était leur santé et leur force de cheval. Elle ne les avait pour ainsi dire jamais vu tomber malade.

(Kikyô avait été comme ça aussi, alors c'était probablement une question d'organisme surnaturel – après tout, les créatures magiques étaient sensées vivre plus longtemps si tout se passait bien, non ?)

Alors quand Tadashi avait décidé sans crier gare d'imiter un glaçon – bon, elle exagérait, mais sérieusement, il avait les doigts et le front glacés – Cass avait naturellement été un brin prise au dépourvu, et plutôt désemparée.

Elle avait décidé d'appliquer les méthodes traditionnelles, consistant à entortiller son neveu adolescent dans ses couettes et de lui servir de la soupe à la tomate chaude, celle avec les vermicelles dedans. Ça paraissait avoir bien marché.

Elle n'avait pas pu remonter aussi souvent qu'elle l'aurait voulu afin de surveiller son état comme elle devait s'occuper de ses clients, mais Hiro était tout à fait d'accord pour lui servir de relais et confirmer que la situation demeurait stable.

Et puis le soir avait commencé à tomber.

Cass avait tout d'abord eu la chair de poule – quelque chose de carrément inhabituel pour une journée estivale ayant frôlé le caniculaire. En dépit du blouson qu'elle avait enfilé, la chair de poule avait refusé de la quitter. Puis elle avait vu son souffle quitter sa bouche sous forme de buée.

Mochi se mit à cracher furieusement, se hérissant de toute sa fourrure tricolore, ses deux queues fouettant l'air.

Un cri surgit de l'étage.

« Cass ?! Tatie ! »

Quand vous entendez votre neveu de quinze ans hurler sur ce ton paniqué, vous ne posez pas de question : vous accourez de toutes vos jambes, et si possible vous amenez votre batte de baseball. Cass fit donc ainsi.

Elle débarqua dans la chambre de ses neveux telle une folle furieuse, prête à fracasser des têtes, le chat sur les talons. Hiro s'était roulé en une petite boule frissonnante sur son lit, et Tadashi…

Tadashi claqua la porte derrière elle et Mochi, tournant le verrou. Comparé à tout à l'heure, sa mine était proprement épouvantable, des yeux cernés dans un visage blême et l'air sur le point de s'évanouir. Il vacillait, d'ailleurs, et Cass s'empressa de le saisir par les épaules.

« Qu'est-ce qui se passe ?! »

Le plafonnier grésilla, plongeant la chambre dans le noir l'espace d'une fraction de seconde.

« Les morts » marmonna Tadashi dans la veste de sa tante. « Ils sont là. Tellement. Trop. »

Cass sentit une pierre lui dégringoler dans la gorge, effectuant une chute précipitée jusqu'à la plante de ses pieds. Quand Hiro parlait magie, c'était adorable ; quand Tadashi parlait magie, c'était à cause d'un problème, généralement énorme.

« Des morts sont là ? » répéta la femme pour confirmer que oui, ce cauchemar débordait dans le réel. « Pour quelle raison ? »

L'adolescent eut un petit rire sans joie, quasi résigné.

« Quelle autre raison ? Moi. »


C'était comme un poids glacial, des dizaines et des centaines de billes incandescentes à force d'être froides, s'accumulant sur la fine barrière de tissu protégeant l'esprit de l'adolescent, menaçant de plus en plus de la déchirer et de le noyer sans merci.

Laisse-nous entrer. Laisse-nous te toucher. Il faut si froid et si sombre et tu es si chaud et si clair. Laisse-nous venir. Laisse-nous te dévorer.

Tout les habitants de l'appartement situé au-dessus du café s'étaient réfugiés sur le même lit, se cramponnant les uns aux autres. Tadashi pouvait sentir la chaleur dégagée par les corps de Tante Cass, de Hiro et de Mochi.

Son propre corps était si froid en comparaison.

Pourquoi nous laisses-tu dans le froid ? Ouvre ta porte.

Grand-père insistait que le sel de table avait des propriétés purificatrices. Vu que les murmures répugnaient à traverser les lignes de sel répandues devant la porte et sur les rebords de fenêtres, Tadashi ne mettrait plus son expertise question exorcisme en doute.

Enfin, s'il survivait à la nuit.

Laisse-nous te toucher. Laisse-nous entrer.

Les morts le voulaient, les morts l'appelaient, leurs voix étaient des bras tendus, des mains crispées cherchant à se refermer sur lui pour le traîner dans un gouffre béant toujours ouvert, car la Mort demeurait ouverte à tous et ce constamment.

Ce serait si facile de succomber au froid. De se laisser couler dans le noir. De ne plus se réveiller.

Laisse-nous te dévorer. Laisse-nous venir.

Dans le doute, recentre-toi. Concentre-toi sur ton intériorité.

Qui avait dit ça, déjà ? Cette voix était trop présente pour un mort.

Ah oui, c'était Grand-père. Un exercice de méditation. Une formule à réciter – quelque chose comme un mantra. Sauf que ça s'appelait un norito.

Quels étaient les mots, déjà ? Quelque chose comme…

La terre et la mer, l'ombre et la lumière… Je suis un être formé des composantes de l'Univers…

Les voix des morts se troublaient, subitement brouillées, comme un signal radio pris dans une interférence.

Tadashi était trop occupé à essayer de retrouver les mots pour y prêter une réelle attention.

Par la purification, j'anéantis le mal et je rétablis l'ordre de l'Univers…

Le froid se retirait lentement de lui, et de désagréables fourmillement inondaient son corps, lui brûlant les extrémités, au point qu'il ne sentait presque plus ses lèvres remuer.

Toutes les vies se réincarneront…

Il transpirait violemment, désormais, et son épiderme le démangeait furieusement. Vaguement, Tadashi se demanda s'il pèlerait – il avait certainement l'impression d'avoir pris un coup de soleil au troisième degré.

« Dashi ? Tu es tout rouge » commenta le timbre aussi bien aigu qu'anxieux de son cadet.

Tadashi était trop essoufflé pour répondre, les neurones en ébullition, à peine capable de se concentrer sur une pensée en particulier.

Je vais devoir appeler Grand-père.