8 septembre 2027

Question sports, Tadashi avouait sans honte aucune qu'il ne comprenait rien au football américain. Il savait que ça se jouait avec deux équipes de onze joueurs qui devaient lancer le ballon dans la zone de but du camp adverse, mais dès que vous commenciez à discuter de philosophie stratégique ou de codage de formation, ses yeux ne manquaient jamais de tourner au vitreux. Rien à faire, c'était pas son truc.

Tante Cass l'avait chambré à une ou deux reprises là-dessus, proclamant que le sang rouge de ses ancêtres maternels bouillonnait d'indignation devant son total manque de goût, ce à quoi il ripostait qu'il appréciait raisonnablement le baseball – tout aussi américain en dépit d'origines européennes – et qu'aux dernières nouvelles, les États-Unis étaient un pays libre, où on avait le droit de ne pas aimer le sport national.

Et néanmoins, il se trouvait sur le terrain de football américain de Galileo Academy pendant que les essais de recrutement étaient en cours. Les sacrifices qu'il pouvait commettre, franchement.

Ce n'était pas car il venait de développer un intérêt subit et passionné pour le sport, loin de là. Il n'était pas venu non plus pour les essais de recrutement ouverts par l'équipe des pom-pom girls – si jamais Hiro le voyait en jupette, il n'en finirait plus de se payer sa tête, et tante Cass penserait probablement que son hérédité kitsune lui causait des troubles de l'identité sexuelle. Et c'était après le fait qu'il ne tiendrait jamais le rythme en tant que membre – sérieusement, les muscles sur les jambes de ces filles en terminale, il y avait de quoi tomber dans les pommes.

Mais plein d'autres élèves étaient intéressés par la perspective de devenir footballeur ou pom-pom girl. Plein d'autres élèves remplissaient le terrain, par leur bavardage, leur mouvement, leur énergie vitale.

Et l'entité était venue avec l'un d'eux.

Il pouvait le sentir, même si ce n'était que vaguement. Il savait que sa cible était tout proche. Il fallait seulement attendre et débusquer la bonne personne.


Donnie avait beau avoir la carrure et le tonus nécessaire pour jouer au football, il se serait bien passé de se présenter aux essais.

Le truc, c'était que son père l'avait inscrit pour lui. Soi-disant que ça l'aiderait à sortir de sa coquille, et tu aimes te dépenser, les équipes aiment gagner, si ça se trouve tu pourras décrocher une bourse d'études, tout le monde gagne dans ce plan !

Le truc, c'était qu'il y avait de la gadoue, partout. Et si Donnie s'en mettait dans les yeux ? S'il s'en mettait dans la bouche et qu'il avalait par mégarde ? S'il s'en mettait dans les narines et que ça lui coulait dans les poumons et qu'il contractait la pneumonie et mourait après des semaines de souffrance à l'hôpital, oh misère…

Freine des quatre fers, Donnie. Respire un grand coup et compte dans ta tête de un à vingt et à l'envers en Anglais, en Espagnol, en Japonais, en patwa jamaïcain…

Malgré tous ses efforts héroïques pour ne pas craquer lamentablement devant une bonne centaine d'inconnus, l'entraîneur l'avait proclamé une nullité totale avant de lui demander ce qu'il était venu trafiquer ici, lui faisant monter les larmes aux yeux. Il était un ratage complet comme joueur.

Ou peut-être pas. Il y avait cet autre garçon, probablement un métis parce qu'il avait un visage et un teint asiatiques mais un nez tout à fait européen, l'air décemment costaud et qui sprintait pas mal non plus, mais qui n'entendait rien de ce que l'entraîneur criait comme directives. Il fallait lui répéter deux ou trois fois, il semblait constamment tomber de la lune, et au bout du compte, il avait été disqualifié des essais, parce que franchement, que voulez-vous faire d'un joueur qui n'écoutait pas ce que vous lui disiez ?

Donnie ignorait pourquoi, mais il avait la furieuse impression que cet autre garçon n'était pas venu pour la chance de jouer au football. Il voulait autre chose, mais quoi ?

Un frisson parcourut le dos du jeune homme Noir alors qu'il se rappelait un scandale s'étant produit entre les murs du lycée, à peine moins de vingt ans auparavant. Une histoire de prostitution.

Respire, Donnie. Tu te fais encore des idées.

Oui, mais la façon dont ce type détaillait les gens… c'était vraiment un peu trop curieux pour n'être qu'un bête rien du tout.


Sam n'aurait probablement pas dû être là, mais elle avait réellement besoin de se changer les idées, et pour le sport, pas besoin de réfléchir, tout le monde savait ça ! Enfin, non, c'était pas entièrement vrai, mais ça restait assez vrai : quand vous faisiez du sport, vous étiez obligé de vous concentrer sur le maintenant plutôt que sur vos ennuis. Et en plus, ça vous fondait les kilos.

Pour ce qui était d'intégrer l'équipe des pom-pom girls – pardon, les Lionnes, c'était leur nom à Galileo à cause de l'emblème du lycée – elle partait avec un petit avantage vu qu'elle avait pratiqué la danse depuis qu'elle avait douze ans. Bon, il ne s'agissait pas de ballet, mais il fallait quand même du rythme, de la souplesse, de la grâce, et surtout, de donner l'impression que ce qui se déroulait sur scène était d'une facilité déconcertante à effectuer alors que c'était ignoblement difficile.

La mouche dans le potage, pour compenser, se trouvait bien sûr être sa fichue nervosité. Mais rien à foutre, elle voulait ça, elle méritait ça…

Vraiment ? Tu crois vraiment mériter quoi que ce soit ?

Elle serra les dents et s'efforça d'ignorer la voix occupée à lui ronger insidieusement l'esprit, comme un gros rat malsain. Depuis le début de l'école, depuis qu'elle avait commencé à faire de l'angoisse, la voix se faisait de plus en plus présente, de plus en plus insistante. Parfois, elle avait l'impression de se faire crier dans les oreilles, la tête vrillée en deux par le son.

Peut-être bien qu'il était temps de dire définitivement adieu à son frère imaginaire. C'était quoi, déjà, l'adresse du foyer d'accueil pour amis imaginaires de Madame Foster ?


Du côté des gradins, parmi les aspirants rejetés de l'équipe de football, une paire d'yeux bruns s'étrécit sous des sourcils épais.

Et te voilà.


Un garçon détaillant une fille, ça pouvait signifier plein de choses. La plupart du temps, ça voulait dire qu'il aimerait bien l'inviter à boire un jus de raisin au parc, ou à se balader dans le centre-ville.

À la façon dont le métis détaillait la fille blonde donnant tous ses efforts pour montrer aux pom-pom girls qu'elle était digne de considération, Donnie nourrissait de sérieux doutes sur la possibilité qu'il veuille un petit tour au cinéma.

Il déglutit. Qu'est-ce qu'il allait bien pouvoir faire ? Que devrait-il faire ?

S'il allait voir les professeurs… mais non, ils ne le croiraient pas. Donnie avait un passif trop lourd, paniquait pour un rien, se faisait des films catastrophes. Et même s'ils le croyaient, pourquoi agiraient-ils ? Ce n'était qu'un regard, après tout. Les gens ont le droit de regarder, on vivait dans un pays libre.

Les gens ont le droit de vous regarder quand vous n'êtes pas du bon genre ou de la bonne race, et tout le monde s'en moquera éperdument.

Sur le terrain, la fille venait de terminer sa démonstration, et se retirait pour laisser place à la candidate suivante. Le métis se leva de son siège, s'avançant tranquillement vers elle.

Le cœur de Donnie battait si fort que ça faisait aussi mal qu'une crise cardiaque.