17 octobre 2027
Après un bon mois passé à approfondir la question et satisfaire sa curiosité, Tadashi pouvait affirmer en toute confiance que Sam Lopez était indiscutablement une fille très chouette, avec qui il adorerait rester ami. Pour ce qui était de sortir avec elle, il n'était pas sûr – apparemment, il n'y avait pas eu ce fameux clic entre leurs personnalités respectives, ce qui ne manquerait pas de navrer Tante Cass mais qui ne le gênait pas.
Remarque, il ne l'avait pas approchée et n'avait pas non plus lié connaissance avec Sam Lopez afin de sortir avec elle, mais de l'exorciser. Et presque cinq semaines d'enquête avaient porté leurs fruits.
Pour ce faire, il avait prétendu être amateur de fiction paranormale – ce qui… n'était pas exactement faux, ça lui arrivait à l'occasion mais la plupart du temps, il préférait les documentaires historiques et culturels ainsi que les polars et la science-fiction, ça lui rappelait moins sa vie – et lui avait demandé si elle avait jamais eu affaire à quelque chose qui pourrait ressembler à du surnaturel. Et Sam qui ne se doutait de rien lui avait parlé en toute bonne foi de son frère jumeau, qui lui avait tenu compagnie pendant toute son enfance mais dont la présence commençait à se faire oppressante.
« Je suppose que c'est parce que je vieillis » avait commenté la blonde. « A un moment ou à un autre, il faut forcément se détacher et trouver son propre chemin de vie, non ? »
Tadashi avait acquiescé, mais en son for intérieur, il se promettait déjà de transmettre l'information à Fred.
S'il avait pu, le métis n'aurait pas inclus Fred dans son enquête – non seulement parce que l'enthousiasme de son meilleur ami risquait de faire capoter l'entreprise, mais aussi parce que ça ouvrait la possibilité que M. Lee apprenne ses plans et décide d'intervenir en tant que Sentinelle pour jeter l'apprenti nécromancien en prison. Mais Tadashi ne pouvait pas effectuer de recherches très fouillées tout seul, et les Lee disposaient d'une large bibliothèque sur les créatures et phénomènes magiques, si bien que la balance avait penché en faveur de l'inclusion de Fred.
Tadashi aurait aussi pu demander à son grand-père, mais celui-ci lui aurait probablement conseillé de lâcher l'affaire vu qu'il n'était pas un exorciste confirmé et vivait trop loin pour s'avérer un soutien vraiment efficace.
Une fois passé le transport de joie devant la perspective de jouer à SOS Fantômes, Fred s'était attelé à la tâche, et enfin, une réponse potentielle venait de tomber.
Un dibbouk.
À en croire Leo Rosten, auteur des Joies du Yiddish, il y avait deux définitions possibles pour un dibbouk : la première était un démon qui prenait possession d'un humain afin de le rendre fou, vicieux et corrompu – Tadashi doutait que ce soit le cas ici, et heureusement car il ne voulait pas avoir à se confronter au pur concentré de malveillance qu'un démon était réputé être.
La seconde définition était l'âme d'un défunt pénétrant une personne vivante avec laquelle le mort avait eu un différent. Ça collait nettement mieux : d'un certain point de vue, Sam était responsable de la mort de son jumeau vu que son cordon ombilical avait étranglé ce dernier, et beaucoup d'esprits tendaient à hanter leur meurtrier. D'accord, Sam n'avait pas délibérément cherché à tuer son frère, mais les esprits ne prêtaient pas fréquemment attention à ce type de détails mesquins.
Au tout début, la possession avait été inoffensive, mais l'hostilité croissante du dibbouk et l'opinion exprimé par celui-ci que Sam ne méritait pas de vivre et devrait le laisser prendre sa place prouvaient amplement que ce n'était plus le cas. L'amour fraternel avait été remplacé par une jalousie meurtrière qui menaçait de détruire une vie innocente, et il était hors de question de permettre cela.
Un exorcisme s'imposait, de préférence avant le seizième anniversaire de Sam en novembre. Même si le monde moderne préférait attendre jusqu'à dix-huit ans, parfois même vingt-et-un, avant de concéder le passage à l'âge adulte effectif, nombre de cultures avaient longtemps considéré les seize ans comme ce point de passage. Aujourd'hui encore, cet anniversaire précis conservait un prestige notable : après tout, c'était impossible d'obtenir légalement un permis de conduire ou un contrat de travail en dessous de cet âge, impossible de consentir à des relations sexuelles, et impossible d'être considéré responsable de ses actes devant un tribunal judiciaire.
Le seizième anniversaire était un point de bascule, un moment entre deux états – l'enfance et la maturité. Et toute personne intelligente qui connaissait son répertoire paranormal savait combien les périodes liminaires étaient importantes – et dangereuses, aussi.
Alors, il avait jusqu'à la fin du mois pour s'occuper du problème.
En son for intérieur, Tadashi paniquait un peu. Il n'était pas un rabbin confirmé, ou un curé aguerri, ni même un vrai prêtre shinto, il était juste un aspirant nécromancien tout juste capable de ne pas se laisser engloutir par les auras qu'il percevait et en mesure d'invoquer une divinité de pestilence qui persistait à le confondre avec un ancêtre mort depuis belle lurette. Il avait toutes ses chances de se planter magistralement et d'aggraver la situation de Sam au lieu de l'aider.
Mais il fallait qu'il s'en charge. Combien d'autres cas de ce genre croiserait-il au cours de sa vie ? Il avait besoin de commencer à un moment ou un autre, il avait besoin d'accumuler de l'expérience, parce que seulement sous ces conditions il gagnerait les compétences nécessaires.
Ce serait bien s'il pouvait arrêter de sentir son ventre se tordre douloureusement alors qu'il établissait son plan de bataille et guettait le moment d'intervenir.
Sam était trop jeune pour un vrai petit copain, elle avait décidé ça lors de son entrée au collège – le mariage, c'était le genre d'idée qui vous prenait entre vingt-et-un et vingt-cinq ans, comme ses propres parents. Elle avait bien l'intention de s'en tenir à cette sage résolution, mais dans l'intervalle, Tadashi constituait un substitut très acceptable.
Il était vraiment très gentil, toujours poli comme au premier jour, c'était adorable. Toujours à s'intéresser à elle, lui posant plein de questions et écoutant ce qu'elle disant avec autant d'attention que si elle avait été une médaillée du Prix Nobel de chimie.
Bon, elle ne sortirait jamais avec lui pour de vrai, il n'y avait tout bonnement pas d'étincelle sur le plan physique – en dépit de ses épaules délicieuses – mais elle était tout à fait d'accord pour le compter au nombre de ses amis, et pas uniquement ceux qu'elle avait sur Facebook.
Et cette relation naissante… ça aidait avec la voix tapie au fond de sa psyché, autant que ça empirait la situation.
Ça aidait, parce que la simple présence de Tadashi parvenait à étouffer sans mal la voix de son frère, l'éteignant avec la même désinvolture que le soleil éclipse une bougie. Il n'y avait tout bonnement aucune comparaison possible entre les deux tant l'écart de puissance était large.
Ça empirait les choses, parce que la voix de son frère revenait dès que Tadashi s'en allait, enragée d'avoir été brièvement muselée. Le sommeil et l'appétit de Sam s'étaient encore plus dégradés, le genre de courbe qui plonge à pic sur un graphique, au point qu'elle avait entendu ses parents se mettre à suggérer une visite à l'hôpital.
Très franchement, elle ne se sentait plus trop en état de refuser cette option. Juste… pas maintenant. Pas encore.
