10 octobre 2027

« Je sais que c'est pas moi l'expert en exorcisme » fit remarquer Fred alors qu'il louchait sur une feuille de papier couverte de kanjis calligraphiés plus ou moins correctement, « mais tu prends quand même beaucoup de précautions. »

Tadashi avait bien dû consacrer son week-end à rédiger sur ces feuillets, et histoire d'éviter que sa tante lui râle dessus, il avait décidé de ranger les fruits de son travail chez son bon vieux copain Fred. Bon, dit comme ça, on s'imaginait que ça faisait beaucoup mais va te faire fiche, parce que le pépé Hamada avait inculqué le sens du perfectionnisme à Tadashi. Résultat, il avait fallu vider la poubelle à papier quatre fois parce que le médium adolescent persistait à juger tel ou tel kanji pas assez bien.

« Il faut bien » rétorqua son ami sans lever le nez de son œuvre, trop concentré sur le pinceau qu'il s'efforçait de manier à la perfection en dépit de plusieurs heures de répétition. « Si je dérape, ça pourrait finir avec Sam morte, ou moi possédé. Est-ce que l'une de ces deux possibilités te fait envie ? »

« Pas franchement, non » reconnut Fred. « Reconnais que c'est quand même agaçant. »

« Que veux-tu que je te dise ? C'est pas moi qui aurait voulu naître avec plus de prédisposition à me faire posséder qu'à pouvoir exorciser les mauvais esprits. Même Grand-père n'est pas content de la situation, tiens. »

« C'est ta mémé qui doit déprimer, sur le coup... »

« Mais il lui a rien dit, t'es pas un peu fou ? Elle s'en voudrait comme pas permis. »

C'était marrant comme le talent de médium, ça ressemblait drôlement au diabète, musa Fred. Au fond, ça rendait la vie plus compliqué qu'autre chose et personne qui devait se coltiner l'état n'en voulait vraiment ou s'y était résigné.

« Alors, si ça te rassure, je récapitule le plan ? On prépare la salle d'exorcisme à Galileo – en passant, pourquoi tu veux faire ça au lycée ? Mine de rien, si le point zéro doit partir en fumée, vaut mieux limiter le dommage collatéral, non ? »

« Sauf que Sam fatigue de plus en plus » rappela Tadashi, les sourcils froncés. « Elle a rejeté les deux dernières invitations à se balader en ville que je lui ai suggéré, et au train où elle va, ses parents doivent déjà penser à la garder chez eux plutôt que de la laisser continuer à aller en cours. Et si je tente l'opération chez elle, il y a toutes les chances que ça dérape. »

« Alors qu'au lycée, tu peux te planquer dans une salle de classe inutilisée et poster une sentinelle ? »

« Plutôt un gymnase, personne n'y vient en dehors des équipes sportives et c'est seulement dans le cadre des horaires. »

« Pardon, alors. Le gymnase que je t'aide à décorer avec nos papelards pour affaiblir l'esprit – en passant, comment va ta main ? Nan, parce que je me souviens quand j'étais en sixième, j'avais développé un cal sur le doigt à force d'écrire, je te raconte que ça... »

« Charmant » ironisa le métis japonais.

« Ensuite, tu appâtes la donzelle sous je ne sais plus quel prétexte, tu lances la séance, et si tout se passe bien, le fantôme passe dans l'au-delà, les parents de miss Lopez n'ont pas à enterrer leur fille, tu ne te fais pas dévorer l'âme façon Pim's ! » conclut Fred avec une voix lourde d'entrain.

« C'est juste moi ou tu veux te convaincre de ce que tu dis ? » interrogea Tadashi en secouant son feuillet tout juste fini afin de sécher l'encre plus rapidement.

« Je veux croire que la convention narrative ne décidera pas de nous plonger une mouche dans le potage comme ça arrive trop souvent » décréta le jeune homme blond bien décidé à décrocher son Master Littéraire. « Et si mouche il doit y avoir, que ce soit une petite toute fine au lieu d'une monstruosité façon Seth Brundle parce que j'ai pas de lance-flammes sous la main et Papa refuse de m'en acheter un. »

« Freine des quatre fers, Daenerys Targaryen, on a tout de même de la marge avant d'en arriver à ce genre d'extrémités. »

Fred brandit un doigt menaçant.

« Tu vois, c'est précisément le genre de choses qu'il faut éviter de dire, parce que ça garantit sur facture qu'on aura besoin d'un lance-flamme, maintenant. »

Tadashi roula des yeux – il ne le prenait pas au sérieux, l'ordure, mais il allait s'en mordre les doigts, promis juré.

26 octobre 2027

Plus la journée avançait, plus Sam regrettait d'avoir insisté pour se rendre en cours cette semaine. Mais comment était-elle supposée agir alors que les professeurs insistaient sur l'importance de l'assiduité ? La seule excuse acceptable pour ne pas venir, ce serait de se briser bras et jambes, et même alors vous étiez sensé ramper jusque dans la salle de classe afin d'écouter.

Ses parents n'avaient pas du tout été impressionnés par l'argument, ripostant que la mort aussi compliquait l'assiduité en cours et qu'au rythme où sa santé déclinait, madame la Faucheuse ne tarderait pas à se présenter sur leur palier. Plus de discussion possible, dès que la semaine sera finie, tu passeras effectuer un petit tour du côté de l'hôpital, jeune fille.

Sam n'avait pas eu l'énergie ou la force de s'opposer à la décision qui la remplissait secrètement d'anxiété – les hôpitaux n'étaient jamais bon signe, après tout. Surtout quand vous aviez l'intuition qu'une fois à l'intérieur, ils refuseraient de vous laisser repartir, et ce serait bientôt son anniversaire et ceci n'était pas son plan pour la journée, oh non.

Mais elle se sentait si fatiguée…

Et son frère qui persistait à ne pas la laisser tranquille, au point qu'elle commençait à apercevoir des choses du coin de l'œil, et il n'avait encore jamais fait ça sauf la fois où elle avait failli passer sous les roues d'une voiture pour avoir oublié de regarder des deux côtés en traversant le passage piéton, il s'était mis dans une colère noire de chez noire au point qu'elle n'avait pas pu s'empêcher de se sentir intimidée…

Elle souriait à ses copines, leur adressait des platitudes rassurantes, mais vu leurs mines sceptiques et les regards en coin, personne n'était convaincu par la comédie qu'elle s'efforçait de leur jouer. Sam voulait se cacher sous son bureau pour se rouler par terre et pleurer un grand coup.

Tadashi était venu la trouver lors de la pause matinale, et elle ne put même pas ouvrir la bouche avant qu'il pâlisse furieusement, la regardant comme si elle sortait d'un film d'horreur, et puis voilà qu'il la prenait par les épaules en disant à Océane que c'était pour un petit moment, rien qu'une question de santé et ce serait vite fini.

Sam n'était pas d'accord. Elle ne voulait pas l'infirmerie, parce que ça signifierait un coup de téléphone à la maison, mais les mots refusaient de prendre forme dans sa bouche, dans son cerveau, et elle parvenait tout juste à s'appuyer mollement contre l'épaule robuste du garçon métissé.

Il avait les mains si fraîches, l'épaule si fraîche en dépit de plusieurs couches de vêtements, et une partie du cerveau de Sam voulait retirer tout ce barrage de tissu entre lui et elle pour qu'il n'y ait plus d'obstacle entre leurs peaux, qu'elle puisse se couler tout contre lui, se fondre en lui.

Devenir lui.