Ce fut par pur hasard que Donnie aperçut les deux principaux responsables des cauchemars qu'il faisait depuis le mois dernier, et il faillit ne pas s'en rendre compte à temps avant qu'ils ne disparaissent aussi vite qu'ils étaient apparus.

Un aperçu fut suffisant : la fille traînait des pieds, à moitié portée par le métis qui arborait définitivement une mine lugubre et quasi traquée – une avec laquelle Donnie était intimement familier pour l'avoir surprise plus d'une fois dans son miroir, la mine de quelqu'un qui sait exactement que ce qu'il fait ou s'apprête à faire est loin du correct mais ne se laissera pas dissuader de continuer sa route.

La réaction fut instinctive, et ce ne fut qu'après avoir emprunté deux couloirs et descendu un escalier qu'il prit conscience de ce qu'il était en train de commettre, et s'il se trompait, il n'en finirait plus de l'entendre passer, son père l'engueulerait au point de le rendre sourd pour le restant de l'année scolaire et peut-être même au-delà.

D'un autre côté, il pouvait ne pas se tromper et alors sa grand-mère le crucifierait en effigie et en pensée – peut-être même en vrai – s'il n'essayait même pas d'intervenir, et il était plutôt costaud alors il ne pouvait pas vraiment se réfugier derrière l'excuse qu'il risquait de lui arriver des bricoles et que ce serait pire que ce qui attendait potentiellement cette pauvre fille.

Il ne savait pas si c'était de l'alcool ou de la drogue ou juste un prélude à l'exploitation d'un être humain, mais Donnie ne pouvait pas rester là les bras ballants. Il fallait agir, et il semblait être la seule personne à avoir remarqué le besoin d'une intervention.

Il aurait pu rameuter un prof, mais il ne voulait pas perdre le duo et ils ne croisèrent aucune figure d'autorité tout le long du chemin, à croire que le métis avait un radar pour les détecter et choisir le trajet permettant de les éviter tous.

Et puis, ils étaient arrivés au gymnase – personne dedans vu que c'était pas une heure d'entraînement, de mieux en mieux – et le tandem s'était engouffré dedans… laissant dehors un garçon dégingandé, un bonnet enfoncé sur les yeux. Une vigie, il manquait plus que ça, et Donnie sentait monter la nausée, parce que comment pouvait-on accepter de monter le guet tandis que votre copain infligeait on ne savait pas trop quoi à quelqu'un qui n'avait rien demandé, ça le dépassait.

Il frôlait l'hyperventilation et s'il se laissait aller, il allait sombrer dans l'attaque de panique au beau milieu du couloir, sans personne pour aider à l'exception possible d'un violeur ou tueur en série débutant et son complice, alors non, c'était vraiment pas le moment.

Le sang pulsant douloureusement dans ses oreilles, il s'avança, et le guetteur lui fit immédiatement obstacle, il fallait s'y attendre.

« Oh, coucou ! Qu'est-ce qui t'amène, vieux ? »

Un large sourire, des yeux nonchalants, comme si l'autre gars ne faisait rien de mal. Donnie hésitait entre le dégoût et la jalousie.

« J'ai oublié mon sac. Avec mes affaires de sport. Là-dedans. »

« Ohhhh » souffla l'autre en écarquillant les paupières, « tu parles d'un manque de pot, et ça fait combien de temps ? »

« Depuis hier. Laisse-moi passer. »

Le mal au cœur commençait à menacer de le faire tanguer sur ses jambes. Reprends-toi, Donnie.

« Hum, pas question ! » pépia son interlocuteur. « De une, c'est pas l'heure pour ça, de deux, ça sent l'excuse bidon, de trois… est-ce que tu pleures ?! Nom de Dieu, tu es en train de pleurer. »

« Quoi ?! Pas du tout » s'étrangla Donnie en dépit de l'humidité suspecte présente dans son champ de vision, il aurait encore préféré mouiller son falzar que de se changer en madeleine sous le coup du stress virulent, mais le Destin lui en voulait vraiment.

« Et merde, j'ai pas de mouchoir » se désolait le guetteur. « Steplaît, mon vieux, calme-toi ou tu me feras aussi perdre mes moyens, et là on sera beaux tous les deux... »

Il en aurait probablement dit davantage, mais ce fut ce moment que choisit un hululement grave pour déchirer l'air, en provenance de l'intérieur du gymnase où une agression était probablement en train d'avoir lieu.

C'était presque un soulagement comparé à cette conversation.


Tadashi se sentait furieusement mal à l'aise de porter une fille dans un vestiaire uniquement destiné aux membres du sexe fort, mais placarder ses ofuda s'avérait nettement plus facile quand il y avait moins d'espace à couvrir, et le vestiaire était nettement plus petit que le gymnase.

Sans plus de cérémonie, il allongea Sam par terre, prenant néanmoins la peine d'ôter les lunettes de la fille et de lui glisser sa veste sous la nuque – déjà qu'elle était aux trois quarts inconsciente et était sur le point de se faire exorciser, autant ne pas lui rendre la chose encore plus désagréable.

Il inspira un grand coup, ferma les yeux et posa une main sur le front de la jeune fille.

« La terre et la mer, l'ombre et la lumière » souffla-t-il. « Je suis un être formé des composantes de l'Univers... »

Une serre se referma brutalement sur son poignet et il ne put s'empêcher de ciller, mais il poursuivit fermement sa récitation :

« Par la purification, j'anéantis le mal... »

Il s'envola dans l'air et cogna brutalement le mur du vestiaire, avant de retomber sans plus de façons sur le banc. Ouille. Des bleus sur ses os, au minimum.

« … et rétablis l'ordre de l'univers... » s'étrangla-t-il.

Il se jeta sur le côté et le sol, une fraction de seconde avant que Sam – le dybbuk manipulant le corps de Sam ne s'abatte sur lui en hululant furieusement – un son haineux et bestial qui aurait fait fuir une meute de loups.

Un ouragan de malice se déchaînait juste devant les murailles derrière lesquelles se blottissait sa psyché, et il ignorait s'il pourrait endurer l'assaut longtemps.

« Toutes les vies se ré... »

Des mains incandescentes à force d'être brûlantes se refermèrent autour de sa gorge. Tadashi joignit les mains en croisant tous les doigts, symbole du lien externe qui prévient du danger mais aussi matraque improvisée, et flanqua un coup de poing sur la tempe du dybbuk.

Le braillement de la créature manqua lui percer les tympans alors qu'il rampait par terre, mais il avait gagné trop peu de temps.

« Tadashi ? Tout va – Grand Oiseau de la Galaxie ! »

Hum, bizarre, ce glapissement strident derrière l'exclamation de Fred. Son ami avait-il été suivi par une des copines de Sam ?

Remarque, se retrouver face à face avec un corps possédé et feulant de tous ses poumons, c'était une raison très justifiée de piauler dans le registre soprano. Et maintenant, il entendait des bruits sous-entendant que le dybbuk avait décidé d'attaquer ces deux intrus. Qui ne feraient probablement pas long feu.

Mais s'ils pouvaient tenir rien que quelques secondes…

Tadashi prit une inspiration tremblante et vit flamboyer les kuji in derrière ses paupières – rin pour la force de dépasser les obstacles, pyo pour l'énergie intérieure, sha pour la protection et la guérison. Il laissa les syllabes lui remplir le crâne, et quand celui-ci lui parut au bord de l'explosion, rouvrit les yeux.

Fred était affalé contre l'encadrement de la porte, le sang de sa lèvre fendue coulant sur son t-shirt et écarquillant des yeux presque épouvantés alors qu'il observait un large adolescent noir plaquer au sol le dybbuk. Miraculeusement, le garçon baraqué refusait de lâcher sa prise sur la créature en dépit des violentes gesticulations et dents claquantes de celle-ci, bien qu'il paraisse au bord de l'évanouissement.

Puis le dybbuk réalisa que Tadashi revenait vers lui dans l'intention de finir le travail et s'égosilla de plus belle. Cette fois, ce fut en mots – des mots hachés, crachés dans un flot de salive hystérique, à peine compréhensibles.

« NON ! Non ! A moi ! Elle est à moi ! Elle me doit ça ! »

« Ta sœur est à elle-même » riposta le métis japonais, avant de lui plaquer une main sur le front et de laisser les syllabes couler au travers de sa paume.

S'il croyait que les cris avaient été stridents avant, le braillement d'agonie du dybbuk aurait parvenu à fracasser une plaque de verre de cinq centimètres d'épaisseur. Tadashi sentit un vaisseau sanguin lui éclater dans la narine gauche et hoqueta.

« Woah » souffla Fred qui louchait, « va te rhabiller, Regan McNeil. Tadashi ? Toujours vivant ? »

Le médium adolescent battit des paupières, mais sa vision restait brouillée.

« Je… gère » parvint-t-il à articuler.

Sur ces mots, il s'évanouit.