Donnie savait qu'il tendait à se bloquer lorsqu'on le mettait sous pression, et si on oubliait de le prévenir à l'avance, c'était encore pire – il ne parvenait plus à aligner deux pensées cohérentes, il ne parvenait même pas à formuler une pensée cohérente. Il pouvait juste faire le mort ou s'enfuir.
S'avancer pour mettre fin à une bagarre ne lui ressemblait pas, mais la fille – non, pas une fille, il ne savait pas comment appeler ce qui avait remplacé la blonde pendant ces quelques secondes atroces mais il ne s'agissait certainement pas d'une fille ordinaire – était en train d'attaquer le garçon, et peut-être que c'était justifié mais elle semblait sur le point de le tuer et Donnie ne voulait vraiment, vraiment pas se retrouver témoin d'un homicide, ni maintenant ni jamais.
Alors il avait plaqué la créature par terre au prix d'efforts monstrueux – merci papa de l'avoir obligé à faire de la musculation, désormais il pratiquerait plus sérieusement parce qu'on ne savait jamais si ce cirque n'allait pas se reproduire – et le métis l'avait exorcisée, pas d'autre mot pour ça, et puis il s'était écroulé façon sac à patates et à présent ils étaient quatre jeunes gens en piteux état dont deux inconscients. Dans un gymnase de lycée.
Donnie s'était accordé une petite minute d'hyperventilation pendant que le type blond tamponnait sa lèvre fendue à l'aide de sa manche de t-shirt – mauvaise idée, ça, il allait juste cochonner le tissu et il ne l'avait même pas trempé dans l'eau froide.
« Fiou ! J'ai bien cru qu'elle allait me fendre la tête. Ça va, toi ? Tu peux respirer ? Parce qu'elle t'a fichu un vilain coup de boule dans la poitrine. »
Encore trop choqué pour articuler une syllabe cohérente, Donnie se contenta de grogner d'une manière qu'il espérait plus ou moins affirmative. Le blond sembla s'en contenter.
« Parfait ! Heu, si ça te gêne pas trop, tu pourrais les emmener à l'infirmerie ? Vu que moi, je suis pas inscrit ici, ce serait coton d'expliquer ce que je suis venu fabriquer dans leur gymnase, et mon père sera pas content s'il doit venir me sortir de l'hôpital psychiatrique pour avoir voulu aider avec un exorcisme. Vu que, tu sais, les possessions et autres fantômes ne sont pas sensés exister. »
Donnie voulait hurler. À la place, il compta jusqu'à cinq dans sa tête, à l'endroit puis à l'envers, puis indiqua les deux inconscients par terre.
« Je… j'explique comment ? » parvint-il à bredouiller.
Le blond releva son bonnet pour se gratter le sourcil.
« Heum, voyons voir… On a du pot, Sam était déjà mal alors Tadashi s'est porté volontaire pour la traîner chez l'infirmière… Raconte qu'ils te sont tombés dessus. Ils descendaient les escaliers, ils se sont emmêlés les pattes ou je ne sais pas trop, du moment qu'ils perdent l'équilibre et toi, tu étais en bas pour leur servir de coussin. Vous avez l'air assez amochés pour que ça passe ! »
Le ton enthousiaste du type ne réconfortait pas Donnie, mais ce n'était pas comme si le jeune homme avait un meilleur alibi à suggérer. Il n'arrivait toujours pas à réfléchir correctement et ne rêvait que de s'écrouler sur un lit pour se cacher la tête sous l'oreiller et prétendre que le monde n'existait pas.
« C'est bon ? On est d'accord ? »
Donnie hocha la tête avant de ramasser la fille dans ses bras, cillant lorsque l'effort provoqua des cris de protestation en provenance du large hématome en train de se former sous son blouson.
« Okay, t'inquiète pas, je me charge de traîner Tadashi. Enfin, pas traîner traîner, parce que ce serait pas très sympa de lui faire un coup pareil, mais je l'emmène jusqu'à la porte de l'infirmerie, comme ça tu te fatigueras pas à porter deux poids morts. Oh, et tu devras ouvrir le chemin, je connais pas le plan des lieux. »
Dans les tréfonds de son esprit, Donnie se fit la réflexion que le type blond avait dû être vacciné contre le virus de la diarrhée verbale seulement pour que le remède produise exactement le résultat inverse de ce qu'il était supposé faire.
Miraculeusement, l'infirmière avait cru l'énorme bobard qu'il lui avait débité en bredouillant, alors qu'il se présentait à sa porte chancelant de porter un ado inconscient sous chaque bras – fidèle à sa parole, le blond qui apparemment répondait au nom Fred s'était discrètement esquivé une fois leur destination en vue. Vu qu'il était le moins abîmé du trio, il avait été autorisé à repartir après un bref examen pour vérifier qu'il n'avait pas de côtes brisées, et il en avait été immensément soulagé.
Déjà qu'il frôlait la criminalité pour avoir menti à une figure d'autorité, il ne voulait vraiment pas prolonger le supplice ou il aurait fini par craquer et tout avoué. Et là, bonjour la cellule capitonnée et la camisole de force et les électrochocs – lui qui avait horreur de la décharge d'électricité statique, il allait mourir s'il subissait des électrochocs, garanti sur facture.
Il était donc reparti en cours, et il avait réussi à prétendre que tout allait bien. Quand il était rentré à la maison, ses parents avaient été informés par coup de téléphone de ce qui était prétendument arrivé au lycée, et sa mère avait été tour à tour enchantée d'avoir un fils si courageux et désolée devant son bleu sur la poitrine tandis que son père lui tapotait fièrement l'épaule pour avoir réussi à gérer une crise.
Il avait eu envie que la terre s'ouvre pour l'engloutir, mais comme Dieu refusait de lui accorder ça, Donnie avait accompagné sa grand-mère à la messe du soir à la place. En dépit de sa surprise face à sa demande, elle avait accepté gracieusement et il se rappelait suffisamment le protocole pour se lever au bon moment et ne pas s'embrouiller en récitant le Notre Père.
Après la journée qu'il venait de passer, la pensée de la religion prenait soudain des allures affreusement réconfortantes.
Il avait été témoin d'une possession et d'un exorcisme. Il venait d'apprendre que des forces extérieures à l'humanité pouvait s'en prendre aux gens sans que ceux-ci soient au courant de leur existence. Il avait besoin de croire que l'une de ces forces supra-naturelles étaient du côté qui ne voulait pas voir la planète réduite en charpie, et bon, parier sur l'entité qui prêchait que ce serait sympa de ne pas être vache envers le voisin, c'était assez logique.
En tout cas, Donnie ne regrettait pas d'avoir donné les cinq dollars dans son porte-feuille lorsque le panier de la quête était passé dans les bancs. Ni d'avoir allumé les deux bougies après la messe.
Quand il était retourné à l'école le lendemain, Donnie avait espéré pouvoir traiter la folle escapade d'hier comme un cauchemar : quelque chose à mettre derrière soi et à faire de son mieux pour oublier.
Hélas, la réalité devait avoir une dent contre lui, laquelle dent prit la forme d'un métis aux sourcils épais qui s'était enroulé une écharpe autour du cou afin de cacher des marques récentes d'étranglement. Une dent qui l'aborda au détour d'un couloir, alors qu'il venait de quitter son cours de science informatique.
« Salut, toi. »
Le sourire était poli, les yeux étaient gentils, et le gars mesurait bien cinq centimètres de moins et pesait plus léger de dix kilos au jugé, mais c'était Donnie qui voulait décamper à toutes jambes.
« Salut » réussit-il à couiner.
Les yeux bruns le détaillaient. Pour quelle raison ? Pour le classifier comme une menace, ou le décréter inoffensif ? Par pitié, que ce soit la seconde option !
« Par rapport à hier, je crois que tu mérites des explications. »
