« Dernière vérification ! » proclama Fred avec un tel enthousiasme que les pigeons perchés sur les toits alentours s'agitèrent, un ou deux allant carrément jusqu'à décoller. « Est-ce qu'on a le médium ? »
« Je ne vois pas comment je ne pourrais pas être là » commenta Tadashi d'un ton plat. « On a fait des avancées spectaculaires dans le domaine du clonage, mais pas à ce point-là. »
« Je continue à vivre dans l'espoir » soupira le blond. « Est-ce qu'on a la bière ? »
Donnie souleva timidement son sachet en plastique rempli de bouteilles en plastique vert foncé. Techniquement, le makgeolli portait la qualification de vin de riz, mais vu que la recette nécessitait la fermentation de céréales au lieu de presser des raisins, Fred n'avait pas réellement tort de déclarer que c'était de la bière. Il était traditionnel de servir l'alcool dans un bol à l'aide d'une grosse cuillère, mais personne parmi les jeunes gens – non, Fred, arrête d'insister pour nous appeler SOS Fantôme, c'est juste ridicule et on ne chasse pas les esprits venus d'autres dimensions à l'aide d'un aspirateur trafiqué – ne voulait prendre le risque d'emprunter de la vaisselle sous peine de se faire écharper en cas de bris de porcelaine. Bouteilles en plastique, donc.
Juste au cas où, Tadashi avait demandé la permission à Mme Jung. La défunte n'avait pas exactement béni le manque de classe dont la cérémonie ferait étalage, mais avait soupiré qu'au moins le jeune médium lui avait exposé le tracas au lieu de n'en faire qu'à sa tête comme tant de malotrus japonais.
Tadashi trouvait ça un peu fort de café, qu'elle insulte ses racines paternelles alors qu'il l'aidait à passer de l'autre côté, mais le racisme n'était pas un dragon qui se terrassait en un jour, même quand vous habitiez à San Fransokyo qui faisait de son mieux pour jeter toutes les ethnies résidant dans la sinosphère dans un seul panier et les obliger à cohabiter paisiblement. Et Mme Jung était un peu trop vieille et surtout un peu trop morte – la mort figeait le défunt, un peu comme un insecte piégé dans une goutte d'ambre – pour changer d'opinion sur les japonais, y compris quand ceux-ci lui soulevaient le Voile de l'au-delà.
« Et est-ce qu'on a l'incontournable, la très attendue… la charmante assistante, Gogo Tanaka ! » acheva théâtralement Fred pile au moment où le portillon du petit jardin s'ouvrait pour livrer passage à Simone suivie de très près par une brune à la frange violette, veston en cuir noir et baskets bien robustes.
« Traite-moi encore de charmante assistante et je promets de te renverser avec ma bagnole dès que j'aurais passé mon permis de conduire » menaça la demoiselle sinistrement, poussant Donnie à glapir dans le col de son propre blouson.
« Un plaisir de te rencontrer ! » s'écria Fred, inconscient du danger ou refusant fermement de le remarquer, impossible de savoir.
« Renverse quelqu'un même par accident et la police retirera ton permis de conduire » glissa Simone.
« Et elle t'enverra faire de la prison » ajouta Tadashi, seulement pour que la blonde Latino lui adresse un regard résigné.
« Crois-moi, c'est pas la sanction qui marche le mieux avec elle. »
« Bon » grogna la brune en croisant les bras, « on va la voir, votre pauvre vieille, ou on reste planté là à papoter jusqu'à ce qu'on atteigne le même âge qu'elle ? »
Ils y allèrent, adoptant un air nonchalant pour éviter qu'une bonne âme jette un coup d'œil par la fenêtre et les accuse de cambriolage ou autres mauvaises intentions. Alors qu'ils n'allaient pas du tout faire ça, même si ça y ressemblait un peu. Voire beaucoup.
Heureusement que Mme Jung avait habité au rez-de-chaussée de son immeuble, ça rendait les choses nettement plus simple. Et heureusement que sa famille ne devait passer que demain pour récupérer les meubles et le reste de ses affaires.
« C'est une fenêtre » grinça Gogo.
« Absolument » confirma Fred tandis que Tadashi posait la main à plat sur la vitre et se concentrait.
« Vous pouvez pas frapper à la porte comme tout le monde ? Vous savez, les gens sensés. Qui n'ont pas de casier judiciaire... »
L'apprenti médium expira un long souffle frissonnant, une buée d'apparence bizarrement gélatineuse, et il sentit la présence à l'intérieur de l'appartement déserté s'envelopper de cette brume, certains fantômes pouvaient se manifester d'eux-mêmes grâce à la magie que leurs veines avaient charrié au cours de leur existence, mais la plupart nécessitaient un petit coup de pouce afin de se retrouver visibles au commun des mortels.
Quand Tadashi rouvrit les yeux, une vieille femme se tenait derrière la fenêtre, sa silhouette taillée dans une fumée nacrée translucide et ses yeux ouverts à la manière de puits asséchés, noirs et privés de fond. Il déglutit.
« Mme Jung » salua-t-il poliment.
« Jeune homme » soupira le spectre, sa voix bruissant à la manière des feuilles mortes quand un promeneur marche dessus. « Tu es revenu me voir ? »
« J'ai amené de la compagnie » la rassura-t-il avant de se tourner vers le reste de la bande.
Fred souriait, forcément, Donnie se cramponnait à son sac de bouteilles comme s'il voulait se convaincre qu'il s'agissait d'un ours en peluche, et Simone tapotait gentiment l'épaule de Gogo qui ouvrait d'immenses yeux effarés, visiblement confrontée à un phénomène auquel elle n'était pas du tout préparée.
« Ne sois pas timide, jeune fille, viens plus près » gronda Mme Jung. « Mes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient, surtout depuis… et bien, depuis. »
Pour rendre ses mérites à Gogo, la jeune femme s'avança d'une démarche frôlant l'incertitude, se plaçant devant la vitre alors qu'elle avalait sa salive. Sous son veston de cuir noir, elle grelottait – rien de surprenant à proximité d'un spectre, surtout un qui puisait dans l'énergie des environs afin de maintenir sa forme visible.
« Comment t'appelle-tu ? »
Gogo battit des paupières.
« Ma mère Park Min-ji a décidé que je serais une Ethel » articula-t-elle soigneusement, du ton de quelqu'un reniflant un piège et hésitant à faire un pas de plus.
Tadashi ne pouvait guère lui reprocher sa prudence. Le Démon Chien lui avait appris que l'Autre Côté pouvait commettre des ravages si un malheureux avait l'imprudence de confier son nom à la mauvaise entité – mais bien entendu, il existait des moyens de fuir le collet. Par exemple, si vous vous identifiez davantage à votre surnom qu'à l'étiquette inscrite sur votre acte de naissance, votre vrai nom devant l'arcane n'était pas obligatoirement celui inscrit dans les archives de l'administration.
« Une Park » répéta le spectre. « De quel clan ? »
« Goryeong » répondit Gogo, sans se détendre.
« Je suppose que ça suffira. Attends ici, ça ne me prendra qu'un instant. »
Alors que le fantôme se retirait dans les profondeurs de l'appartement, Gogo se tourna vers Tadashi pour le foudroyer du regard. Il se contenta de hausser les sourcils, mais il comprenait son choc. Puis la vitre grinça et s'ouvrit, le loquet soulevé sans avoir été touché par l'un des adolescents.
Sur le rebord de la fenêtre reposait un service à thé sur une large assiette blanche, tout en porcelaine bleu-vert : une théière avec la poignée sur le côté, un large bol et trois petites tasses privées d'anse.
« Ma fille a toujours dit que je devrais le vendre » déclara Mme Jung non sans amertume. « Comment aurais-je pu, alors que c'était un cadeau ? Si je l'avais donné contre de l'argent, il aurait perdu toute valeur. »
« … Je suis plus café que thé » confessa Gogo en considérant les tasses.
La silhouette du fantôme se brouilla, l'équivalent d'un haussement d'épaule.
« Du moment qu'elles servent… les ustensiles doivent être utilisés, n'est-ce pas ? Et puisque c'est la dernière fois pour moi… remplis deux tasses, s'il te plaît. »
Gogo s'exécuta, acceptant la bouteille tendue par Donnie pour verser l'alcool de riz d'un blanc laiteux dans la porcelaine bleu-vert. Aucune goutte ne tomba à côté.
« Ah » soupira Mme Jung, la fumée translucide de son être se troublant. « Voilà… voilà. »
A cet instant, ce fut aisé pour Tadashi de pousser gentiment l'essence de la vieille dame dans la bonne direction, vous voyez, Madame, vous étiez juste à côté de votre destination, n'ayez pas peur, vous n'avez qu'un pas à faire.
Dans un dernier soupir, il la perçut s'éteindre sereinement.
Il n'y avait plus dans le jardinet que cinq jeunes gens, attroupés devant un rebord de fenêtre sur lequel était perché un service à thé. Après un bref flottement, Gogo saisit l'une des tasses pleines et la vida d'un trait, puis elle saisit l'autre tasse et la vida également, et après cela elle porta carrément la bouteille qu'elle avait ouverte à ses lèvres pour engloutir le fond d'alcool qui y restait.
Donnie émit un bruit désapprobateur.
« Tu sais que les goulots de bouteilles en plastique sont infestés de bactéries par les employés d'usine qui vissent les bouchons et les rats qui font pipi dessus en entrepôt ? » dit-il sur le ton du reproche.
Gogo lui tendit une main impérieuse.
« Passe-moi le restant du sac, tu veux ? Je suis trop lucide pour ce qui vient d'arriver. »
Vu la faible teneur en alcool du makgeolli, Tadashi souhaitait bonne chance à la brune pour ce qui était de se retrouver soûle.
