Quand votre tante tenait un café, même un établissement irréprochable, vous finissiez forcément par voir passer des gens particuliers. Certains étaient bizarres à cause de leurs habits, d'autres à cause de leur comportement – ceux-là, c'était mieux de garder le téléphone avec l'adresse des pompiers et de la police ainsi qu'une batte de baseball sous la main, juste au cas où – et il y en avait qui étaient étranges parce qu'ils n'appartenaient pas à la race humaine, Tadashi était quasi certain que l'un de leurs réguliers qui venait le lundi midi acheter une demi-douzaine de croissants au fromage et du pain à la banane était un minotaure, il était vraiment très grand avec des mains et des avant-bras furieusement velus, une démarche claudicante et une aura cornue, pas d'autre mot pour cela.
À première vue, la femme amenée par Fred – accent Anglais, un brin plus raffiné que de coutume, des vêtements propres et sobres juste un poil trop foncés pour la Californie, des yeux vert dégageant une troublante impression de déjà-vu, des cheveux noirs coupés en carré long élégant – ne semblait pas spécialement bizarre, à l'exception d'un pétillement dans son aura qui indiquait la présence de magie dans son âme. Évidemment, c'était la punition de Fred, servir de guide touristique pour les voyageurs sorciers qui employaient les services du MACUSA.
La femme – Miss Potter – avait un regard d'une intensité presque dérangeante, et où Tadashi avait-il vu un vert pareil, il ne s'en rappelait plus. Enfin, ce n'était pas ça l'urgence, mais bien plutôt de venir au secours de la pauvre dame qui n'avait vraiment pas bonne mine. Si possible, le métis voulait ne pas avoir à appeler une ambulance, non seulement le véhicule mettrait des heures à venir, l'hôpital leur enverrait une facture de trois kilomètres pour la peine et ça, merci bien, de quoi vous dégoûter de jouer les bons Samaritains.
Là où ça devenait étrange, c'était l'absence d'ombre planant dans son aura. En tant que médium, Tadashi pouvait détecter la présence de maladies – pas de spécificités à moins qu'il ouvre son esprit et se rende vulnérable, juste la confirmation que virus ou bactérie il y avait – puisque la maladie avait le potentiel de tuer. Oui, même la rougeole, demandez aux Amérindiens et aux Aztèques et Incas combien des leurs avaient été abattus par les épidémies auxquelles les Occidentaux ne faisaient même plus attention.
Le malaise ne venait donc pas d'un état de santé fragile. Alors c'était dû à quoi ? Un excès de chaleur ? Même pour quelqu'un né à San Fransokyo, parfois la température atteignait des sommets insupportables, alors pour une touriste d'un certain âge – oui, la femme arborait la mine indéfinissable de la trentaine, mais les sorciers vieillissaient plus lentement alors elle pouvait très bien avoir déjà soixante ans et personne de cet âge n'appréciait les vagues de chaleur.
Ruminant les possibilités dans son esprit, Tadashi n'avait pu retenir un peu de raideur quand la dame, Miss Potter avait présumé que ses parents aussi travaillaient au café – même après plusieurs années, ça pinçait encore un coin de son cœur de se rappeler qu'ils n'étaient plus là.
En général, les gens s'excusaient et présentaient leurs condoléances après avoir reçu l'information. Certains prenaient l'air coincé et faisaient comme s'ils n'avaient jamais rien demandé à leur sujet, moins poli mais néanmoins discret.
Pourquoi cette femme – cette inconnue, et pourtant ces yeux – paraissait-elle avoir reçu un poignard en plein dans le cœur, alors ? Tadashi n'y comprenait goutte.
« Miss ? Miss Potter ? Vous êtes sûre que ça va ? » s'inquiétait Fred, ses mains hésitant à prendre celles de la femme plus âgée, soit en guise de réconfort, soit pour prendre sa température.
« Je ne crois pas, non » avoua la dame dans un souffle, une humidité caractéristique des larmes imminentes faisant luire le vert de ses iris, pourquoi ce vert obsédait-il Tadashi, c'était à en perdre la boule.
« Vous voulez un verre d'eau ? » suggéra le métis. « Vous avez besoin de contacter quelqu'un ? »
« Contacter ? Oh, je voulais… je voulais trouver quelqu'un, oui » avoua la femme en tripotant l'ouverture de son sac à main. « Mais je crois… ce sera compliqué. »
« Madame, donnez-moi juste un numéro de téléphone ou une adresse, je me charge du reste et vous pouvez rester assise pendant que Fred s'occupe de vous, d'accord ? Tout ira bien » affirma Tadashi avec autant d'assurance que possible, quand vous aviez l'air de savoir ce que vous faisiez, ça calmait les gens.
Sauf que lorsque Miss Potter sortit enfin un morceau de papier de son sac à main, ce n'était pas une carte de visite ou même une adresse. Non, c'était une photographie jaunissant sur les bords, un homme et une femme souriants dans leurs habits de mariage, et la femme…
La femme…
Tadashi resta muet. De choc ou d'indignation, impossible de le déterminer. Fred cligna des yeux puis fronça les sourcils.
« Vieux, est-ce que c'est ta mère sur cette photo ? »
« Je suis certain que non » déclara le métis d'une voix froide et plate comme les plaines islandaises. « Parce que maman était parfaitement heureuse avec papa, et elle n'aurait jamais épousé personne d'autre, même pas en guise de blague. »
Ce ne pouvait pas être Kikyo Long sur cette photo, jamais. Pas dans les bras d'un autre homme que Daiki Hamada, l'homme pour qui le kitsune était resté à la maison au lieu de s'enfuir quand son déguisement humain n'avait plus suffi à déguiser sa vraie nature.
« Lily Evans et James Potter » fit la femme qui tenait toujours la photo. « Le 15 mai 1979. Parents de trois enfants, dont moi. »
La tension se dissipa momentanément dans les entrailles de Tadashi, seulement pour revenir en force à peine deux secondes plus tard, même pas le temps de reprendre son souffle. Parce que oui, il ne s'agissait pas de Kikyo Long dans le portrait, juste d'une autre femme qui se trouvait avoir le même visage…
Mais c'était un visage un peu trop ressemblant pour une coïncidence – ces cheveux roux, ces yeux intensément verts…
Des yeux verts qui dévisageaient le métis depuis les traits de Miss Potter, des yeux à la couleur et à la forme si douloureusement familières…
Tadashi déglutit, et la salive en descendant sa trachée lui donna l'impression de morceaux de verre à moitié broyés.
« Ma sœur aînée s'appelait Viola. Elle est née le 31 juillet 1980. En raison des circonstances particulières causées par les troubles terroristes de l'époque, elle a été placée en foyer d'accueil un an et demi plus tard. Puis ses tuteurs ont décidé d'effectuer un séjour aux États-Unis, à San Fransokyo en fait, et elle s'est complètement volatilisée. »
Fred ouvrait une bouche si grande qu'il paraissait faire de son mieux pour se changer en python et réussir à gober un crocodile tout rond du moment qu'il se décrochait la mâchoire.
« Oh purée » marmonna-t-il. « Oh bon sang, c'est totalement le topos de l'enfant abandonné mystérieusement, la recherche de la famille originelle – Tadashi, t'avais pas dit une fois que ta mère était adoptée ? »
« Une adoption légale » précisa Tadashi, le ton toujours plat et froid. « Parce que maman a été ramassée dans la rue par mes grand-parents, après avoir fugué pour mauvais traitements. Si vous voulez davantage de détails, madame, je pense que ma tante a toujours les papiers des Services Sociaux et de l'hôpital quelque part dans nos documents administratifs. »
La femme cilla et se recroquevilla légèrement sur elle-même. Le métis éprouva une bouffée de remords, mais celle-ci n'alla guère plus loin.
Tadashi avait grandi avec une tante – tante Cass qui l'avait grondé parce qu'il démontait le micro-ondes et le lave-linge, qui l'embêtait avec des histoires de filles, qui s'extasiait parce qu'elle ne se rappelait plus quand il avait grandi si vite, tante Cass qui avait été là depuis le début, longtemps avant l'accident de voiture ayant emporté Kikyo et Daiki.
Miss Potter n'avait jamais été là. Ce n'était pas sa faute, mais elle n'avait pas été présente pour mériter le qualificatif de tante. Pourquoi se montrer familier avec une inconnue, même une partageant les yeux de votre mère ?
Aucune bonne raison pour cela, vraiment.
