UN MÔME ENCOMBRANT
(Décembre 821)
Kenny Ackerman
Je repère le petit rat dans la file d'attente pour la surface. Il serre la boîte de Kuchel dans sa pogne, comme c'est touchant ! Je vais attendre qu'il se fasse refouler et le cueillir à la sortie. S'il fait des histoires, je pourrais bien avoir des ennuis avec ces aimables forces de l'ordre.
Comme prévu, il se barre la queue entre les jambes, le rat. Mais dans l'autre direction ! Faut pas que je le perde de vue ! Je fends la foule en deux et je me lance dans son sillage. Il marche lentement, je vais patienter jusqu'à ce qu'on soit isolés...
Hmm, y a quatre types pas clairs qui viennent de le prendre en filature, ça sent pas bon, ça... Ils lui veulent sans doute pas du bien ; moi non plus, mais il vaut mieux qu'il ait affaire à moi qu'à eux. Je prends la tangente et je me mets à suivre tout ce beau monde en marchant en parallèle, dans l'ombre, en rasant les murs. Ils semblent armés de simples couteau ; l'un d'eux a une matraque. Facile de se débarrasser de celui-là. Les autres seront plus délicats, mais ça devrait le faire ; le gamin a eu la bonne idée de me laisser mon vieux pote au fond de la poche. Et le pote a soif...
Le morveux prend une mauvaise direction ; je sais déjà qu'il va se faire piéger mais j'interviens pas tout de suite. L'impasse dans laquelle il s'enferme va me servir aussi. Je suis pas certain qu'il s'est rendu compte de la présence de ses fileurs... Je l'ai vu tenter de forcer quelques portes sur la route, mais ça a rien donné ; il a dû s'en rendre compte, mais il reste calme. Il faudra que je lui apprenne au moins à plus se faire avoir comme ça... en admettant qu'il s'en sorte, je promets rien.
Je surgis derrière le groupe de truands et je mate la scène pendant une minute. Le gamin est tout au fond de la ruelle, adossé à une palissade impossible à franchir pour lui. Il affiche une expression déterminée, pas du tout résignée. Il a du cran, ce rat, de vouloir livrer bataille jusqu'au bout. Mais il a aucune chance et il se sait. Il va bien falloir que je le tire de ce merdier. Je suis con de risquer ma vie comme ça pour ce moustique... enfin, risquer ma vie, c'est vite dit. Je m'inquièterai plus pour ces quatre lascars.
Je fais un pas hors de l'ombre et le gamin a une réaction incontrôlée. Mauvais pour mon effet de surprise, j'aurai pu en buter au moins un en silence. Mais bon, adapte-toi, Ken, c'est la routine. En allant vite, je réussis à me faufiler dans le dos du premier avant qu'ils notent dans quelle direction regarde le morveux. Le vieux pote à la main, je fais pivoter mon poignet, comme au boulot, tandis que j'agrippe les cheveux du gars, comme au boulot. Il a à peine émis son dernier gargouillis que les trois autres sont déjà face à moi, armes au poing. Restent deux couteaux et une matraque. Ca se présente pas trop mal. Les types essaient pas de s'enfuir, et de toute façon aucun prendrait le risque de se glisser près de moi. Je barre plus ou moins la sortie de l'impasse à moi tout seul.
La matraque se jette sur moi pour tenter de m'assommer. Bien essayé, mais totalement raté, connard. Je fais juste un pas de côté et il manque de s'étaler dans la boue. Je tends la main vers ses cheveux, mais il se dégage d'un mouvement du bras. D'accord, t'es pas totalement naze. Je garde un oeil sur les deux couteaux, qui semblent pas pressés de venir aider leur collègue. Ils affichent un sourire niais et édenté qui me donne juste envie de leur faire sauter celles qui restent...
La matraque tente de me faucher les guiboles, mais il sait pas qu'il a affaire à un roc. Il se fait mal tout seul et vacille encore une fois. Cette fois, je le chope par le cou, avec une poigne plus assurée, je retourne la lame du vieux pote et la passe sur sa gorge rapidement, tellement vite que le jet de sang est à peine visible. Mais à la vue de leur copain effondré, les sourires des deux autres disparaissent comme par magie. On fait moins les malins, hein ? C'est Kenny l'Egorgeur, là, bande de trous du cul. Vous pigez ?
Le deuxième couteau se précipite sur moi. S'ils décident d'y aller ensemble, ça peut mal tourner ; mais on dirait qu'ils ont rien compris et s'évertuent à m'attaquer un par un. Etonnant qu'ils aient vécu aussi longtemps, ces crétins. Il est de mon devoir de débarrasser le monde des truands incompétents, qu'on se le dise.
Pense pas au couteau, Ken, si tu y penses, il te trouera la peau, mon vieux. Je regarde le type droit dans les yeux et pendant un instant il a une hésitation ; une hésitation qui le fait plus ou moins trébucher sur son copain mort, et qui me suffit pour le prendre de vitesse. Je saisis sa main qui tient le couteau et la tord violemment. Il gémit un peu mais se démonte pas. Lâche le couteau, connard. Tandis que je l'immobilise, je fais un balayage horizontal avec le vieux pote vers son visage ; je lui fend la bouche et il se met à pisser le bon vin rouge. Pas très orthodoxe, comme méthode, mais il faut bien innover. Pendant qu'il essaie de lutter contre la terreur, je lui balance un autre balayage, au niveau du col cette fois, et il s'écroule raide mort. Tu pourras sourire pour l'éternité, maintenant, dis merci à Kenny.
Le dernier couteau en mène pas large. Il semble pas sûr de ce qu'il doit faire mais il se doute qu'il a pas grande pitié à attendre de moi. C'est alors que le morpion entre en action. Je l'avais oublié, celui-là. Il se jette sur les jambes du type et essaie de les mordre, comme la petite vermine qu'il est. Je trouve ça plutôt marrant, je le laisse sauter à cloche-pied pendant une minute, histoire qu'il comprenne bien ce que je vis ; c'est un sale petit sac à merde, hein, pas vrai ?
Bon, là, ça tourne mal. Il réussit à saisir le môme et le soulève en l'air, le cou du gosse serré dans le creux de son coude. Ressaisis-toi, Ken, tu vas pas laisser ce morveux, certes insupportable, se faire tuer comme ça. Il menace de le buter si je le laisse pas partir. Ouais, c'est ça, bute-le et tu feras plus rien d'autre après, connard. Il sue comme un porc et tremble comme un feuille. Sérieux, de tels bras cassés, qui en viennent à prendre des gamins en otage pour sauver leur peau, devraient pas pouvoir se faire appeler truands. Ca fout le métier par terre, merde.
Pendant que je réfléchis à comment me le faire, le gamin chôme pas, lui. Il mord tellement fort la main qui tient le couteau près de son visage qu'on a dû entendre le hurlement de ce goret jusque dans le palais royal ! Il lâche le môme et j'en profite pour lancer le vieux pote dans sa direction. Dans le mille. Le porc s'affale par terre, ma lame en plein front. Joli coup, je dois dire.
Bon, c'est pas tout ça, mais j'ai un autre cancrelat à qui apprendre la vie.
Le môme se traîne jusqu'à la lice au fond de la rue, et me regarde avec un air si sauvage que je me demande un instant comment je vais m'y prendre pour le corriger sans lui faire trop mal. Je ramasse le vieux pote, et je me dirige vers lui, lentement, histoire de l'effrayer un peu. Le pire, c'est que ça semble pas marcher. Je lis pas de peur dans ses yeux gris. Juste du défi. Mes biffetons se sont envolés un peu partout dans la bagarre et je les récupère un à un, tout en le gardant en vue. Il est allé récupérer la boîte de Kuchel qu'il avait dû lâcher ; il la tient comme si c'était son bien le plus précieux...
Bah, il me fait de la peine, ce chiard. Et il s'est bien défendu, quand même. Il en a eu assez, non ?
Je range le pote dans ma poche et je m'accroupis devant lui. Son expression change alors. Il fronce plus les sourcils et sa bouche crispée se détends. Je mets la main sur la boîte de Kuchel et tente de la lui reprendre. Il résiste. Je lui dis que c'est à moi, et ce morveux me réponds que non, qu'elle est à lui. Insolent, avec ça. Ken, essaie la diplomatie. Je pourrais utiliser la force et ce serait réglé, mais je sais pas pourquoi... je me dis que c'est pas la bonne méthode pour dompter ce rat. Discutons alors.
Je sais ce qu'il veut. Je vais le lui donner en mettant un compromis sur la table.
Je lui explique qu'il m'arrive parfois d'aller là-haut pour le boulot ; non, je peux pas l'y emmener, qu'il écoute au lieu de jacasser. S'il se conduit bien avec moi, s'il obéit sans faire d'histoires, je lui promets d'emmener Kuchel là-haut ; et si j'ai l'occasion de monter sur le Mur Sina, je la laisserai s'envoler dans la plaine. Elle s'élèvera avec les oiseaux et les nuages. Qu'est-ce qu'il en dit ?
Il semble réfléchir un peu, ses yeux vont alternativement de la boîte à mon visage. Il pèse le pour et le contre, il doit se demander si je lui mens ou pas. Il finit par arriver à une conclusion - la bonne - et me rends la boîte. Et en bonus, il se relève et reste sagement à côté de moi sans bouger. Qui l'eut cru ? Quand je lui ordonne de marcher à côté de moi jusqu'à la maison, il obéit sans rechigner. Il a évité sa volée bien méritée ; on dirait que tu te ramollis, Ken...
Je crois avoir chopé la bonne manière de faire avec lui. Promets-lui des trucs, soit sympa, poli et persuasif, et il se transformera en toutou docile. Faudra que je le dise à la malchanceuse qui le récupérera, elle me remerciera.
