POURQUOI TU M'ABANDONNES ?
(février 829)
Kenny Ackerman

Ces deux merdeux ont intérêt à déguerpir vite fait avant que mon humeur change. On se présente pas chez, moi en pétant ma porte, sans être invité ; c'est quoi ces manières ? T'aurais pu leur apprendre, Livaï ! Encore une fois, tu t'es retenu de les planter ! Quel bon à rien !

Le plus petit se fait la malle, et le gros tarde pas à suivre. Très bien. T'as rien de cassé, le nain ? Et ouais, je suis revenu ; et à point nommé on dirait. T'allais passer un sale quart d'heure, pas vrai ? Allez, raconte-moi ; ce sont les types avec lesquels tu te bats tout le temps ?

Ah ok, tu veux que je te raconte d'abord. Ca attendra. Faisons un peu de ménage d'abord, tu veux ? Comment ça, je suis d'humeur joyeuse et ça me ressemble pas ? Pas du tout, je suis toujours d'humeur joyeuse.

Pendant qu'on range un peu la pièce et que j'essaie de remettre la porte à sa place, je peux pas m'empêcher de repenser à tout ce que j'ai vécu ces derniers jours. Et surtout quand j'ai senti ma dernière heure arriver... Une simple petite pression en plus, et j'étais cuit. Mais il l'aurait pas fait... Uli fait pas des trucs comme ça...

J'avais tout calculé pour choper leur petit convoi sur le chemin du retour à la ferme. J'étais caché dans un bosquet, pas loin de la route, quand j'ai entendu le pas d'un cheval. J'ai tiré dessus et la bête s'est écroulée sur le côté en versant tout son chargement. Puis je l'ai vu, lui... Il était comme on me l'avait décrit : blond, les yeux bleus, un air triste et pensif... J'ai même pas hésité une seconde avant de faire feu.

Croyez-le ou non, ça a foiré. Et avant même que j'ai le temps de tirer une seconde fois, j'ai senti une gigantesque force se refermer sur moi, un étau, mais pas en acier ; c'était une main, une main de géant qui m'avait attrapé et qui me pressait comme un citron ! J'avais le cerveau trop en bordel pour comprendre ce qui se passait ; tout ce que je voyais, c'était un écorché vif à plat ventre sur le sol ; mais il mesurait plusieurs mètres et sa grande paluche était en train de m'écraser. Je sentais mes os craquer comme du bois sec.

Mais j'ai de la ressource. L'instinct de survie sans doute. L'esprit humain est capable de faire abstraction d'un tas de choses bizarres quand il se sent en danger. J'ai laissé tomber le flingue inutilisable puisque je pouvais pas le recharger et j'ai atteint ma botte où était planqué le vieux pote. J'en ai frappé cette main de titan avec l'énergie du désespoir ; cette chair ressemblait presque à du caoutchouc, comme si c'était pas de la vraie peau. Mais elle saignait.

Pendant que j'essayais de lutter pour ma vie, un autre type a surgit avec un fusil et m'a mis en joue. Mais il a visé comme un pied et m'a loupé. C'est là qu'Uli Reiss a réapparu et m'a regardé ; il a émergé de la nuque du titan évanoui, qui commençait à fumer et à s'évaporer. Je crevais de chaud là-haut. J'attendais le bon moment.

L'autre type m'a de nouveau mis en joue, mais Uli l'a arrêté. Il voulait me faire parler. Bah, je savais pas grand chose, même pas le nom du commanditaire. C'est ça, vas-y, défoule-toi sur moi, que je me suis dit. Je suis venu pour te faire la peau et vu où j'en suis, je vais pas crever avant d'avoir tout tenté. Je voulais lancer le pote sur ma cible, pas le type avec le fusil, mais Uli Reiss, dont le corps semblait ne faire qu'un avec celui du colosse qui ressemblait de plus en plus à un squelette... Les titans existaient vraiment alors... et il y en avait à l'intérieur des Murs... Mais ce c'étaient nos ennemis, non ? Pourquoi un humain pouvait-il se transformer en titan ? Ca avait pas de sens...

C'était comme si Uli avait capté mes pensées. Comme si d'un simple regard, il avait su tout ce qu'il y avait à savoir sur moi ; il m'a rappelé Livaï pendant un moment... Cet homme savait que j'étais un Ackerman ; d'ailleurs, il a prononcé ce nom juste après que je l'ai pensé. C'est très désagréable de laisser quelqu'un lire votre esprit. C'est pas tellement un truc mystique, pas mal de gens en sont capables, mais lui il était allé trop loin... Avec l'énergie du désespoir je lui ai balancé mon vieux pote, en visant entre les deux yeux.

Il l'a pris dans le bras, et ça s'est mis à pisser le sang. Mais lui, il réagissait pas ; comme s'il sentait rien, comme si c'était pas grave. C'est là que je me suis dit que j'étais embarqué dans une histoire de fous, que ce type avait rien de normal, que j'allais crever, écrasé par une main géante dans une prairie isolée, contrôlée par un pouvoir que je comprenais pas et qui me faisais me pisser dessus à mesure que j'y pensais... Si on m'avait dit que je finirais comme ça... Quelle mort stupide... presque amusante...

Alors je me suis mis à me marrer en balançant à la gueule d'Uli Reiss toutes les insanités qui me passaient par la tête. Et pendant que je parlais, j'ai senti petit à petit la pression se relâcher autour de moi ; j'avais le souffle court à force de gueuler et je me suis mis à respirer plus librement. J'en reviens toujours pas de la douceur avec laquelle Uli m'a posé au sol... et le type au fusil non plus, n'en ai pas revenu.

Il m'a rebraqué, mais a pas tiré. Il semblait attendre un ordre. Un ordre de Uli Reiss, qui, lentement, s'est avancé vers moi. Il était vêtu d'une robe de paysan, rien de royal. Mais le plus incroyable, c'était la révérence avec laquelle il marchait vers moi. J'ai senti le flingue sous mes doigts tremblants et je l'ai saisi ; je voulais pas le laisser approcher, il me foutait la trouille comme pas possible. Il aurait été facile de le viser, là, tout de suite, et d'appuyer sur la gâchette. Mais j'avais juste oublié sur le moment qu'il était pas rechargé.

Uli s'est incliné devant moi et s'est mis à baragouiner des excuses ; des excuses phénoménales pour ce que ses ancêtres avaient fait aux miens ; il n'a cessé de répéter à quel point il regrettait, combien il était désolé de ne pas avoir encore réussit à bâtir le monde parfait dont il rêvait... Je comprenait que la moitié de ses paroles, mais le son de sa voix m'hypnotisait... Il se traînait sur le sol devant moi, comme le dernier des clochards, alors qu'il était roi de plein droit... Mais qui était ce type capable de s'humilier devant une crapule comme moi ?! Il avait aucune raison de faire ça, j'étais à sa merci, un coup de fusil et plus de Kenny !

Pourquoi il a fait ça ? C'est cette question qui m'a fait comprendre un truc, que j'avais jamais réalisé avant ; un truc que Kuchel savait, elle.

Le monde est pas si moche. Et certains humains qui le peuplent sont capables d'actes qui défient la raison, qui les mettent en danger, qui les salit, les met à genoux, les fait souffrir le martyre, les tue même. Parce que ces humains exceptionnels croient en quelque chose qui dépassent ce que les yeux peuvent voir, ils ont un regard tourné vers un avenir qu'ils imaginent plus radieux, ils font tout pour le réaliser. Ca peut être n'importe qui : un roi sans couronne qui veut aider son peuple... un orphelin qui cherche désespérément à survivre dans un monde cruel sans avoir à tuer qui que ce soit... ou une catin des bas-fonds qui tient absolument à devenir mère... Ces gens-là croient en quelque chose que j'ai pas encore compris... Ce sont eux qui rendent le monde pas si moche que ça. Qu'est-ce qu'une crapule comme moi pourrait bien comprendre à ça ?

Est-ce que je le pourrais ?

J'ai même pas pressé la gâchette dans le vide. J'ai laissé tomber. J'ai lâché le flingue et Uli m'a tendu la main. S'il m'avait demandé de me tuer à ce moment-là, je l'aurai fait. Car il m'a montré ce qu'était réellement la force. Moi qui croyais le savoir... J'avais jamais pris une telle leçon de toute ma vie.

On a passé de longues heures à parler, Uli et moi, sous la surveillance du type au fusil, qui s'est révélé être son frère. Il m'a demandé si je cherchais du travail... Je lui ai demandé qu'est-ce qu'un seigneur comme lui pouvait bien attendre d'un assassin comme moi. Une protection, il a répondu. Car des gens hauts placés en voulaient à sa vie et il pouvait pas se permettre de mourir. Bien qu'opposé à la violence, il la jugeait parfois nécessaire pour un plus grand bien. Et c'était moi, l'instrument de ce "plus grand bien" ? Y avait pas à dire, Uli avait le sens de la formule...

J'ai pas dit non. Juste que je devais réfléchir. Me promener dans les hautes sphères de la vie politique des trois Murs, ça faisait pas partie de mes plans de carrière. Il m'a même proposé un siège au parlement et le titre de commandant de la première division ! Ca, c'était de l'avancement !

Il a posé ses mains sur mon front, a paru s'absorber un moment et a déclaré après deux minutes qu'il a deviné qui était le commanditaire et que son siège serait vacant sous peu... Uli est peut-être un peu idéaliste, mais c'est pas un idiot ; il sait que parfois, faut faire des sacrifices.

C'est bizarre dans une telle situation mais j'ai repensé à Livaï. Je pouvais pas prendre seul cette décision, je devais lui en parler. Il m'a demandé des trucs sur lui et je lui ai tout dit ; j'avais l'impression de rien pouvoir lui cacher. Il a paru comprendre la situation mais il a affirmé clair et net que je pouvais pas m'encombrer d'un enfant ; la position qu'il m'offrait au sein du gouvernement était trop exposée pour que je puisse me permettre de donner à mes futurs adversaires un otage potentiel. La vie du petit serait sans cesse menacée si on apprenait son existence et ses liens avec moi. C'était pas faux...

Pour me décider, Uli m'a promis que Livaï serait accueilli comme un prince dans le nouveau refuge pour enfants des bas-fonds qu'il avait financé. Son identité et ses rapports avec moi y seraient dissimulés, et qui savait, peut-être qu'un jour, il serait libre de fouler les pavés du Mur Sina en homme libre et indépendant, totalement détaché de moi et de l'ombre que je pourrais projeter sur lui..

Oui, pourquoi pas... Mais je doute que Livaï accepte, il va me poser des questions, que je lui dit. Il m'a interdit de lui parler de tout ça, et m'a donné du temps pour réfléchir. Il m'a laissé repartir avec un sauf-conduit qui me permettra d'aller partout dans les trois Murs aussi longtemps que je vivrai. Les papiers de citoyen, en somme. Difficile d'intégrer le fait qu'un sentiment de liberté aussi total puisse tenir à quelques petits bouts de carton...

Je suis resté un peu dans la capitale avant de me décider à redescendre. Je crois que je me plairais bien ici. C'est pas un morveux collé à mes basques qui m'empêchera de mener la belle vie au soleil ! La belle vie... Vraiment ? C'était une sacrée responsabilité qu'Uli voulait me mettre sur le dos... Qu'est-ce qu'il a vu en moi pour penser que je vaux le coup ? Peut-être la même chose que ce que j'ai vu en lui... Non, ça se pouvait pas.

Mais lui prêter mon bras et lui offrir ma vie si besoin me paraît pas si déraisonnable. C'est ce que je suis en train de penser alors que je remets la table à l'endroit tandis que Livaï passe un coup de balai.