POURQUOI TU M'ABANDONNES ?
(décembre 829)
Livaï
Le feu se rapproche de moi, prêt à me transformer en petit tas de cendre, comme maman. Mais moi, je suis encore vivant !
J'étais en train de lire quand c'est arrivé, et seul, Kenny étant de sortie depuis ce matin. J'ai pas fait attention au bruit à la porte. Mais quand la fenêtre s'est cassée et que ma chambre a pris feu, j'ai réagit au quart de tour. C'était comme si mes muscles s'étaient mis en marche tout seuls, sans que j'y pense. Comme si une partie de moi avait tout compris à l'avance... J'ai traversé le coin cuisine en feu et je me suis jeté sur la porte mais elle s'ouvrait pas. Quelque chose la bloquait de l'extérieur.
J'ai pas trop paniqué, j'ai commencé à réfléchir, en me disant "que ferait Kenny ?" Kenny aurait essayé de défoncer la porte ; mais j'étais trop petit et faible pour ça. Il restait les fenêtres. Mais elles étaient trop hautes... Je pouvais empiler des trucs, sur une chaise par exemple... La fenêtre de la cuisine était la plus près, alors j'ai avancé une chaise en dessous. Il commençait à faire vraiment chaud... Les flammes bouffaient toute la pièce, et si je voulais m'en sortir, il fallait que je me grouille. La fenêtre était encore trop haute pour que je puisse m'y glisser, alors j'ai retourné les tiroirs de la cuisine, et je les ai empilés les uns sur les autres ; je pouvais rien mettre de plus : ma chambre devait être foutue et la cuisine devenait de plus en plus petite...
J'ai pensé à mes livres, mon encrier, mon couteau et à l'argent, sous le plancher... Je pouvais pas emmener tout ça, ça m'a rendu triste pendant une petite seconde... Mais j'ai touché le foulard de maman autour de mon cou, et je me suis senti tout à coup un peu plus fort. Les larmes sont pas sorties. Je suis monté sur la chaise en faisant attention à pas faire tomber mon assemblage et j'ai tendu la main vers la fenêtre. Elle était déjà ouverte mais le rebord était encore trop haut... Je me suis mis sur la pointe des pieds et me suis étiré au maximum, au point que j'en avais mal partout... Les flammes se rapprochaient ; si j'attendais encore, le chaise prendrait feu...
Je réalise alors que j'ai pas le choix, il faut que je saute. Mais si je me loupe, je peux tomber par terre et la chaise avec... Merde ! Fais-le, Livaï ! Je sais que je peux sauter assez haut pour ma taille, mais j'ai tellement peur de retomber dans le feu !... Pendant que je doute, mes vêtements commencent à s'enflammer à leur tour. Juste un petit peu, mais je sens que c'est bientôt la fin. Quitte à crever, autant tout tenter. J'entends mes cheveux grésiller à cause de la chaleur, et l'odeur de poils brûlés... Je veux pas mourir ! Je vais y arriver !
Rassemblant toutes mes forces, je fais un énorme bond vers le haut et je sens le rebord de la fenêtre sous mes doigts. Je le tiens ! Lâche pas ! Tirant sur mes bras, je me hisse par l'ouverture et l'air du dehors me fouette le visage. A moitié étouffé par le fumée, je boule en avant, et je m'écrase sur le sol. Mais j'ai jamais été aussi content de me le prendre en pleine gueule. Par réflexe, je me roule sur le sol pour faire cesser la douleur, mais je pense bien m'être salement brûlé. Mes chevilles me font tellement mal... J'ai pas le temps de m'examiner. Parce qu'ils sont là.
Je les vois, tous les trois. Jochem, l'autre gros blond, et un autre que je pense avoir déjà vu de loin. Ils ont l'air con, la bouche ouverte, et me regardent comme si ils réalisaient pas... Moi, je comprends tout d'un coup, et, ignorant que j'ai mal et que je peux peut-être pas courir assez vite, je fonce dans la direction opposée. Je sais qu'ils sont juste derrière, qu'ils me traquent, et qu'ils espèrent bien m'achever dans un coin. Pourquoi j'ai pas pris mon couteau ?! Au moins, je pourrais mourir comme un homme !
Puis je pense à Kenny. Kenny ! Je dois le rejoindre ! Lui, il me défendra ! Je dois pas compter sur l'aide des gens d'ici ; dans les bas-fonds, c'est chacun sa merde.
Il doit y avoir un truc important dans le quartier ouest, parce que tout le monde semble d'y diriger. Je me cache dans la foule, mais je vois les trois lascars pas loin qui fouillent la zone des yeux. Ca y est, ils m'ont repéré, cours, Livaï ! J'ai tellement mal... Tout ce que je voudrais c'est enlever mes chaussures, à moitié cramées et déformées, qui me cisaillent la peau... Où est Kenny ?
Je rentre dans un bar où je sais qu'il va régulièrement, mais y a presque plus personne ; les clients sont partis, y a plus que le gérant. Je veux me cacher derrière son comptoir mais il me menace de son fusil en gueulant "ras le bol des morveux !" Il décoche une salve dans ma direction, et je me sauve vite fait. Je tombe presque dans les bras de Jochem qui se met à rire en me crachant dessus et me jette par terre. Je recule sur les fesses mais je baisse pas les yeux. Bande de salauds, j'ai même pas d'armes !
Jochem lance une bouteille vers moi ; je distingue la mèche allumée suffisamment vite pour faire un plongeon de côté, derrière un appentis. Le truc explose tout près, tellement près que je me prends quelques flammèches. Mais ça fait aussi de la fumée... J'en profite pour me carapater encore une fois, le temps qu'ils reprennent leurs esprits. Même pas une minute plus tard, ils sont de nouveau à ma poursuite.
J'en peux plus, j'ai plus de souffle. Kenny est pas là. Je le trouve pas. Je vois de la fumée au loin, dans le quartier ouest. Un incendie on dirait. Et si c'était eux ? La garnison est peut-être là-bas, elle se déplace toujours dans des cas comme ça. Peut-être... qu'ils me protègeront ? Non, je me fais pas d'idée, ils doivent être trop occupés. Mais si j'arrive jusqu'à eux... peut-être...
Je me remets à courir comme un dingue vers l'incendie, et une fois arrivé, je me rends compte que c'est le refuge pour enfants qui crame. Pas mal ont réussi à sortir avec leurs gouvernantes, et sont alignés devant la maison en feu. Des villageois balancent des seaux d'eau autant qu'ils peuvent, mais ça a pas l'air de franchement marcher. Heureusement le refuge est un peu à l'écart des autres maisons sinon le quartier entier aurait pris feu. Je reste là, à regarder, comme hypnotisé, si bien que je sens pas quand le gros blond m'attrape par le col et me jette encore une fois par terre.
Je recrache de la terre, avec un peu de sang. J'ai le nez explosé mais c'est pas ce qui m'inquiète le plus. Je regarde autour de moi ; y a comme un attroupement qui s'est formé. Les spectateurs de l'incendie se sont regroupés par ici et semblent regarder la scène avec attention. Leurs yeux fixes et exorbités sont posés sur moi et ils me foutent tous la trouille, putain... Qu'est-ce qu'ils ont tous ? Je me relève et j'essaie de fendre le cercle mais des mains me rattrapent et me recollent au centre. J'entends des rires, des acclamations, et du coin de l'oeil je distingue la lame du gros blond, qui renvoie la lueur des flammes... Elle me paraît tout à coup si longue...
Jochem est en train de gueuler sur le bord du cercle, et toutes les têtes se tournent vers lui pour revenir sur moi après. Je pige pas très bien ce qu'il dit, mais je comprends un truc : je suis dans une arène et tous ces gens, déchaînés par l'incendie, veulent voir un combat. Comme si le feu avait réveillé chez eux un instinct de violence qu'ils avaient besoin de décharger sur moi.
Aidez-moi, bordel ! Ces salauds veulent me planter ! J'ai rien fait ! J'ai peut-être volé un peu d'entre vous, mais je mérite pas ça ! Pourquoi vous faites ça ?! Je me jette dans les bras d'une femme qui m'a l'air moins dingue que les autres, mais elle me repousse dans le cercle et je vacille en arrière.
J'ai rien à attendre de ces gens.
Et là, je vois Kenny.
Il est plus grand que les autres, donc je le distingue bien même s'il est loin. Je crie son nom, mais les rires et les insultes couvrent ma voix. Il voit bien que je suis dans la merde, non ? Pourquoi il vient pas ?! Il fait que regarder sans bouger... Je vois pas l'expression de son visage... Lui aussi, il est devenu fou ?!...
Le gros blond fend l'air de son couteau long comme une épée, et je l'évite d'un bond de côté. Mon pied me trahit et je tombe encore. Mes brûlures... putain, je douille... Le gros essaie de me clouer au sol mais je roule sur le côté et lui flanque un coup de pied dans le cul. Il titube vers l'avant mais cette barrique tombe pas. Des cris ponctuent ma riposte ; ils se croient au spectacle... avec moi dans le rôle du comique... Je réalise que les gens... les gens sont des connards. Quand ils sont gentils c'est toujours pour une bonne raison, mais ils en ont pas besoin pour se comporter comme des enfoirés. Ils regarderont ce gros lard me planter avec joie et me laisseront me vider de mon sang sans rien faire...
Et toi, Kenny, tu es comme eux. Bien sûr, tu l'as toujours été. C'est ce que tu as toujours voulu que je comprenne. Ce monde de merde est un enfer, et si on veut y survivre, il faut savoir tuer ceux qui te veulent du mal. Tu as toujours vécu comme ça. Et tu avais raison, bordel ! Je suis trop con ! Et trop faible ! Je peux pas être comme toi ! C'est ce que tu voudrais, c'est pour ça que tu viens pas m'aider, hein !? Je t'ai tellement déçu que tu vas laisser ce salopard me tuer ?!
Le gros me saute dessus et me plaque par terre ; je me tortille pour lui échapper, en me servant de sa propre force contre lui. Il attrape alors mon foulard et le serre très fort autour de mon cou. Si je continue de lutter, il va m'étrangler. J'arrête de me raidir et je me colle tout contre lui ; il sent la sueur et la pisse, une infection. J'attrape sa main qui tient le couteau et tandis qu'il essaie de me griffer le visage de l'autre main, il entraîne le foulard avec, qui se défait de mon cou et tombe dans la poussière. Je savais bien que maman allait pas le laisser me tuer...
Je lui fais vraiment face cette fois ; c'est ma mort que je vois sur sa lame... Je suis épuisé, j'ai mal partout, je vais pas tenir longtemps... Même en forme, je ferais pas le poids face à cette montagne de muscles. Il grimace à mon intention - ou est-ce un sourire ? - et se lance de nouveau en avant, lame brandie. Je réussis à attraper sa main, mais il est trop fort. Je lutte mais mes muscles vont me lâcher. Je plie les genoux pour me donner un meilleur appui. Ce n'est qu'une question de temps ; je peux pas m'enfuir et je peux pas non plus tuer cette brute à mains nues.
Le tuer... Je peux pas le faire... Je peux pas, non ? Kenny, pitié, viens me sauver !
Sa lame se rapproche de mon visage ; encore quelques centimètres et il me la plantera dans le front, ou dans un oeil. Je me demande pendant une seconde quelle sensation j'aurai à ce moment-là... J'ai presque envie de le laisser faire, juste pour savoir... Et puis mon regard tombe sur le foulard de maman...
Je veux pas... je veux pas mourir... Pas mourir ! Et au moment où cette pensée me traverse l'esprit, pour la deuxième fois de la journée, je sens quelque chose se déverser en moi. Un flot puissant... comme de l'eau... ou du sang... Ca remplit mes bras, et mes jambes... Quelque chose fond sur moi... comme une grande forme sombre et hérissée qui me fouette le visage, et trouble ma vue...
Je vois plus rien.
