UN VIEUX COMPTE A REGLER
(décembre 839)
Furlan Church

Egon est en train de gueuler, debout sur la porte de Livaï, quand le propriétaire des lieux se pointe enfin.

Aucun d'entre nous n'aurait l'idée de s'en prendre à lui seul, alors on le laisse rentrer, la main sur le couteau quand même. Egon l'aperçoit enfin et se ramasse sur lui-même pour bondir. Je n'avais jamais vu Livaï pris au dépourvu, mais là c'est bien le cas. Trop surpris pour se préparer au choc, il chute sous le poids d'Egon et ils roulent tous les deux par terre.

Egon est assis sur la poitrine de Livaï, comme s'il parodiait leur première confrontation, et le harcèle de coups de poings. Livaï essaie d'attraper les mains d'Egon mais notre chef semble comme possédé. Galvanisés par son avantage, on beuglent tous comme des tarés et agitant les bras à chaque coup. Nos cris semblent donne à Egon encore plus de force.

Le sang commence à couler. Le nez et la bouche blessés, Livaï pousse sur ses jambes et ses bras pour faire culbuter Egon en avant, mais visiblement, il est trop lourd pour lui. C'est Egon qui relève Livaï en le tenant par le foulard qu'il porte autour du cou. Livaï vacille un peu mais retrouve son aplomb. Les deux hommes se retrouvent pendant une seconde front contre front, puis Livaï administre un coup de genou magistral dans l'entre-jambe d'Egon.

Le chef est plié en deux, et c'est là que les potes décident d'intervenir. Les lames fusent vers Livaï, mais aucune ne le touche mortellement. Quelques estafilades, rien de plus. Il en renvoie quelques-uns à leur destinataires, et je compte déjà pas moins de deux morts dans nos rangs.

Bon sang, ce type est réellement un démon. Il va tous nous buter ! La mise à sac de notre réserve était qu'un début. C'était pour nous provoquer ! Là, voilà, il sort son propre couteau ! Ca va vraiment commencer, on peut plus compter sur l'effet de surprise !

Egon revient dans la course et tente d'attraper Livaï par le cou. Mais il se sert de sa petite taille pour lui échapper et dirige son couteau vers le ventre d'Egon. Mais notre chef l'arrête d'une main et lui tord le bras dans le dos. Livaï ne crie pas mais je vois bien qu'il a mal. Deux copains en profitent pour lui coller leurs lames sous le menton, mais c'était sans compter sur ses jambes ; on peut pas échapper aux coups de Livaï tant qu'il est pas réellement immobilisé. Tout son corps est toujours en mouvement, et c'est presque impossible de s'en approcher sans risquer de prendre cher.

Il projette le bas de son corps vers le haut et réussit à choper les deux dans une clef de cou. Il serre très fort, tant et si bien que les copains tournent de l'oeil. Je peux pas laisser faire ça... Je me dirige vers le groupe à pas de loup dans le but de le frapper quelque part, à l'aine ou à la tête - vu qu'Egon le tient toujours dans entre ses gros bras -, mais Livaï semble en avoir assez. Sans prendre aucun élan, il réussit à se tordre, entraînant Egon et les deux acolytes dans le mouvement. Tout ce petit monde tombe par terre en pagaille, et Livaï est le premier à se relever, suivi d'Egon. Les deux potes semblent inconscients, ou pire.

Livaï se tourne vers moi. Je recule, le couteau toujours brandi devant moi, mais je sais bien que je pourrais jamais le frapper. Avec le sang qui lui coule sur le visage, il me paralyse de peur... ! Heureusement qu'Egon reprend ses esprits et lui fonce dessus, ça détourne son attention. Mais Livaï esquive la charge et Egon tombe en avant. Il se relève en se retournant lentement ; cette fois une lame brille dans sa main, et un sourire carnassier s'étale sur son visage.

Tous ceux qui sont pas tellement du côté d'Egon en temps normal restent sur le côté à observer sans prendre part. Deux de ses plus proches amis sont par terre, mais il en reste encore deux. Ils semblent attendre une ouverture. Je préfère les laisser faire et je me planque dans un coin.

Egon se rue une fois de plus sur Livaï, mais cette fois il est prêt et encaisse le choc. Ses pieds glissent un peu sur le sol mais il tient bon. Livaï a bloqué la lame d'Egon avec la sienne et ils luttent pendant un moment pour prendre l'avantage. Des coupures et blessures sont distribuées de façon anarchique, de là où je suis, je vois pas très bien.

En revanche, je vois bien l'un des potes d'Egon se diriger discrètement vers le combat, avec le projet évident de faucher les jambes de Livaï. Il tente le coup, mais c'est lui qui se fait mal ; Livaï ne tremble même pas. Il se retourne de façon fulgurante et taillade la poitrine de celui qui a osé le frapper. Il tombe en se tenant le corps et se met à saigner comme un porc.

Egon, qui a retrouvé sa mobilité, essaie pour la troisième fois de l'immobiliser pour permettre à son acolyte de le tuer, mais Livaï lui assène un coup de l'arrière de son crâne en plein sur le nez. J'entends les os craquer de là où je suis...

Egon paraît aveuglé car il se met à frapper dans le vide tandis que son ami décide de reculer, pris de peur. J'entends Egon jeter des invectives autour de lui, des insultes sans doute. Je me rapproche un peu car Livaï semble maintenant concentré sur lui. Je me dis que je pourrais tenter de le prendre par surprise, mais quand je vois l'état des autres tout autour du champ de bataille, je me sens tellement inutile... Je peux rien faire contre ce monstre, je vais me faire zigouiller...

Egon lance un tonitruant "fils de pute !", et les yeux cernés de Livaï s'agrandissent. Ses pupilles deviennent si petites qu'on les voit presque plus... Il saute sur le dos d'Egon, mais ne le frappe pas de son couteau. Il lui saisit la nuque par derrière et l'oblige à se pencher ; puis il lui cogne la tête contre le pavé encore, et encore, et encore... Le sang d'Egon éclabousse la pierre rabotée par le pas des chevaux et des hommes, mais notre chef ne crie pas. Livaï s'acharne sur lui, à tel point que c'est un miracle si Egon n'en meurt pas. Tout cela se déroule dans un silence totalement effrayant, seul le bruit du crâne d'Egon s'écrasant sur le sol résonne à la ronde...

C'est le signal. Tout le groupe se jette sur Livaï et je ne distingue plus qu'une mêlée de bras et de jambes... Mais Livaï distribue des coups de poings et de pieds et envoie tous mes amis à terre sans aucun effort, les uns après les autres. C'est comme s'ils n'avaient jamais représenté une menace pour lui ; et en plus, il se paie le luxe de les ridiculiser en gardant la main agrippée aux cheveux de notre chef.

Je tiens le couteau dans mes deux mains tremblantes, bien droit devant moi, et je me rapproche petit à petit... Livaï, dont la furie semble s'être un peu calmée, est en train de tourner autour d'Egon qui est tombé à genoux et continue de balancer des grossièretés, malgré son visage ensanglanté. Non, pas des grossièretés. Maintenant, j'entends mieux ce qu'il dit.

J'entends Livaï parler à Egon. Il lui demande d'avouer son crime, de dire enfin à tout le monde ce qu'il a fait. De révéler sa vraie nature. Sa vraie nature ? Livaï se tourne vers moi et tend la main comme pour me dire de stopper. Puis il dirige de nouveau son visage vers Egon qui semble prostré et répète ce qu'il vient de lui dire.

"Avoue ton crime."

J'en crois pas mes oreilles. Ni mes yeux. Egon est comme fou, il se vautre par terre, dans la poussière en bavant et en gueulant des phrases sans queue ni tête. Si, elles ont un sens. Quand il éructe "Je l'ai tué ! A cause de toi !", des tas d'éléments qui m'ont tourmenté pendant des années se mettent soudain en place dans ma tête. Je sais de qui il parle... Livaï aussi. Hagen et Fester doivent aussi savoir... Les autres restent interdits devant la tournure qu'a pris le combat, ils comprennent pas.

Ce n'est plus un combat, mais une confession. Avec Livaï dans le rôle du confesseur auquel il vaut mieux tout dire.

Egon tente de choper les jambes de Livaï au passage, mais celui-ci saute pour l'éviter. Un sourire douloureux sur le visage, il ordonne à Egon de bien nous regarder en face et de dire la vérité. Egon crache sur le sol, et tente de se relever mais c'est comme s'il portait un poids énorme sur les épaules qui l'en empêchait. Pourtant, il ne semble pas sérieusement blessé. C'est comme si sa blessure était ailleurs, dans un endroit que personne peut voir.

Livaï passe dans le dos d'Egon et tire sa tête en arrière par les cheveux. Notre chef respire très fort, très vite, ses yeux sont grand ouverts. Son nez cassé lui donne un air encore anormal... comme s'il révélait son véritable visage.

Livaï ordonne encore une fois "Dis-leur !" Et Egon hurle en réponse "Clem ! C'est toi qui m'a fait tuer Clem !"

Je lâche mon couteau. Et tandis que je me baisse pour le ramasser, Livaï exhibe le sien et le passe sur la gorge d'Egon, qui n'essaie même pas de se défendre. Il semble comme hypnotisé... Son sang vient gicler jusqu'à moi, propulsé par la puissance de son coeur.

Le corps d'Egon s'affaisse en avant et je recule sur les fesses, le couteau à la main. Mais je l'ai attrapé par la lame et elle me coupe la paume... Mes yeux restent fixés sur Livaï, qui, lentement, se dirige vers nous.

Pas de blague ! Eh, écoute-moi ! Je le savais ! Je l'ai toujours su ! Pour Egon ! Je voulais pas l'admettre... J'étais trop lâche... Range ce couteau, me tue pas ! Tu avais raison ! C'était un sale type en fait ! Un malade ! On a tous fermé les yeux, on a été misérables ! Et les autres, c'était lui aussi, pas vrai ? C'est sûr, c'était lui ! Bon sang de bordel de... c'était un vrai taré, un tueur en série, et on l'a suivi ! On a obéit à ses ordres comme des cons ! On voulait juste pas voir, mais on savait ! Arrête-toi ! Fais pas ça, s'il te plaît !

Clem était mon ami ! Ce bâtard l'a tué ! Et moi, je l'ai servi, comme un chien !

Alors que je fonds en larme comme une fille en me recroquevillant sur moi-même, j'entends la milice Rovoff se pointer.