LES AILES DE LA LIBERTE
(mars 844)
Furlan Church

Une fois Isabel et Livaï hors de vue, je me suis mis à me creuser les méninges pour savoir quoi faire de ce loustic qui me collait aux fesses. Plutôt bon, le mec.

Quand Livaï a dit tout haut que c'était le bataillon d'exploration qui nous prenait en chasse, j'ai eu du mal à cacher ma joie... mais il a dû la percevoir. J'avais rien oublié du plan que j'avais imaginé, mais je pouvais pas m'assurer que Livaï le suivrait. C'est ce qui m'a fait hésité pendant un moment...

Je balade le type un peu partout dans le quartier nord-est, sans réussir à le semer ; et quelque chose en moi, peut-être un vestige de fierté, essaye pourtant réellement de le faire... Mais c'est peine perdue : ces génies du harnais ont rien à voir avec ces incapables des brigades. J'ai beau imiter le style de Livaï en effectuant les acrobaties aériennes les plus folles, il se retrouve toujours derrière moi.

Désolée, Livaï, mais je crois que c'est le destin, et il faut pas lutter. Et puis, sincèrement, je doute d'avoir assez de gaz pour tenir la distance encore longtemps. Je me pose au sol un peu vite et je trébuche en avant. Mon poursuivant atterrit à son tour devant moi et me rattrape avant que je me croûte lamentablement au sol. Puis il me met les mains dans le dos et me menotte. Plus aucun moyen de s'échapper par la voie des airs.

Je me demande où en sont les autres, de leur côté... J'imagine mal Livaï se rendre aussi facilement que moi, mais d'après ce que j'ai pu voir, il en a deux après lui. Je l'imagine bien plutôt prendre un malin plaisir à leur échapper par tous les moyens possibles, en leur faisant des crasses au passage... Et franchement, s'ils parviennent à le choper, c'est qu'ils le méritaient amplement.

Mon ravisseur me fait remonter les rues en sens inverse pour nous faire revenir à notre point de départ. Il me tient très fermement et je fais pas le mariole. Je suis étonné de son sens de l'orientation, mais les explorateur sont connus pour ça ; quand ils parcourent un trajet en volant, ils sont capables de le retracer dans n'importe quel sens, même à pieds. Une fois la moitié du chemin environ parcouru, j'entends se rapprocher des vociférations indignées. Je reconnais tout de suite la voix...

Isabel, accompagnée de son ravisseur - la seule femme du groupe on dirait - gueule comme une perdue en se tortillant dans tous les sens. Je m'empêche de pouffer de rire, ça leur mettrait la puce à l'oreille, et reste stoïque en gardant sur le visage mon air hautain. Je serais incapable de dire si Isabel est réellement en pétard ou si elle joue la comédie, mais ça fait son effet. L'exploratrice lui administre une tape sur la tête, et Isabel se calme un peu, la larme à l'oeil.

Ils nous placent côte à côte et j'essaie de capter le regard d'Isabel. Quand enfin elle se tourne vers moi en reniflant, je lui fais un clin d'oeil complice et son visage s'illumine un peu ; pas trop, pour pas que ça se voit. Elle marche alors d'un pas plus alerte, tout en se débattant un peu de temps en temps pour donner le change.

J'aperçois alors une drôle de fumée verte pas très loin de nous, et je sens que nos ravisseurs changent d'attitude. J'entends le mien dire tout haut que les autres doivent avoir des problèmes, et même si ça n'augure rien de bon pour le plan, je peux pas m'empêcher de sourire en imaginant Livaï leur faire la vie dure... On se dirige tous dans cette direction, à un pas plus rapide.

On débouche dans une petite rue qui a autrefois abrité des commerces. Et c'est là que je tombe sur cette scène absolument stupéfiante... Livaï est aux prises avec un vrai géant aux cheveux blonds qui réussit à lui tenir tête en maintenant au loin sa main armée. De toute ma vie, je n'ai jamais vu quelqu'un réussir à faire ça... Et pourtant, je sens bien que Livaï y met toute sa force... Soit il est trop furieux pour se concentrer, soit ce type est réellement fort. Troisième option : il est épuisé par la poursuite et ne peut que résister sans prendre le dessus.

Isabel explose de nouveau en voyant ça et essaie de s'échapper des mains de sa ravisseuse, sans doute dans le but d'aller aider Livaï. Le voir en mauvaise posture, c'est inhabituel, et pas agréable pour nous deux. Je prie pour que Livaï me regarde... Juste deux secondes, ça suffirait...

Il tourne la tête vers moi, et m'interroge du regard. C'est ça, vieux, laisse-toi faire, c'est le mieux ! Arrête de lutter, ça sert à rien ! Range ta fierté dans ta poche, enroule-la dans ton foulard, et tu la ressortiras plus tard ! Fais-moi confiance, putain ! C'est bon, tu leur as assez montré que tu étais pas du tout content, maintenant lâche l'affaire.

Ses muscles se relâchent et ils baissent les mains en signe de reddition. Le grand blond semble apprécier la vue et ordonne à son acolyte - un autre grand blond, à croire que le bataillon les collectionne - de menotter Livaï. Aïe, ça va être délicat. Il appréciera sûrement pas d'être entravé... Pourvu que ça se passe bien... Je fais en sorte de capter son regard durant tout le processus, pour essayer de le calmer ; mais sa rage est palpable. Il prend vraiment sur lui...

Une fois qu'on est tous les trois neutralisés, nos ravisseurs se mettent devoir de nous retirer nos harnais. Il fallait bien s'y attendre. Le grand blond aux yeux bleus fait les cents pas pendant que ces sous-fifres se chargent de la besogne. Si Isabel et moi nous montrons plutôt dociles - Isabel ne manque pourtant pas de tirer la langue à la moindre occasion -, pour Livaï, c'en est déjà trop. Il tient à son harnais plus qu'à n'importe quoi d'autre. Qu'on puisse l'en délester comme ça réveille encore une fois sa colère et il colle son genou dans la figure de l'autre géant blond qui essaie malgré tout de faire son travail. Après que celui-ci ait menacé de lui péter la jambe - ou bien après que je lui ai jeté un regard furieux -, Livaï se calme de nouveau et se laisse faire docilement.

Notre équipement s'entasse maintenant dans un coin et leur chef ordonne qu'on nous fasse mettre à genoux. Pourquoi faire, nous humilier, ou nous montrer à quel point il est gigantesque ? C'est une cérémonie d'intronisation au bataillon, peut-être ? Pas de problème, m'sieur, on le fera mais faut pas trop en rajouter... Ce type commence à me paraître vraiment antipathique... J'imagine quel sentiment il doit inspirer à Livaï... Il me suffit de le regarder pour deviner qu'il rêve déjà de lui sauter à la gorge.

Et ça s'arrange pas une fois qu'on se trouve tous à genoux. Livaï fait encore son rebelle et l'autre blond est obligé de lui faire plier les genoux de force. T'inquiète, mon vieux, à charge de revanche. Mais pas tout de suite. Avant ça, on doit écouter ce qu'ils ont à nous dire.

Le chef nous demande, avec un ton assez poli auquel je m'attendais pas, où nous avons trouvé les harnais et qui nous a appris à les utiliser. Mon cerveau fonctionne à toute allure pour tenter de deviner ses intentions. Il veut peut-être nous faire dire qu'on les a volés ou achetés illégalement, dans le but de nous faire avouer encore plus de crimes ; mais il doit sûrement savoir qu'on les a volés aux brigades. Ou alors il est réellement intéressé et veut savoir si on a suivi une formation militaire... Il ne sert à rien de lui mentir, de toute façon, on est déjà recherchés pour tout un tas de choses... J'aimerais bien lui répondre, mais je peux pas m'empêcher de me tourner vers Livaï pour demander son assentiment, même silencieux.

Son visage est sombre. Ses cheveux lui tombent dans les yeux, et je ne les vois pas, mais je connais cette attitude. Il est en ce moment même en train de se mordre la langue pour ne pas sortir une insulte ou une grossièreté qui serait de mauvais goût dans notre situation. C'est sûr que ça le démange... Ok, mon gars, je vais me taire aussi, juste pour voir s'il insiste. Je lève les yeux, l'air de rien.

Le chef vient se poster devant Livaï et repose la question. Ce n'est plus à nous qu'il s'adresse mais à Livaï directement. Je peux pas m'empêcher de remarquer que ses yeux ne cillent pas et restent particulièrement fixes. Livaï lève un peu la tête et le regarde de dessous ses mèches... Ouhla, ce regard, c'est celui qui tue... Pourvu que le blond s'en rende pas compte...

Mais bien évidemment, j'espère trop. Il remarque ses yeux assassins et le dit tout haut à Livaï. Mais... il les soutient, sans faiblir. Personne peut supporter le regard de Livaï - surtout celui-là - plus d'une minute sans se sentir mal à l'aise. Ce type, c'est pas n'importe qui, c'est sûr. Il en a dans le ventre... Le plus surprenant, c'est que j'ai l'impression que même Livaï se... ratatine devant lui, si je puis dire. Il me tuerait s'il entendait mes pensées...

Le chef jette un coup d'oeil à son acolyte blond, qui se place tout à côté de Livaï, et dit qu'il va utiliser la manière forte pour avoir ses réponses. Une grande main attrape alors la tête de Livaï et la plaque au sol ! Livaï a rien anticipé, rien vu venir, car il était trop occupé à faire son regard noir à son adversaire debout ! Nous non plus ! Son visage vient s'écraser dans une flaque d'eau croupie et boueuse qui coule devant nous. Isabel sursaute en poussant un petit gémissement et même moi je me mets à me tortiller dans le réflexe instinctif d'arrêter ça.

Le chef repose sa question directement à Livaï, alors que celui-ci essaie désespérément de tourner sa tête sur le côté pour respirer. Il recrache un peu d'eau avalée par accident, et fixe de nouveau le grand blond sans desserrer les dents.

Si des flingues s'étaient trouvés à la place de ses yeux, ce type qui le toise de haut serait déjà mort... Ses pupilles sont tellement rétractées qu'elles sont plus que deux minuscules points noirs dans l'acier de ses iris...

Ca va mal... C'est la goutte de trop... Il va craquer... Il va les tuer tous... Je sais pas comment il s'y prendra, mais il va le faire... Il faut que quelqu'un stoppe ça avant que ça dégénère. Et avant que j'ai pu en placer une, c'est Isabel qui prend l'initiative ; sous la forme d'une de ses tirades venues des bas-fonds dont elle a le secret...