CE CIEL SI BLEU...
(mars 844)
Livaï
Ils sont venus nous chercher très tôt ce matin. Comme je n'ai pas dormi, ils ont eu l'impression que je les attendais.
Je tiens à me laver avant de partir. Je décollerai pas d'ici avant. Ils pigent vite et nous envoient tous les trois derrière le bâtiment, dans une section à ciel ouvert dédié à la toilette. Il suffit d'actionner la pompe et l'eau jaillit d'un tuyau au-dessus de ma tête. Plutôt ingénieux. On aurait pu se fabriquer un truc comme ça près de la planque.
Je me sens mieux maintenant que je suis propre. Plus disposé à coopérer sans faire d'histoire. Deux militaires a l'air pas commode nous attendent devant une nouvelle diligence qui doit nous emmener au sud. Elle est plus massive, moins décorée, ses roues sont plus épaisses mais plus petites que la précédente. Fabriquée pour faire de longs trajets, sans doute.
Isabel s'assoit au milieu de nous deux, je préfère rester côté fenêtre. Comme ça, si un de ces gars a la mauvaise idée de vouloir m'adresser la parole, je pourrais toujours faire semblant de regarder le paysage. Cependant, je n'ai pas besoin de faire semblant d'être impressionné en ce qui concerne les prouesses architecturales qui m'entourent ; à commencer par le Mur Sina. Cette massive muraille domine la ville à tel point que je me sens presque plus oppressé que dans les bas-fonds... Il me paraît difficile à croire que ça ait pu être construit par des humains... Je sais, d'après mes lectures, que les légendaires titans se trouvent derrière le Mur Maria, et que c'est pour nous protéger d'eux que cette triple enceinte a été érigée, il y a plus de cent ans. Mais comment nos ancêtres ont-ils pu s'y prendre pour réussir un tel exploit ? A les voir, on les croirait davantage l'oeuvre d'une force supérieure...
Celui-ci change radicalement quand on quitte Ehrmich. Notre équipage parcoure à présent de vastes plaines, parsemées de prairies, dont certaines sont cultivées. J'aperçois des paysans en train de bêcher, qui retirent leurs chapeaux pour nous regarder passer. Des panaches de fumée s'envolent au loin, signe de la présence d'habitations dans les parages. Ils ont bien de la chance, ces gens, de vivre en plein air, et libres... J'aimerais me sentir aussi libre qu'eux...
Mes yeux se fixent sur la ligne d'horizon. Même si je ne peux les voir, je sais que les Murs nous enserrent toujours. Que si je pouvais m'échapper de cet prison roulante et marcher aussi loin que mes yeux peuvent porter, je serais encore enfermé à l'intérieur. Cette idée me ramène à la pensée des titans. Si ces murs si hauts existent vraiment - et je l'ai constaté -, cela veut sans doute dire que les titans existent eux aussi. Sinon, à quoi serviraient-ils ? A quoi servirait le bataillon ? J'y ai songé toute la nuit, en regardant les étoiles à travers les barreaux de la fenêtre, accompagné des ronflements légers de Furlan. Si cette menace est réelle, alors elle nous attend nous aussi.
Putain, Furlan, j'espère que tu te rends compte de la merde dans laquelle tu risques de nous mettre...
Les chevaux trottent à bonne allure et nous quittons bientôt les champs cultivés pour un terrain plus sauvage. Des arbres se dressent par petits groupes sur le bord de la route, qui n'est plus pavée. Les cahots se font davantage sentir mais le sol est nivelé alors ça reste supportable. Isabel a quand même l'air un peu malade... Si tu veux vomir, préviens avant, que je te pousse dehors. Mais elle finit par reprendre le dessus et se précipite à la fenêtre en criant qu'elle a vu quelque chose dehors. En effet, je vois une forme noire et bien nette qui se découpent sur le vert de la prairie. Un de nos gardiens se penche à son tour et nous dit qu'il s'agit d'un cerf. Isabel est totalement subjuguée et reste le nez collée à la vitre jusqu'à ce qu'on est passé un coude de la route.
Furlan reste calme mais pose quelques questions aux militaires de temps en temps. Ils disent que nous ferons une halte à Trost afin de changer les chevaux, mais qu'avant cela, il faudra s'arrêter dans un village sur la route pour faire boire ceux-ci. Ils en profitent pour nous rappeler que nous serons sous bonne garde et qu'il est inutile d'essayer de nous carapater. T'inquiète, mon gars, on va pas se tirer. Mais si tu continues à nous prendre de haut, je risque de pas être agréable le reste du voyage...
Isabel dit qu'elle a faim et demande si on pourra manger un bout à Trost. Nos gardiens nous répondent que ça devrait pouvoir se faire, car nous arriverons là-bas à l'heure de midi. Elle se rassoit, heureuse de la nouvelle, et je lui tends le quignon de mon pain que j'avais entamé mais pas fini. ll est encore bon. Elle se jette dessus et on ne l'entends plus pendant plusieurs minutes. Je reprends ma contemplation du paysage, mon menton dans la main.
Je reste hypnotisé par la couleur du ciel. C'est le genre de couleur qu'on ne peut voir que dans les rêves quand on vit sous terre. Un véritable bleu d'une clarté aveuglante, comme artificiel. Un petit bout de nuage passe dans mon champ de vision. Je pense à maman, qui voulait tellement voir tout ça, le ciel, les nuages... Je me demande si elle est là-haut, quelque part... Kenny m'a assuré qu'il l'avait fait s'envoler du haut d'un Mur. Elle doit flotter parmi les nuages maintenant... Je ne sais pas trop ce que c'est, un nuage, mais ça a l'air très doux, comme elle.
Le vent se lève car je vois les arbres se courber. Je me rends compte que mes nombreuses lectures m'ont préparé à faire face à ce monde étrange. Beaucoup des notions que j'ai apprises dans les livres trouvent ici une dimension réelle, concrète. Furlan aussi aimait lire, mais pour Isabel tout doit paraître absolument merveilleux. C'est pour ça que je tolère son babillage constant. Elle a bien le droit de poser des questions. Je manque pas de lui donner les réponses quand je les connais.
On arrive enfin dans le fameux village. On nous laisse sortir pour nous dégourdir les jambes car cela fait des heures que nous sommes assis. Un des soldats restent collé à nos fesses mais de toute façon il n'y aucun endroit où se cacher ici. Ce village n'est qu'un petit rassemblement de maisons. Tandis qu'on abreuve notre attelage, j'ai l'occasion d'observer de plus près les gens qui vivent ici. Leurs visages bruns sont creusés par le soleil et le froid, leurs mains sont ridées avant l'âge, leurs vêtements guère moins rapiécés que les nôtres. Je réalise que les habitants de ce village ne ressemblent pas vraiment à ceux des villes ; ils nous ressemblent, à nous. Mais ils ne semblent pas malheureux. Des gamins jouent dans une rue près de moi et une femme sifflote en reprisant quelque chose à sa fenêtre...
Il a l'air de faire bon vivre ici. Et comme dans toutes les autres villes que j'ai traversées, je ne distingue aucun indigent. S'il y a des mendiants, ils doivent être rares ou se cacher. Ou bien, on les colle tous dans les bas-fonds, pour pas gâter le paysage... Ouais, ça doit être ça.
Une fois les chevaux désaltérés, on regrimpe tous dans la diligence et c'est reparti pour le deuxième tronçon de route. Mon humeur s'améliore un peu. Je me rends compte que j'ai parcouru plus de distance en une seule journée que je n'en ai parcourue depuis que je suis né... Ca fout vraiment le vertige... Le territoire des humains paraît si vaste... Mais on en reste pas moins prisonniers...
Isabel réussit à passer sa tête par la fenêtre et nous annonce qu'il y a un nouveau mur en vue ; cela doit être le Mur Rose. Elle me répond qu'il est pas rose du tout - elle croit faire sa maline - mais vraiment très grand. Est-ce que les titans sont derrière, qu'elle demande ? Non, ils sont derrière le Mur Maria, qui est encore plus loin. Elle siffle entre ses dents et se rassoit. On entrera dans Trost d'ici une heure, nous informent nos gardiens.
On rejoint une file de véhicules amassés aux portes de la ville. Trost est une importante ville commerçante à ce qu'il paraît, et comporte aussi des constructions militaires. Le passage du Mur Rose prend un certain temps. Isabel s'impatiente, elle hâte de grignoter. Du calme, Isabel, oublie pas qu'on est pas en excursion - même si ça y ressemble - mais en mission.
Notre diligence s'engage sous l'arche sud du Mur Rose et nous pénétrons enfin dans la ville. Une véritable foule nous cerne de toutes parts et je comprends pourquoi on a autant attendus pour rentrer. On roule au pas, ce qui nous donne le temps de regarder un peu les alentours. Trost est très animée et les échoppes pullulent. Des tas d'enseignes dont je comprends pas le sens indiquent des boutiques, mais faut pas imaginer que nos geôliers vont nous laisser nous promener. Ils acceptent de nous laisser sortir mais menottés. Prudents, les mecs... Mais on acceptent sans rechigner.
On nous emmène vers un grand bâtiment militaire, de forme carrée, qui surplombe toute la ville. A sa base, il y a une caserne. Sur la route, je sens de très bonnes odeurs, dont celle - mon nez ne me trompe pas - du thé... Putain, qu'est-ce que j'aimerai une tasse de thé... Ou une cigarette... J'ai pas faim, mais l'un ou l'autre me contenterai...
On nous sert un rapide repas pendant que nos chevaux sont remplacés. On a à peine le temps de faire quelques pas dehors, Isabel voulait prendre un petit bain de foule. Elle lorgne à la fois les magasins et les poches des passants... Reprends pas tes habitudes ici, petite, laisse les bourses des gens tranquilles. Les militaires nous filent le train, alors reste calme. Furlan la rattrape et lui dit de rester avec nous ou elle va nous mettre dans les ennuis. Il est lui aussi très intéressé par cette effervescence tout autour de nous et affiche un grand sourire. Te réjouis pas, vieux, on aura pas l'occasion de profiter de tout ça, on va devenir explorateurs, tu te souviens ? Il se renfrogne un peu mais hoche la tête pour bien me montrer qu'il a rien oublié.
On monte pour la troisième fois dans cette diligence - mes fesses commencent à prendre la forme des sièges - et je me dis que c'est la dernière ligne droite. Au bout du chemin, c'est le bataillon d'exploration. Et Erwin Smith. Me rappeler de lui me remet en rogne. Je frotte mes mains l'une contre l'autre et m'imagine en train de les serrer autour de son cou... Le jour viendra. Je me suis promis de pas partir sans sa tête, je tiendrai parole. Mais Furlan va rager, si je fais capoter son plan.
Tandis que j'essaie de me calmer, mes yeux se perdent de nouveau sur les étendues extérieures. Le paysage devient carrément sauvage à présent. Je sais que nous sommes en ce moment même en train de traverser la portion du territoire humain la plus vaste et la moins habitée. Ca se sent à la qualité de la route. Elle est balisée à intervalles réguliers mais peu confortable. Et je distingue aucune habitation.
La diligence prend de la hauteur. Je sens qu'on grimpe un peu... et bientôt s'étale devant nous un panorama absolument stupéfiant... J'ai pendant un moment l'impression d'avoir été transporté dans un de ces mondes merveilleux que maman inventait pour moi...
On surplombe un lac ; oui, c'est bien un lac. Il miroite aux rayons du soleil... Des arbres tout autour, cela doit être une forêt. Ils sont si nombreux et serrés... très hauts aussi. Et au loin, je crois que ce sont des montagnes. Leurs formes grises se perdent dans une sorte de brume et leurs sommets sont blancs... Tout est calme et immobile ; seul un vol d'oiseau donne de la vie à cette vue...
Tu avais raison, maman, tout ça existe vraiment... C'était pas que des légendes... Mon oeil me picote... Je me tourne hors de vue pour l'essuyer...
Isabel dit qu'elle a envie de faire pipi et la diligence s'arrête sur la route. J'en profite pour me soulager aussi. Ca me fait un peu mal de faire ça ici, mais... putain, Isabel, t'as bien choisi l'endroit ! Je crois avoir jamais pissé dans un endroit aussi grandiose ! Mais je me sens coupable... Je peux pas m'empêcher de me dire que si maman est partie en quête d'un endroit où reposer en paix, elle a dû choisir celui-ci. L'air sent tellement bon ; rien à voir avec celui des bas-fonds, ou des villes. C'est un air pur, vierge de toute odeur humaine ; seuls les parfums des arbres, de la terre et de la pluie nous parviennent. Je les aime. Ce sont de bonnes odeurs, saines et innocentes.
Maman avait la même... et cette odeur est restée, je ne sais comment, accrochée à son foulard.
Je me remplis les poumons de cette senteur de nature, et laisse le vent me fouetter le visage, puis on nous fait remonter dans le véhicule. Nos gardiens nous informent que nous devrions bientôt atteindre le siège du bataillon ; il se situe à mi-chemin de Trost et Shiganshina, à l'écart de la vie citadine afin que les soldats puissent s'entraîner à leur aise. Bientôt, un tournant nous masque la vue sur le lac et la route redescend dans les plaines. Je n'oublierais pas ce lac...
De là où nous sommes, à flanc de montagne, je distingue bel et bien un très grand bâtiment, un château en fait, posé sur la plaine et entouré de constructions. Au loin, j'aperçois aussi une petite forêt. Même si cela paraît proche, je sais que nous ne l'atteindront pas avant plusieurs heures.
Une drôle de pensée me vient alors : une partie de mon destin va se jouer là-bas. Je ne sais pas encore laquelle...
