L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Mike Zacharias

Ca n'a jamais été aussi propre ici. Il a même sorti toute la literie et envoyé tout ça à la laverie. Une odeur de fleur flotte encore dans l'air, on en oublierai celle des pieds sales... Pas pour me déplaire, je pourrais m'y habituer. Le parquet a été ciré et reluit comme un miroir. Incroyable comme résultat, quand on sait combien de bottes ont foulé ce plancher.

Cette demi-portion a pas touché à mes effets personnels... Tout était à sa place quand je suis allé me pieuter. Steffen a haussé les épaules en remarquant qu'aucun grain de poussière ne traînait, et a fait une blague sur sa propension à éliminer la saleté aussi bien que les titans. Il fait pas les choses à moitié, faut dire.

Quand l'heure du coucher est venu, on a fait aucun commentaire. Livaï a plié sa chemise et son pantalon bien soigneusement et s'est glissé dans son perchoir sans attendre qu'on s'exprime. Steffen a même fait comme lui, avec ses affaires. On a presque l'impression qu'une nouvelle discipline s'est installée ici, une autorité qu'on a pas osé remettre en question. Pourtant, il semble moins vindicatif qu'avant ; sauf quand un des vétérans a proposé d'emménager avec nous, et donc de prendre le lit de Church.

Il est entré dans une colère noire et a interdit à quiconque de s'approcher de ce lit. Je comprends ce qu'il ressent, mais il va bien falloir tourner la page ; c'est pas en gardant l'ancien pieu de son camarade comme un temple sacré que ça changera quoi que ce soit...

Je suis étonné qu'Erwin lui ait encore rien proposé. Livaï semble dans l'attente de quelque chose, d'un évènement. S'il se décide pas à lui demander directement, il finira peut-être par céder à un chef ou un autre, et il lui passera sous le nez. Pas que je m'en plaigne, on se débrouille déjà très bien, pas besoin de cette forte tête dans notre équipe. Mais Erwin a d'autres idées pour lui.

J'essaie d'y penser le moins possible. Ca fait un moment que notre escouade s'est pas renouvelée. On en a jamais eu besoin, nous sommes les meilleurs éléments du bataillon. Mais Erwin a toujours affirmé qu'une escouade devait se composer idéalement de cinq soldats. Cela permet un déploiement plus efficace. A condition que tous les éléments soient fiables. Je suis loin de le penser en ce qui concerne ce nabot.

Aux tests pratiques, il est toujours bon, mais semble dans la retenue. C'est moi qui l'ait noté la dernière fois, et c'était juste correct. Il peut faire bien mieux. Pourquoi il se contente du strict minimum ? Même s'il a jamais été du genre à se vanter, c'est pas non plus son habitude de simuler des sous-performances. Il a la tête ailleurs. C'est pas seulement ses amis morts ; autre chose le tracasse, c'est sûr.

Erwin m'a appris qu'il lui avait remis ses papiers. Un peu trop tôt, à mon goût... Mais je suppose qu'il l'a fait dans le but de montrer à Livaï qu'il avait vraiment eu foi en eux trois. Mais ça pose un autre problème : maintenant, il peut circuler où il veut avec ce laisser-passer, hormis dans le centre de Mitras. Erwin a dû avoir la même inquiétude parce qu'il m'a demandé de le surveiller.

Alors je l'ai fais sans en avoir l'air, mais il semblait avoir des yeux dans le dos. Il s'arrangeait pour me semer quand il me voyait dans les parages, et disparaissait aussi vite qu'un chat de gouttière. Faut dire que j'ai du mal à passer inaperçu... Il n'y avait guère que durant les entraînements en commun que je pouvais le faire sans avoir l'air suspect. Quand le couvre-feu sonnait, on s'enfermait tous dans les baraquements ; il était tout seul, dans son coin, et je savais qu'il dormait très peu. Je l'entendais parfois se lever la nuit et sortir pour aller pisser un coup, mais je pouvais pas m'empêcher de tendre l'oreille, m'attendant à tout instant à ne plus l'entendre du tout. J'avais de toute façon l'habitude de le surveiller la nuit, car je le savais capable de venir m'égorger dans mon lit.

Mais ce matin, je n'ai plus de doutes. Son lit était vide - mais bien fait au carré - et j'ai eu beau faire le tour du périmètre, il ne s'est pas levé de bon matin et ne participe à aucun exercice. Même Hanji qui se vante d'avoir réussi à le filer pendant au moins une heure, m'a annoncé qu'elle l'avait pas vu. J'ai fait un crochet par l'entrepôt d'armes et constaté que son harnais était à sa place. A quoi il pense, ce nain ? Il tient à son dispositif plus qu'à n'importe quoi d'autre, il l'aurait jamais laissé... Je sens pas son odeur, il est même pas venu ici depuis hier. La visite des écuries m'a permis de remarquer que sa monture avait elle aussi disparu. Pour être tout à fait sûr de moi, je suis allé vérifier les emplois du temps des soldats de service, et j'ai bien constaté que c'était pas son jour de relâche.

Je dois me rendre à l'évidence et l'annoncer à Erwin. Livaï s'est tiré.