L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Livaï
Ils se passeront bien de moi pendant un moment. J'ai quelque chose d'important à faire...
J'ai chevauché pendant des heures sur les routes les plus rapides, évitant les patrouilles et les convois militaires pour ne pas attirer l'attention. On pouvait me prendre pour un simple messager du bataillon,mais je voulais pas qu'on me pose des questions. Et puis voyager seul était plus agréable ; je n'avais pas envie de faire la conversation, rester avec moi-même m'a fait du bien.
J'ai passé sans problème les deux portes de Trost grâce à mes papiers. Je ne m'y suis pas attardé car je voulais arriver le plus vite possible. Mon départ devait déjà être connu et il me restait peu de temps. Deux jours pour y aller et revenir, c'est ce que j'avais calculé, ça devrait aller. Mais je me doute bien que je vais me prendre une raclée en rentrant.
Mais je m'en moque. Y a trop de choses qui me tournent dans la tête, des questions qui veulent des réponses, et tant que je les aurais pas, je me sentirais pas bien. Je me remets à peine de leur disparition... mais il y a d'autres gens qui comptent pour moi et que je dois revoir. Je veux m'assurer qu'ils vont bien...
J'arrive en vue d'Erhmich et du Mur Sina. Il me semble que des années ont passé depuis la première fois que je l'ai vu... Je n'étais alors qu'un criminel en sursis, pieds et poings liés, traîné de force vers un destin que je n'avais pas choisi. Maintenant j'y reviens en citoyen libre... Vraiment ?...
Je présente mes documents aux gardes de service et ils me laissent entrer sans faire d'histoire. Ma monture est fatiguée, elle a cavalé toute la journée d'hier, et nous nous sommes à peine reposés cette nuit. Bien que muni de mon dernier salaire, je n'ai pas voulu m'arrêter dans un relais. Le fond de l'air était doux alors j'ai dormi à la belle étoile. Je dois pas voir l'apparence d'un messager officiel avec mes cheveux en bataille et mon uniforme un peu poussiéreux, mais ils sont pas regardants. Je porte l'insigne du bataillon et mes papiers sont en règle, c'est tout ce qui leur faut.
J'entre en ville, et comme la première fois, c'est l'odeur de cheval qui me frappe en premier. Des hordes de ces animaux sont menés en licol dans les rues, et des palefreniers empressés les font avancer au pas de course. On dirait qu'il se passe quelque chose. J'ai pas le temps de trainer mais en écoutant un peu ce qui se dit, j'apprends qu'une course de chevaux est en cours en périphérie d'Erhmich Les rupins on le temps de s'adonner à ce genre d'activité stupide ; je me sens tellement loin de ce genre de futilités maintenant...
Je les vois se presser vers le champ de course, m'obligeant à prendre des rues détournées pour gagner la porte nord ; tellement recouverts de bijoux et de tissus précieux que c'est à se demander comment ils s'effondrent pas sous ce poids... Une vieille richarde au chapeau gigantesque met le pied dans un tas de crottins et se met à brailler comme une truie... Je souris pour moi-même. Et ouais, la vieille, c'est pas le tout de vouloir toucher du doigt le vrai monde, faut l'assumer aussi. Etale-toi dedans la prochaine fois.
La voilà, la porte nord. Elle donne directement sur Mitras. Je sais que le contrôle sera plus serré ici, car on ne laisse pas n'importe qui rentrer dans la capitale. Je sais qu'elle est divisée en deux zones : celle où ne peuvent circuler que ceux qui y vivent ou qui ont quelque chose d'important à y faire ; et enfin la zone centrale, réservée au roi et à ses proches. Seuls les plus hauts gradés militaires peuvent s'y risquer, eux et leurs invités exceptionnels. Mais ce coin-là ne m'intéresse pas. Je devrais pouvoir atteindre l'endroit que je recherche sans trop de problème.
Je tends de nouveau mes papiers - j'ai l'impression de n'avoir fait que ça ces dernières heures - et l'officier les regarde de près. Jusqu'à présent j'avais eu affaire à la garnison, mais là ce sont les brigades spéciales. Il retourne dans sa guérite et parle à un de ses collègues. Un problème ? J'ai de toute façon un prétexte tout prêt à être servi. Il revient vers moi et me demande pourquoi je me rends à Mitras. Je livre en haut lieu le dernier rapport d'expédition, ordre du généralissime. Je frappe ma poche intérieure pour faire bonne mesure. Espérons qu'il insiste pas, les feuilles blanches que j'y ai rangées ne ferait pas illusion longtemps... Décidément, Erwin a de bonnes idées...
Il se décide à me laisser passer et je mets ma monture au pas, de l'air de quelqu'un dans son bon droit et pas pressé. De toute façon, je les emmerde : je suis chez moi ici. Oui... il est vraiment pathétique de constater que la misère la plus extrême survit ici, juste sous les pieds des plus privilégiés... Sans m'en rendre compte, je retrouve naturellement le chemin, comme si une sorte d'instinct bien ancré en moi me menait... Je sens une appréhension ; et s'il n'y avait plus rien ? S'ils avaient muré l'entrée, ou détruit l'escalier ? Mon coeur bat un peu plus vite... Je fais trotter ma jument jusqu'à la zone est de Mitras.
C'est là, je reconnais... Je descends de cheval, et je l'attache à un endroit dissimulé. Je prends le temps d'aller lui puiser un peu d'eau à une fontaine proche, mais je me leurre pas. Je le fais surtout pour retarder le moment où je me retrouverais face à cette bouche béante qui descend dans le ventre de la terre... J'ai vécu dans l'estomac d'un titan depuis ma naissance... La comparaison me fait froid dans le dos...
J'avance doucement. Il y a un poste de garde juste devant. La sentinelle, ennuyée, me laisse descendre sans même prendre le temps de vérifier mon identité. Mon uniforme parle pour moi, j'imagine... Mais le laxisme ambiant m'étonne...
Comme il n'y a plus aucun obstacle entre moi et mon but, je me décide à descendre. Dans les bas-fonds.
Ce qui me saisit en premier, c'est l'odeur. Celle des charniers, des cadavre qui vous soufflent à la figure leur haleine d'outre-tombe... Celle des pierres moisies couvertes de champignons vénéneux qui brillent dans le noir, et qui me faisaient tellement peur quand j'étais tout petit. Celle de la maladie, de la pauvreté - oui, la pauvreté a une odeur bien à elle -, mais aussi de la nourriture, qui mijote encore quelque part sur une cuisinière usée... L'odeur de l'urine infectée, des mégots froids, des merdes de rats...
Puis, mes yeux s'adaptent de nouveau à cette pénombre constante et je retrouve le décor de mes souvenirs ; pas celui de ma vie d'adulte, mais de mon enfance, quand tout tombait en ruine et que tout le monde s'en foutait. Sans m'en rendre compte, je suis déjà arrivé dans le centre-ville. Là, je me souviens du magasin à l'angle duquel je me planquais pour repérer mes proies. Et ici, je m'asseyais pendant des heures la main tendue... Ce pavé faisait mal au cul...
Je continue d'avancer et je remonte sans y penser la rue vers l'est. Les maisons sont murées ou barricadées pour la plupart ; plus de mouvement dans les rues. Ceux qui les arpentent ressemblent à des macchabées en phase terminale. Je me drape dans ma cape par réflexe, et ils me regardent passer comme si j'étais une apparition céleste, venue d'un monde où tout est plus facile, plus beau et juste. Ils se trompent, mais je sais bien pour ma part que ça reste bien mieux qu'ici.
Cet endroit me constitue tout entier. Il fait à jamais partie de moi. J'ai respiré cette odeur toute ma vie, vécu dans ce crépuscule, dans cette crasse ; et même si tout ceci me fait dorénavant suffoquer de dégoût comparé à l'air pur du dehors, je ne peux le nier. Je suis un enfant né sous terre.
Un vieillard sort de l'ombre et tombe presque à mes pieds. Le pauvre est tellement maigre qu'il en a plus pour longtemps... J'essaie de le relever et il attrape ma veste de ses mains décharnées en malaxant doucement et presque amoureusement l'insigne brodée du bataillon... Je suis tenté de lui donner quelques pièces, mais quelque chose retient mon geste. Il n'y a plus de commerce, tous semblent fermés. Des planches barrent les fenêtres et les portes des bâtiments alentours... Même les bars paraissent déserts... Comment les gens peuvent-ils survivre s'il n'y a plus rien à manger ?
Je comprends tout à coup : les bas-fonds se sont de nouveau écroulés sur eux-mêmes. Comme si le temps avait subitement rattrapé son retard, tout est de nouveau décrépit, sale et presque désert... Les habituels voleurs à la tire sont absents, pas de catins sur les trottoirs ni de poivrots en train de brailler... Il règne ici un silence abominable.
Je suis de retour dans un cimetière.
Je m'éloigne du pauvre vieux en train de baver et de marmonner et je me mets à courir vers le quartier est. Un terrible pressentiment... Où sont-ils ? Je dois les voir ! Ils ne peuvent pas avoir chuté si bas, pas eux !
J'arrive hors d'haleine sur la petite place familière. La fontaine ne donne plus d'eau ; les araignées y ont élu domicile et la pierre est craquelée... De nouveau mon coeur s'emballe. Je la vois. La maison. Avec son double escalier. La planque. Ma planque. Non, celle de Clem... Aah, je ne sais plus...
Ce que je sais en revanche, c'est qu'il y a une lumière à l'une des fenêtres. Orange, chaleureuse, bien vivante. Elle tremblote de temps en temps et une ombre semble passer devant pour observer ce qui se passe dans la rue. Aucune main de relève le rideau gris et sale, mais j'en suis sûr.
Il y a toujours quelqu'un de vivant ici.
