L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Hagen Kunibert
Angelika ne devrait plus tarder. Je distingue une silhouette qui se dirige vers les marches... Ce n'est pas elle... Je n'attends pas de visiteurs...
Je me place en faction juste à côté pour surprendre l'intrus. Mes os continuent de me faire souffrir mais il me reste encore assez de force pour faire la loi chez moi ! Un faible bruit... on toque à la porte. Je reconnais ce code. C'est un gars de la bande, ça ne fait aucun doute.
J'ouvre la porte à peine, juste pour deviner qui est de l'autre côté. Je ne vois pas clairement ses traits d'abord, la ville n'étant plus fournie en éclairage depuis un moment. Mais quand il s'avance à l'intérieur, d'un pas assuré et tout à fait reconnaissable, je tarde pas à comprendre.
Notre chef est de retour ! Et sapé comme un seigneur, en plus de ça !
Sa cape de soldat, d'une couleur qu'on voit rarement ici, porte des ailes au dos. Ses bottes sont rutilantes, son pantalon en bon état ; même ses cheveux sont propres. Il a pas l'air d'un évadé de prison !
Il murmure mon nom dans un souffle et en un instant, une bouffée de tendresse pour lui me submerge. Je lui saute au cou en pleurant à moitié et il me serre dans ses bras. Depuis combien de temps vous êtes partis ?! On s'inquiétait tellement ! Plus rien... tout à changé, ici...
Je le regarde mieux. Il a pas tellement changé, lui. Ses cheveux sont coupés plus courts, et il semble en bonne santé, pas du tout amaigri. Il a toujours été sec de toute façon. Son visage exprime une certaine inquiétude, des soucis récents, dont je ne connais pas la nature. Mais qu'importe ! Livaï est de retour ! Quel dommage que... aaah...
Je dois m'assoir. Il m'aide à me poser dans le divan du salon et fais de même juste à côté. Je lui laisse le temps de faire le tour de la baraque des yeux avant de le relancer. Ouais, ça a pas tellement bougé ici, mais... Regarde pas de trop près, le ménage a pas été fait ! Livaï, je suis désolé...
Il me demande pourquoi je m'excuse et où sont les autres. Les autres ? Me demande pas ça, rien que l'évoquer réveille mon arthrite... Mais tu as le droit de savoir.
Peu après votre capture, on a été un peu désoeuvrés. On a bien tenté quelques nouveaux raids, mais ça ratait souvent ; on avait plus de chance avec les harnais. Du coup, on croûtait plus à notre faim et des disputes ont fini par éclater. Quelques-uns se sont barrés à ce moment-là pour faire leur vie de leur côté. D'autres ont décidé de vivre ailleurs mais sans vraiment quitter le gang. Ils reviennent crécher ici de temps en temps, avec de la bouffe et de la gnôle sous le bras. Moi, je garde les lieux. J'ai jamais perdu l'espoir de votre retour...
Les bas-fonds sont plus les mêmes, Livaï. C'était Rovoff et son business qui faisaient marcher cet endroit. On avait beau se plaindre, la baraque tournait. Mais il s'est fait coffrer il paraît, ses gars sont tous partis ou en prison, et la garnison a pas voulu revenir faire le boulot ici. Ils restent tranquilles à l'extérieur, et se contentent d'empêcher les gens de sortir. Mais ils ont pas à s'en faire : ceux qui continuent de vivre ici ont plus assez de force pour tenter de monter l'escalier.
Plus de forces de l'ordre, donc plus de richards à détrousser. Les marchands non plus se risquent plus jusqu'ici. Il reste une petite épicerie pas loin d'ici, mais elle fermera aussi sans doute. Même le vieux Rodolf s'est tiré avec sa femme ; je crois qu'il est dans la lutte clandestine maintenant, il vit aux crochets d'un rupin... Pas plus tard qu'il y a quelque jours, on nous a même coupé l'eau. Quand il pleut, on récupère tout ce qu'on peut. Le déluge qu'il y a eu nous a permis de tenir le coup. La garnison nous distribue les restes et les ordures des bourges du dessus, mais c'est à peine suffisant ; on est tous amorphes et on se contente de bouger le moins possible. Faut pas croire : les rues ont l'air vides mais on est encore nombreux à respirer dans le fond de cette poubelle...
Il m'écoute attentivement, les lèvres serrées et les yeux plissés comme s'il y croyait pas. Il joue avec ses doigts, ce qui trahit sa nervosité. Qui il reste, qu'il me demande ? Je soupire avant de me lancer. Fester s'est mis au jeu et a contracté des dettes de fou qui lui ont valu de se faire saigner dans une ruelle. Quant à Yan... sa jambe s'est infectée, et il était destiné à finir avec une seule patte. On était prêts à la lui couper, Livaï... Mais il a refusé, en gueulant qu'il voulait pas finir estropié ! La gangrène l'a bouffé de plus en plus, et on pouvait rien faire !... C'était horrible... Jusqu'au bout, il est resté digne ; il souffrait le martyre mais il s'est jamais plaint. Je crois qu'il voulait attendre que vous reveniez pour mourir. Son plus grand regret était de ne pas avoir pu devenir un voleur volant, comme vous !
On a pas pu les brûler, Livaï ; on a pas pu, plus de combustible, plus de bois pour se chauffer... plus rien... On a dû les jeter dans le charnier, oui, dans le charnier, avec tous les autres macchabées qui pourrissent tous ensemble là-bas, tous ensemble, mêlés et entremêlés, et qui regardent tout le monde avec leurs gueules comme des crânes ! Aaaahaha...
Je sens que je perds de nouveau la tête. Je me cache le visage de mes mains décharnées pour pas que Livaï le voit, mais il se précipite sur moi et je me laisse aller contre son épaule. Ca soulage de pleurer, mec... T'as toujours su être là quand il fallait, avec ta manière à toi... mais il faut que tu saches à quel point ça fait du bien de te retrouver...
Un pas résonne dans l'entrée. C'est Angelika, les bras chargés des maigres provisions qu'elle a pu se procurer. Elle nous observe, interdite, Livaï et moi, avant de poser les sacs par terre. Elle s'essuie les mains sur sa jupe sale et essaie d'effacer une trace noire sur sa joue. Livaï la regarde à son tour, comme cherchant dans sa mémoire où il pouvait bien l'avoir vue.
Tu dois pas te souvenir d'elle, mon vieux, mais elle, elle t'a pas oublié. Tu l'as sauvée de la folie d'Egon, ça te reviens ? Elle a pas mal changée... C'est une chic fille, je l'ai rencontrée dans le centre-ville. Elle faisait toujours le tapin mais elle avait plus de souteneur... alors je... Me regarde pas comme ça ! On fait ce qu'on peut ! Je suis gentil avec elle, et elle reste avec moi alors que je suis plus bon à rien ! J'ai le mal des os, Livaï. Mes articulations craquent tellement que j'ai peur de les voir se briser à tout instant... Sans l'argent que gagne Angelika... on serait morts, tous les deux...
Angelika vient s'agenouiller près de moi et passe sa main sur ma joue. Quelle gentille fille... Rien ne la retient ici, elle pourrait partir si elle voulait... Mais la solitude fait toujours peur, alors elle reste et on se tient chaud... Je lui dois tellement... Comme elle a jamais eu l'occasion de remercier Livaï, elle le fait maintenant du bout des lèvres, en baissant la tête et en rougissant un peu. C'est vrai qu'avec sa dégaine de soldat, il en impose.
Vous avez bien fait de vous tirer, tous les trois. Il s'apprête à protester mais je l'arrête. Non, je te le dis. La vie doit être meilleure là-haut. Vous étiez faits pour ça, pas comme nous autres. C'était écrit que vous feriez de grandes choses. A voir ton uniforme, tu es explorateur maintenant. C'est bien. Alors, c'est vrai, les titans existent ? Et Isabel et Furlan, ils vont bien ?
Ma dernière question le fait sursauter et Angelika recule de peur. Une très légère contrariété s'inscrit sur son visage, pendant une seconde, puis il reprend son air détaché habituel. Mais sa voix tremble quand il me répond : ils vont bien et nous passent le bonjour. Ah tant mieux ! S'ils peuvent passer me voir à l'occasion... Tu leur diras, hein ? Il hoche la tête sans me regarder. Pourquoi il... est-ce que, en fait... Non, je dois me faire des idées.
Il nous annonce sans plus de cérémonie qu'il doit partir ; que la vie de soldat comporte des obligations et qu'il doit rentrer au plus vite. Oui, je comprends ça, je m'attendais pas à ce qu'il reste de toute façon. Les nouvelles que je lui donne sont si mauvaises... Il se lève et détache de sa ceinture une bourse pleine de pièces. Sa première solde, qu'il dit. Il la remet dans ma main tremblante et me dis que c'est tout ce qu'il peut faire pour nous ; que de toute façon il en a pas l'usage pour le moment et que le bataillon subvient à tous ses besoins immédiats. Mec, c'est très généreux... mais gardes-en pour toi. Ca nous fera tenir un moment et Angelika pourra se reposer un peu. Cela dit... un petit aller simple pour la surface aurait vraiment été le pied ! Ah ah, je ne peux pas m'empêcher de rire de ça, de nos rêves d'autrefois...
Il me dit qu'il reviendra bientôt, avec de la nourriture. Je le dirais aux autres ? Ouais, je le ferais, mais imagine pas que notre gang va se reformer. Votre départ a été... bref, on a plus les mêmes projets en commun. Mais s'ils reviennent, je passerai le message !
Il me sourit tristement une dernière fois et revient vers la porte. Angelika se précipite pour lui ouvrir et Livaï la salue de la tête. Toujours aussi classe, le chef ! Cette raclée qu'il nous a mise ce jour-là ! Je m'en souviens bien ! On peut dire ce qu'on veut sur lui, mais il est fait pour jouer dans la cour des grands !
Eh Angelika, viens là, je vais te raconter comment j'ai rencontré Livaï ! Mais il va d'abord falloir que je te parle de Clemens Dierk...
