L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Livaï
Le galop de mon cheval me donne mal au crâne, mais c'est toujours moins douloureux que de me forcer à penser à Hagen ; à tout ce qu'il m'a dit... Le paysage sauvage des collines du Mur Maria défile à toute vitesse, et ma vie semble se rétracter derrière moi, comme une boule de papier cramée...
Je ferme les yeux et laisse ma jument me porter où elle veut. Je sais qu'elle suivra la route jusqu'au quartier général, c'est son instinct qui l'y poussera, mais elle pourrait bien m'emmener dans une toute autre direction que ça me serait égal. Je pourrais... me tirer, disparaître. Mais... à quoi ça m'avancerait ? La douleur en serait-elle moins forte ? J'en doute... Et encore une fois, je peux même pas mettre ça sur le dos d'Erwin. Il a fait son boulot en coffrant Rovoff. Que cela ait entraîné la totale déchéance des bas-fonds... en quoi ça devrait le préoccuper ?
Rovoff était un connard, sans aucun doute, mais il nous a permis de vivre dans d'assez bonnes conditions en favorisant notre gang ; il nous a permis d'utiliser le dispositif autant qu'on le voulait, et même si c'était pour ses propres intérêts, on en a bien profité. Il m'est impossible de le qualifier de salaud absolu... Je me suis fait manipuler par tous ces gens, moi et les autres, et aujourd'hui on paie le prix de nos privilèges... Peut-être que je ne suis bon qu'à ça, finalement, à obéir aux autres comme un toutou...
Je serre les poings sur les rênes et rouvre les yeux. Mon visage est couvert de la poussière du chemin, je le sais parce que mes lèvres sont salées... Je réaffirme ma prise sur la tête de ma jument et la dirige dans la bonne direction. Elle avait bel et bien décidé de se barrer elle aussi, de faire sa vie. On est pareils elle et moi, presque obligés de suivre le chemin qu'on trace pour nous, parce qu'au fond on sait pas vivre seuls. Je suis pas un leader, tout comme elle j'ai besoin qu'une main me guide vers quelque chose de bien... Rovoff et Erwin ne sont pas si différents quand on y pense ; mais du moins Erwin poursuit un but altruiste et noble.
Si la poursuite de ce but a dû coûter la vie de mes camarades, qui suis-je pour le blâmer ?
Je ralentis l'allure et mes pensées se réorganisent. Ma monture souffle très fort et son poil est humide. J'arrive à un carrefour, et des panneaux indiquent les lieux importants. Je me plante devant un moment, à regarder les inscriptions, en me posant encore une fois la question. Vais-je y retourner ? Les lettres formant le mot SHIGANSHINA dansent devant mes yeux rougis, éclipsant les autres options de destinations.
Un souffle de vent venu de la plaine me rafraîchit la nuque un moment et le soleil refait une timide apparition parmi les nuages bas. Je respire, et de nouveau l'air d'au-delà du Mur Maria chatouille ma mémoire. Au-delà de l'horizon, il y a une réponse. Une réponse aux questions que se posent l'humanité. Il y a peut-être aussi les réponses aux questions que je me pose sur moi, depuis toujours. Au moins un but à ma vie. Suis-je seulement digne de les avoir ?
Je me remets à galoper, en direction du sud. Lâche, je suis un lâche. Incapable de vraiment prendre ma vie en main... Incapable de dire la vérité à Hagen... Quand il a prononcé les noms d'Isabel et Furlan, j'ai cru défaillir de chagrin mais je me suis repris. J'ai même pas été capable de lui dire qu'ils étaient morts. La honte, la lâcheté, voilà ce qui me tombe dessus. Je revoie encore les yeux de la fille, sombres et liquides, comme du thé tournant dans des tasses de porcelaine blanche... C'était les yeux d'une morte en sursis...
Erwin... je suis pas digne des espoirs que tu mets en moi. J'ai toujours déçu tout le monde, alors t'attends pas à autre chose. Y a aucune raison que ça change... Non ?... Et si... si ça changeait finalement ? Si le bataillon d'exploration était ma solution ?
J'aperçois les tour de la forteresse, enfin. Je croyais pas me sentir si soulagé de les revoir. Comme si le sentiment d'appartenir à cet endroit, à ces gens, avait vraiment fait son chemin en moi. Le gang est dissout, virtuellement mort, même si je compte bien revenir comme promis. Créer de nouveaux liens étroits avec ces soldats, qui depuis peu me regardent avec de l'admiration mêlée de crainte... Ce serait possible ? Retrouver la sensation d'être soutenu, entouré, encouragé... Me faire une nouvelle famille...
On protège sa famille. Si je peux protéger tous ces gens du danger, je le ferais. Et la menace est cette fois bien claire. Le but final aussi. C'est peut-être ce qui me manquait.
Je déboule en trombe dans l'écurie, freine des quatre fers. Un palefrenier de service sursaute de peur. Je lui remets ma monture et compte sur lui pour bien s'en occuper. Avec un peu de chance, personne m'a vu rentrer, et j'échapperais aux réprimandes. Pour aujourd'hui. Je me dirige alors vers les baraquements dans l'idée de me changer - mes fringues crades m'insupportent - mais je me suis réjoui trop tôt.
Erwin est là, avec l'autre grande perche de Zacharias. Les bras croisés, ils semblent m'attendre. Et leurs visages sont fermés, je peux pas identifier leurs expressions. Ils se ressemblent tellement côte à côte, grands, blonds et visiblement pas très contents. Faut dire que j'ai faussé compagnie à Zacharias pas mal de fois déjà, il doit être furax... Quant à Erwin... il va sûrement me passer un savon, mais après ce que je viens de vivre, ça me paraît une formalité. J'irai au trou un petit moment et ce sera oublié.
Non, après tout, il a pas l'autorité pour faire ça, il est pas mon chef.
Zacharias se dirige vers moi et met une main sur mon épaule. Ok, restons calme, c'est pas le moment de faire le rebelle. Erwin me demande si ma petite fugue m'a plu, et je réponds que oui, que c'était instructif et que je lui raconterais les détails quand il veut. Il ne semble pas relever mon irrespect volontaire. Il m'annonce que nous devons parler de certaines choses avant de rencontrer le major. Evidemment, le grand chef veut me voir lui aussi, tout le monde est déjà au courant apparemment.
On entre tous les trois dans le baraquement et Zacharias me fait assoir sur un lit. Je me sens encore plus petit dans cette position, mais je fais pas le mariolle ; autant les laisser me dire ce qu'ils ont à me dire. Erwin décroise les bras et se met à me parler sur un ton un peu mécanique mais calme. Il me rappelle qu'il est interdit de quitter le régiment sans une bonne raison et sans en avertir un supérieur. Ah, petit rappel du règlement, je m'y attendais. Il est tellement procédurier... Il conclut que cela s'apparente à de la désertion et que c'est puni sévèrement. Ok, je savais pas à ce point. Je m'en souviendrai. Je peux y aller maintenant ?
Zacharias me fait rassoir sans brutalité car Erwin a pas fini. Le major veut me voir car en plus de cette incartade à punir, il doit me réaffecter à une équipe. Que quelqu'un comme moi continue de végéter sans chef lui semble apparemment intolérable. Ils ont tous essayé, mais j'étais pas d'humeur, que veux-tu ? Je servirai pas sous les ordres de...
Erwin s'agenouille devant moi et me regarde bien en face. Si je veux pas me retrouver à obéir aux ordres d'un chef que j'ai pas choisi, je ferais bien de me dépêcher. N'importe lequel sera d'accord pour m'intégrer, mais c'est à moi de me décider... Un choix, encore... Peu de chance que celui-ci soit fatal à qui que ce soit, à part à moi, peut-être... Erwin me demande de prendre mon destin en main ; j'ai pas eu souvent cette occasion...
Maintenant que j'y pense : tu me l'as pas demandé, toi. Pourquoi, t'as les foies ? Me dis pas que t'as moins de couilles que la binoclarde ! Quoiqu'il me semble l'avoir vue pisser debout, à moins que j'ai eu des hallus... Pourquoi tu me l'as pas demandé ? Pourquoi ?...
Je sais bien pourquoi. Erwin est l'incarnation de la prévoyance. Il a dû se dire que c'était trop tôt encore, et que si je rentrais dans son escouade, j'essaierais encore de le tuer ou un truc du genre... Non, il n'y a pas de crainte dans ses yeux. Seulement de l'attente. De... l'espoir ? C'est la première fois que je lui vois cet air-là...
Pourquoi tu me le demandes pas, crétin, là, maintenant, tout de suite ? Si tu le fais pas, compte pas sur moi ! Je servirais pas sous les ordres d'un type incapable de dire ce qu'il veut ! De toute façon, je suis ici à cause de toi. Alors prends ton courage à deux mains et va au moins jusqu'au bout de ton plan !
Il me demande si je veux rejoindre son escouade. Enfin. J'ai bien cru qu'il le ferait jamais... J'entends Zacharias renifler bruyamment, ce qui enlève toute grandeur à sa proposition. Mais je m'en fous. Il l'a fait. Alors évidemment, je dis oui.
Bien sûr que je veux, idiot.
