L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Steffen Wenzel

Greta et moi nous dirigeons vers la forêt pour un entraînement de vol. Erwin a ordonné que nous soyons là aux aurores car il tient à ce que nous nous échauffions avant l'arrivée des autres équipes. Il a annoncé la venue d'une nouvelle recrue, et cet exercice aura pour fonction première de tous nous habituer à voler à cinq.

Les autres régiment se moquent souvent de nous en pensant que ça ne sert à rien d'entretenir une bonne coordination en vol puisque nous restons la plupart du temps sur nos chevaux. Typique de ceux qui ont jamais mis un pied dehors... Il ne leur vient pas à l'esprit que l'harmonie entre nous est cruciale si nous devons attaquer un même titan à plusieurs. Combien de jeunes explorateurs se sont retrouvés bêtement à terre parce qu'ils n'ont pas su anticiper les mouvements de leurs équipiers ?

Le soleil est à peine levé. Ses rayons percent à peine les feuillages autour de nous. Mike est déjà là ; en compagnie de quelqu'un que je reconnais pas tout de suite. En m'approchant, il n'y a plus de doute : Livaï est la nouvelle recrue. Je suis pas tellement étonné, Erwin avait bien eu dans l'idée de le faire rejoindre l'escouade. Je me demandais juste quand ça se ferait. Greta le connaît un peu mieux que moi, mais tout ce que je sais à son sujet se rapporte à des on-dits. On a beau loger dans le même baraquement, on ne s'est jamais parlé. Il est pas commode il paraît, et aux résultats de ses tests, on peut pas dire qu'il soit très coopératif. S'il veut la jouer solo, ça marchera pas et Erwin ne l'acceptera pas. Enfin je suppose qu'il le sait et fera donc des efforts.

Greta et moi les rejoignons sous les arbres et Mike fait de rapides présentations. En privé, il se référait à lui sous le sobriquet "le nain", mais devant lui, il se montre plus respectueux. Il sera toujours temps de lui demander comment il prend la venue de ce petit prodige dans nos rangs. Mike sait bien - tout le monde le sait - qu'il est lui-même actuellement considéré comme le meilleur soldat du bataillon, et la concurrence avec Livaï l'inquiète peut-être. Avec sa taille imposante, difficile d'imaginer qu'il puisse craindre quelqu'un...

Livaï nous salue de la tête et se penche un peu plus vers Greta, qu'il semble reconnaître. Ou bien parce que c'est une fille... On fait pas de distinction entre les sexes ici, même si les dortoirs ne sont pas mixtes. Mais apparemment, c'est une habitude qu'il a dû prendre ailleurs... On raconte qu'il vient des bas-fonds du Mur Sina, il me paraît improbable qu'il ait attrapé ce genre d'habitude là-bas.

A le voir, il est pas difficile d'imaginer qu'il a eu une vie difficile. Il a vraiment une tête de hors-la-loi, et peut se montrer tour à tour grossier ou maniéré de façon exagérée. Greta m'a dit qu'il était pas aussi dur que ça, qu'il pouvait avoir ses moments de faiblesse, mais je vois pas trop comment elle le saurait. Elle s'est plus ou moins occupée de lui après l'expédition, enfin elle lui a juste parlé un peu et apporté à manger. Elle semble moins gênée que moi par sa présence. Je suppose que je m'y ferais aussi. De toute façon je fais confiance au chef : s'il l'a intégré, c'est qu'il le croit capable de travailler avec nous.

Le voilà. Erwin arrive de la forteresse à dos de cheval, et freine des quatre fers avant de sauter à terre. C'est toujours très impressionnant de voir un soldat de grande taille bouger de cette façon. Peu d'entre nous sont aussi grands et costauds qu'Erwin ou Mike, et à première vue, on les croirait pas capables de se déplacer aisément avec le dispositif. Ils sont en général moins rapides que les soldats plus petits, mais leur force de frappe est incomparable. Avoir plusieurs gabarits dans une même escouade peut faire la différence si on sait équilibrer les qualités et défauts de chacun. Erwin est très fort pour ça, il nous organise comme un chef d'orchestre.

On a tous nos places depuis un bon moment, mais la venue de Livaï va faire changer nos habitudes. C'est un peu excitant, ce changement... Auparavant, je travaillais en binôme avec lui, et Greta avec Mike, mais comment va-t-il nous placer aujourd'hui ?

Il nous salue et nous remercie d'être là à l'heure. Erwin est typiquement ce genre de chef qui ne tient rien pour acquis et qui estime que valoriser ses soldats chaque fois qu'ils le méritent est une bonne chose. Je l'apprécie pour ça, son anti-conformisme est rassurant. Ce qui l'empêche pas de nous étonner. Il concocte souvent des petits exercices qui nous sont réservés. Qu'a-t-il préparé ?

Il indique la forêt du doigt et nous annonce que nous allons nous offrir un petit vol matinal à cinq. Pas de formation précise pour l'instant, le but sera d'éviter les obstacles tout en préservant la trajectoire de vol des autres. Pas plus de deux mètres entre nous, nous devons pouvoir communiquer sans hurler. Erwin volera devant nous et se postera un peu plus loin par la suite pour nous regarder faire. Ensuite, nous ferons un virage et nous reviendrons à notre point de départ.

A première vue, cela paraît un exercice de débutant, mais ce n'est pas si facile de voler en forêt, avec des camarades autour de soi. Surtout quand la lumière est faible... Il n'a pas choisi cette heure par hasard. Mais il fait quand même suffisamment clair, il est pas fou.

Il passe entre nous et nous ordonne de compter cinq secondes après son décollage pour nous élancer à notre tour. Il actionne les manettes des gaz et s'envole à l'ombre des arbres. Instinctivement, nous nous mettons en position, celle que nous connaissons. Je suis un peu perdu car d'habitude je vole avec lui, mais à présent je comprends le but de la manoeuvre. Avoir cinq soldats avec lui permettra à Erwin de se placer seul en tête d'escouade et de mieux nous diriger. Sa place de chef se trouve ainsi valorisée tout en mettant à profit notre propre autonomie de mouvement. Nous couvrirons aussi plus de terrain en nous déployant en tête de flèche. Ingénieux... C'est une formation qui peut être adoptée en cas d'urgence, si nous devons voler au secours d'autres explorateurs en danger.

Le décompte est fini, et nous ne nous sommes pas placés exactement comme prévu. Greta est avec Mike, mais Livaï s'est placé derrière nous, et moi tout seul, un peu en avant. Je sais qu'il est bon, mais le savoir dans mon dos me stresse un peu... Trop tard pour en discuter, nous décollons enfin à notre tour.

Le vol se passe bien, les arbres nous opposent des obstacles non mortels car ils ont été élagués ; ce terrain a surtout l'avantage de présenter pas mal d'angles morts et de masquer les autres de temps en temps ; il faut toujours savoir où se trouvent les autres, c'est la règle. Nous ne devons rompre la formation qu'en cas de force majeure. Nous varions un peu la hauteur du vol pour corser la chose, mais dans l'ensemble ça reste facile. Et je sais pourquoi : Livaï reste en retrait et ne vole pas avec nous. Profitant d'une large trouée sur ma trajectoire, je me retourne vers lui et lui demande de se rapprocher un peu. Il semble grogner un peu mais ajuste sa vitesse pour se placer entre nous trois. Nous volons en ligne pendant un moment, mais je le sens encore assez absent. J'engage la conversation pour tenter de le détendre un peu, mais ça ne marche que lorsque Mike s'en mêle. Il asticote Livaï en le traitant de traînard, et les voilà en train de faire la course ! Greta et moi tentons de les rattraper mais on a du mal. Ces deux-là sont rapides et malgré sa petite taille, Livaï a du mal à rattraper Mike.

Je distingue le chef sur un arbre à ma droite. Il nous observe et ordonne que nous fassions demi-tour. Dans un ensemble tout sauf harmonieux, nous virons tous les quatre en faisant en sorte de ne pas nous rentrer dedans. Mmh, peut mieux faire. Cela aurait mieux marché si nous avions tenu une ligne verticale, car à quatre les distances à négocier sont différentes, et les plantés de grappin plus difficiles.

Je sais qu'Erwin est en train de voler derrière nous et observe notre comportement. Livaï se place de nouveau à côté de moi mais légèrement en arrière, de façon à ce que je puisse au moins distinguer son visage en tournant un peu la tête. C'est mieux comme ça, au moins on se gêne pas. Je sais pourquoi il fait ça : il a remarqué qu'il volait un peu plus vite que moi et il garde ce petit décalage pour se donner le temps de calquer sa vitesse sur la mienne. Je suis étonné de cette prévenance.

Erwin nous talonne puis finit par remonter notre groupe pour se placer devant nous. Je suis saisi du réflexe de me placer à côté de lui mais je me retiens. Ce n'est pas ce qu'il veut. Je vais devoir me faire à l'idée que dorénavant je volerai seul. Ou avec Livaï. Je sais pas quelle conclusion il va tirer de ce vol d'essai.

Nous nous posons enfin à l'orée du bois. Erwin nous y attend les bras croisés, et je sais qu'il est en train de cogiter. Il nous scrute avec attention, et nous laisse reprendre notre souffle avant de se prononcer. Il a noté le désordre qui a régné durant l'exercice. Mike se met à regarder en l'air, comme pour se disculper, mais Erwin le réprimande un peu pour sa provocation ; j'interviens quand même en précisant que Livaï restait trop en arrière et que Mika avait fait ça pour le motiver un peu. Erwin sourit et passe à autre chose.

L'exercice n'avait pas pour seul but de nous apprendre à voler ; nous savons tous le faire et nous sommes doués. Mais voler avec les autres en toute confiance est une autre histoire. Nous nous connaissons tous les trois mais Livaï est nouveau, et voler ensemble est un bon moyen d'intégration. Il a noté que je me suis retourné moi aussi pour demander à Livaï de se rapprocher, et c'était très bien. Il fécilite ensuite Livaï pour ne pas avoir pris la mouche et avoir même fait en sorte de ne pas me dépasser pour se venger. Il a su tempérer son humeur, oublier la provocation de Mike et penser avant tout au travail de groupe. Oui, c'est vrai. Mais on a encore du boulot pour l'harmonie. Le virage était franchement pas propre.

Erwin acquiesce et décide cette fois de nous placer à sa convenance. Il me groupe avec Mike, et Greta avec Livaï. Il a des informations sur les capacités de Livaï que je n'ai pas encore. Mais je suppose qu'il sait pourquoi il fait ça. Je m'en doute aussi. Si Livaï est aussi fort qu'on le dit, le placer avec Greta compensera son manque de force. Elle est la plus rapide mais la plus faible en force pure. En clair, Erwin nous passe comme message qu'il classe Livaï au moins au même niveau que Mike. Ca promet.

Je sens un frisson me parcourir. Les choses vont changer. Un vent de renouveau souffle sur le bataillon, ou au moins sur notre escouade.

Erwin se place à l'avant et nous informe qu'il va voler devant nous jusqu'au bout cette fois. Voilà, j'avais deviné. Nous allons refaire un passage, qui sera réitéré jusqu'à ce que notre ordre de vol soit parfait en toutes circonstances. Quand ce sera fait, nous aborderons les stratégies d'attaque de groupe. Elles aussi vont subir des changements, évidemment.

Tandis que le soleil prend de la force, nous nous élançons de nouveau sous les frondaisons encore chargées de l'humidité de la nuit. Voir le dos d'Erwin me fait tout drôle, mais finalement ça me tranquillise de le savoir devant nous, prêt à anticiper les imprévus. Il fait un geste du bras, et comme un seul homme, nous nous dirigeons tous dans la direction indiquée, sans même nous concerter. Il ne se retourne même pas pour vérifier, sûr de notre obéissance.

Ca s'annonce bien. Et je me sens confiant.