L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Livaï
Je suis là, étendu dans le noir et nu comme un ver dans une chambre sordide avec une fille presque inconnue endormie contre mon épaule, une clope au bec...
Fut un temps cela aurait paru totalement banal au truand que j'étais. Me retrouver dans ce genre de situation, au pieu avec une fille, un garçon, ou même les deux en même temps, a jadis fait partie de mes divertissements, mais qu'est-ce qui a changé ? Le Livaï d'alors est-il mort pour que je ressente cette obscure impression de faire quelque chose de subversif ? Est-il bien là, quelque part, caché dans un recoin inavouable à attendre de ressurgir, ou bien dois-je l'évacuer le plus vite possible pour faire place à ce nouveau moi ?
Je tire sur ma cigarette et envoie une bouffée au plafond. Un plafond que je connais bien. Pas seulement parce que c'était ma chambre. C'était aussi celle de Clem. Au moment d'y emménager, je n'y avais pas fait attention, car les meubles avaient changé de place ; mais aujourd'hui, ils sont revenus à leurs emplacements d'alors, et cela m'est revenu. C'est dans cette chambre que Clem et moi... la première fois, je crois...
Et maintenant, me revoilà dans ce même lit, à coucher avec une brune qui fait le même travail que ma mère... Cette pensée me donne un haut le coeur... Je secoue le mégot en dehors du lit sur le sol, totalement indifférent à la crasse ambiante. Je m'étais juré de pas le faire, pour pas ressentir ça justement...
Ma vie me semble avoir fait un cercle complet et être revenu à son point de départ. Et je me dis sérieusement que si je veux pas me retrouver dans ce lit encore et encore pour les années à venir, je vais devoir briser ce cercle, m'en extirper une fois pour toutes.
Je jette un oeil vers la salle à manger et je nous revois, tous les trois, assis par terre à astiquer nos cuirs, à recharger notre gaz... Isabel fait des grands mouvements des bras pour mimer un piqué, et Furlan lui tapote le front de son doigt... Et je vois Clem, le visage ouvert et franc, avec sa petite cicatrice sur la paupière, que j'aimais tant tracer du doigt... La première fois, c'est moi qui l'ait cherché, mais la deuxième, c'est lui qui m'a eu... et on a passé tant de temps à parler, après...
J'ai besoin de sortir de cette maison. Sinon, quelque chose va exploser à l'intérieur, et ce sera irréparable. Le Livaï des bas-fonds tambourine à la porte de mon coeur et me hurle "pourquoi tu ne veux plus d'eux ? Pourquoi tu ne les laisses pas rentrer ?" Mais si je le fais, j'aurai plus qu'à aller me perdre quelque part sous terre et jamais revenir... Combien de fois j'ai eu envie d'abandonner ici ? Je veux plus laisser tomber, je peux plus...
Je me rhabille en silence, mais je crains rien ; Angelika est endormie et repue, elle le restera le temps que je m'en aille. J'ai pas vraiment envie de lui dire adieu. Je ne la connaissais pas vraiment il y a quelques heures, et maintenant je la connais bien davantage que n'importe quel homme... Elle était si faible que j'ai eu peur de lui faire mal... J'espère vraiment... ne pas lui avoir fait mal...
Je soulève une mèche de son front ; elle a l'air heureuse... Mais je ne me fais pas d'idée : les anges ne vivent jamais longtemps ici, ou se transforment en démon. Je ne sais pas encore si c'est pareil là-haut, ni si je suis l'un ou l'autre. C'est pour le savoir que je pars.
Je passe ma cape autour de mon cou, ouvre la porte et m'enfonce dans l'obscurité. Pourtant, c'est déjà l'aube là-haut, de fins rais lumineux arrivent jusqu'à moi par les plaques d'égout. Il me semble voir une grosse masse sombre en tomber pour venir s'écraser au sol, mais je n'en suis pas sûr... Et pendant que j'ai le nez levé, oubliant toute prudence, un vieil homme se jette sur moi et m'étreint de toutes ses forces. Ce n'est pas un vieil homme ; c'est le vieil homme ; l'incarnation même de la décrépitude souillée des bas-fonds qui se précipite sur moi, toutes griffes dehors. Ses yeux sont voilés d'un flou laiteux. Ils ne l'étaient pas l'autre fois... Il tente de me retenir, de me plaquer au sol, comme un méchant fantôme qui refuse que je me tire d'ici... Je le repousse violemment, le souffle court, et m'enfuis loin de lui, de cet endroit, de ce lieu qui me fait suffoquer de terreur et me replonge dans ce qu'il y a de plus noir en moi...
Mais ce n'est pas tout ce qu'il y ici. Je reconnais cette rue. Je l'ai si souvent arpentée en tenant la main à maman. Là, au bout de la rangée de maisons, il y avait... Il n'y a plus rien. Un tas de planches moisies, et de pierres éboulées, moins encore qu'une ruine. On ne distingue plus que vaguement l'ancienne superficie des lieux, c'était minuscule... J'ai vécu ici... Et il ne reste plus rien de la maison de ma mère à présent...
Je tombe à genoux et pousse un long hurlement. Pas de douleur ou de chagrin, je l'expulse comme une toux, un parasite coincé dans ma gorge, un râle contenu depuis longtemps, depuis... depuis que j'ai plongé pour la dernière fois mes yeux dans ceux, morts, d'Isabel...
Quand je relève la tête, je crois distinguer une femme en robe blanche au milieu des pierres... mais ce n'est qu'un bout de rideau pâle que le vent a soulevé... un vent qui semble venir de nulle part et qui prononce mon nom doucement... qui me supplie de rester ici...
Mais je peux faire face à ce spectre. Maman voulait que je parte, que je m'évade. Et maintenant que j'ai retiré de moi ce qui me pesait, me faisait mal, m'empêchait de réellement prendre mon envol, je peux partir sans me retourner, la tête haute.
Je n'ai plus rien ici. Tous ceux que j'aimais sont partis ou morts. Les visages de Clem, Isabel et Furlan sont encore très clairs dans ma mémoire. Celui de Kenny m'apparaît davantage flou et imprécis, je me souviens surtout de sa voix tonitruante, et de son sourire jusqu'aux oreilles ; Betti m'apparaît comme un feu sauvage, turbulent et sensuel ; ma mère est la plus lointaine, mais la sensation qu'elle me laisse est la plus forte ; celle de sa chaleur quand j'avais froid, de sa douceur quand j'allais mal, de sa voix qui me chantait des chansons... Je serais encore capable de les fredonner, mais impossible de me rappeler clairement ses traits... Je caresse son foulard autour de mon cou... Je me sens déjà si vieux...
Ils sont tous ici, en moi, mais je ne sais pas si je dois les abandonner ou les emmener. Je n'ai pas la réponse à cette question... Je me la pose encore tandis que je monte les marches de l'escalier, indifférent aux appels de détresse qui résonnent derrière moi - ou en moi. Et quand je me retrouve enfin dans la fraicheur du petit matin, sous le ciel couleur d'ecchymose, je ne me sens pas plus avancé...
Alors je marche vers la caserne de la garnison où j'ai laissé mon cheval et m'apprête à repartir, encore plein d'incertitude. Et le cours de mes pensées s'interrompt. Car devant la caserne stationne une diligence militaire ; et devant cette diligence se tient Erwin, bien droit, les mains dans les poches de son long manteau.
Je ne sais pas comment réagir à cette apparition. Il a le don pour toujours se trouver là où il doit être. Mais comment ?... Je marche plus vite vers lui, et lui demande ce qu'il fait là. Je me souviens, il devait venir à la capitale pour... quoi déjà ? Je sais plus... Il me répond qu'il a fait un saut par ici pour voir si mon cheval était là avant de repartir. Constatant sa présence, il en a déduit que je devais encore... être en bas.
Ouais, j'y étais, en bas, tout en bas. Désolé, j'aurais dû être sur le chemin du retour hier soir. Il ne m'accable pas, et me demande simplement si j'ai trouvé ce que je cherchais. Je ne cherchais rien, et je n'ai rien trouvé. Juste des fantômes que je suis allé saluer et qui m'ont collé des sueurs froides. Mais te fais pas de bile : je reviendrais jamais ici. Je dois aller de l'avant.
Ils sont mort. Tous morts, là en bas. Je ne peux plus rien y faire... Il hoche la tête en entendant mon murmure.
Je le dépasse pour aller chercher ma jument dans l'écurie et je l'attache à l'arrière de la diligence. Il me suit en silence puis me dit très sérieusement qu'il ne m'a jamais demandé de faire une croix sur mon passé et de renier celui que j'étais avant. Que je peux être à la fois Livaï le truand et Livaï l'explorateur si je le veux. Et qu'il serait même déçu si je ne le faisais pas.
Que ma nouvelle famille m'acceptera comme je suis.
Je souris sans le lui montrer. T'as toujours réponse à tout, la grande perche ; enfin, je veux dire "chef"... Tu apportes la réponse que je cherchais alors que t'avais aucun moyen de savoir comment je me sentais. Je comprends mieux pourquoi ils te respectent tous... et pourquoi d'autres ont peur de toi. T'es vraiment flippant, parfois...
Il me tient la porte ouverte et je monte dans la diligence. Pendant que les bâtiments défilent et que le beffroi de Mitras sonne cinq coups, je lui demande s'il peut me faire une faveur. Oui, encore une. Il paraît que tu as une baignoire ; une belle et grande salle de bain toute équipée comme il faut. Il fait semblant de pas comprendre. Ca va, fais pas l'innocent, c'est Furlan qui me l'a dit ! Alors voilà : si tu pouvais me la prêter une heure ou deux, j'apporterais tous tes rapports au major pendant le reste du mois, ça te va ?
Nan parce que... j'ai vraiment besoin d'un bon bain...
