L'UNION FAIT LA FORCE
(juillet 844)
Erwin Smith
Nous voici tous à l'abri. Aucune victime à déplorer pour cette première partie de l'expédition. Je ne suis pas peu fier de mon escouade. Espérons que nous ferons aussi bien demain. Pour le moment, nous avons tous besoin de repos.
Les explorateurs sont anormalement bruyants. La joie d'avoir échappé aux titans, sans doute. Le brouhaha des voix enjouées est plutôt plaisant. Ils mangent tous de bon appétit. Je vais passer prendre de quoi dîner pour nous cinq. Exceptionnellement, nous aurons droit à des conserves cette fois ; elles avaient presque atteint leur date de péremption, nous les avons obtenues pour presque rien. Cela change de notre ordinaire. Muni d'un réchaud Ilmari à pierres gelées explosives, je me dirige vers le coin du bastion où se trouve mon escouade.
Je reste un moment à les regarder de loin. Greta fait de grands gestes en narrant les exploits de Livaï. Elle ne tarit pas d'éloges à son sujet, alors qu'il reste plutôt les pieds sur terre. Mais elle n'est pas la seule à parler de lui. Hanji n'a pas arrêté de me harceler pour savoir comment je l'avais exactement trouvé et si je savais qu'il pouvait faire tout ça. Tout le monde a pu constater ses talents il y a quelques heures. Il serait inutile de les cacher ou de les nier. Mais cette soudaine notoriété ne doit pas empiéter sur notre esprit d'équipe. Sa nonchalance est de bonne augure, il ne se laissera pas porté en triomphe, ce n'est pas son style.
Je m'assois avec eux en laissant tomber les boîtes. Mike, affamé, en prend une et commence à la faire chauffer. Des haricots, évidemment. C'est la denrée en conserve qu'on retrouve le plus souvent dans l'armée. Cela vaut toujours mieux que les rations... Je leur dis de se servir copieusement, car si elles ne sont pas mangées, elles seront jetées au retour. Livaï répond qu'il déteste le gaspillage de nourriture, mais que les haricots donnent des gaz. Steffen s'esclaffe franchement en lui tapant dans le dos et Greta lui fait les gros yeux.
Greta et Steffen sont depuis quelques années dans mon escouade. On les croirait frère et soeur, mais en vérité ils sont cousins, au deuxième degré je crois. La première fois que je les ai vus, ils n'étaient que des enfants travaillant dur dans les brigades d'entraînement. Mais j'ai tout de suite vu qu'ils étaient prometteurs. Quand, classés dans les dix premiers de leur promotion, ils ont exprimé le souhait de rejoindre le bataillon, j'ai tout fait pour les avoir. En l'espace de peu de temps, ils étaient devenus des adultes. A l'époque, je cherchais les meilleurs pour mon escouade, et seul Mike correspondait à mes exigences. Ces deux-là, je ne pouvais les séparer. Alors je les ai intégrés ensemble. Que des cadets aussi bien classés choisissent le bataillon est très rare ; ils préfèrent les brigades spéciales, qui leur permettent de gagner un bon salaire et de vivre une vie plutôt tranquille. Je leur ai bien fait comprendre qu'entrer dans le bataillon les obligerait à renoncer à beaucoup de choses. Une vie paisible et longue, une famille, de véritables projets d'avenir... Que leur quotidien serait bien plutôt tourné vers le deuil que vers la joie... Ils n'en ont pas eu peur, leur choix était déjà fait. Ils se sont dits très fiers de faire partie de mon escouade ; et j'ai toujours été fier de les avoir.
Si nous avons fonctionné à quatre pendant des années, je savais qu'il manquait quelque chose à ce tableau : un cinquième membre, comme un genre de point final. Aujourd'hui, j'ai l'impression que rien ne me manque. Je pourrais aller au bout du monde avec eux. Et eux aussi me suivraient aussi loin. Enfin, tous... je l'espère.
Mike raconte à son tour ses exploits, et Livaï lui rétorque, appuyé d'une main sur le sol, qu'il a quand même fallu que le "chef" vienne à son secours. Mike renifle en fronçant franchement le nez, signe d'agacement chez lui. Hm, l'humeur paraît au beau fixe, mais il me semble que... Si Livaï n'a plus de grief contre moi, ceux qu'il a contre Mike ne semble pas avoir disparus... Mike n'a jamais eu d'adversaire à sa mesure jusqu'à maintenant. La présence de Livaï doit le faire transpirer un petit peu. Tant que cette petite rivalité entre eux reste n'a pas d'incidence sur le travail d'équipe, je n'y vois pas de mal. L'émulation est bénéfique.
Greta annonce qu'elle est fatiguée et va s'étendre sur sa couverture pour la nuit. Comme il n'y a pas de quartier réservé aux gradés dans cet avant-poste - c'est une ruine très simple -, je me prépare à faire de même, tout en prenant le soin de prendre quelques documents avec moi. Je prends de l'avance pour le retour, ceux-là ne seront plus à lire. Livaï me demande comment je peux passer le temps à lire ces choses ennuyeuses, alors que je pourrais m'en passer au moins en expédition. Je lui tends une feuille en lui proposant de m'aider, mais il refuse, bien évidemment. C'était une plaisanterie, Livaï. Il me rétorque que mes blagues ne sont jamais drôles.
Je me doute bien qu'il ne va pas dormir non plus. Cela me tracasse. Il a beau prétendre ne pas en avoir besoin, il reste un humain, et les humains ont besoin de sommeil. Il doit être fatigué après cette journée, aussi je lui conseille d'essayer de dormir un peu. Pas question qu'il tombe de cheval demain. Il me répète encore qu'il dormira s'il en a envie, et qu'il ne suffit pas de le vouloir pour y arriver. Pourquoi ne dort-il pas ? Est-ce que des tas de choses lui viennent à l'esprit au moment du coucher, des tracas ou des soucis qui l'empêchent de fermer les yeux ? Je ne suis peut-être pas le seul à qui ça arrive.
Je suis réellement mal placé pour lui faire la leçon ; même si je ne suis pas insomniaque, je sais que je ne dors pas autant que je devrais. J'essaierais ce soir, afin de lui donner le bon exemple. J'ouvre et ferme le poing gauche en contemplant la cicatrice que sa lame a laissée dans ma chair...
Pas sûr que ça marche avec cette tête de mule...
