CE QUE L'ETAT NOUS CACHE
(juillet 844)
Erwin Smith

La diligence de Trost se gare dans la cour et je me porte à la rencontre de nos visiteurs. Nile et le commandant Pixis, rien que cela. Je suppose que nous allons encore avoir de longues discussions autour d'un bon vin, à propos de l'avenir du bataillon. Elles ont lieu au moins deux fois par an. Si je réussis toujours à garder mon calme, le major est moins patient. Je ne doute pas que ce soit le motif de la venue de Nile, mais quant à Pixis, même si ses états de service sont irréprochables, il ne s'intéresse pas vraiment à la politique et les querelles entres factions l'ennuient. Il a dû profiter de la diligence de Nile pour venir nous saluer.

Je guide nos hôtes dans la grande salle où Mike et moi les aidons à monter leurs bagages. Les militaires se contentent de peu lorsqu'ils sont loin de chez eux ; nos locaux sont bien plus austère que ceux du centre, mais ils en ont l'habitude, et Dot Pixis nous complimente sur la propreté impeccable des lieux.

Mike répond que nous avons un nouveau service de nettoyage absolument sensationnel et il me fait un clin d'oeil discret. Je ne relève pas l'humour et emmène Pixis jusqu'à ses quartiers habituels. Il s'exclame de contentement en voyant la literie bien tenue, les meubles brillants et le sol récuré. Il y a même un vase de fleurs fraîches... Il nous ordonne de bien dire à cette merveilleuse femme de ménage à quel point il apprécie son attention. Bien sûr, nous n'y manquerons pas !

Je l'informe que le major est actuellement en patrouille avec de jeunes recrues et qu'il sera de retour dans l'après-midi. Nous le laissons s'installer et je conduis Nile un peu plus loin dans le couloir pour qu'il prenne ses aises. Sa chambre est également parfaite, Livaï n'a vraiment pas lésiné. Je crains que le budget alloué aux produits ménagers ne doive être augmenté d'ici à la fin du mois...

Nile n'est pas d'humeur à rester enfermé toute la matinée pour attendre Shadis. Il exige d'être conduit sur le terrain d'entraînement pour voir un peu comment se porte le moral des troupes ; mais aussi sans doute pour se remettre de bons souvenirs en mémoire. Le bataillon d'exploration est le seul à mener le types d'exercices des brigades d'entraînement au quotidien pour entretenir le physique et le mental des troupes.

Aussi, nous prenons des chevaux et nous dirigeons vers le champ d'exercice. Il y a des tests pratiques aujourd'hui, et je nous dirige vers la forêt. Ce faisant, nous longeons les pâturages réservés à nos montures, et jetons un oeil sur les cours d'arts martiaux. Nile voudra sûrement voir nos réserves, nos écuries, et juger de l'entretien de nos dispositifs. Tout ceci vaut très cher et en tant que commandant des brigades spéciales au service direct du roi, il doit s'assurer que l'argent de l'Etat est bien investi. Cela me fait mal de savoir que le bataillon se doit de rendre des comptes à son régiment... Je n'ai rien contre lui en particulier, mais le système est ainsi fait.

Et ce n'est sans doute pas ce que ce système fait de pire...

Nous arrivons aux abords de la forêt. Un groupe de jeunes cadets, encore en première année, se promène devant nous, les yeux levés pour tenter d'apercevoir les explorateurs confirmés qui voltigent au-dessus de leurs têtes. Ils ne doivent pas avoir plus de treize ans... De temps en temps, un morceau de bourre tombe au sol tandis qu'un sifflement de gaz retentit.

C'est Nanaba qui leur fait la visite. Elle est très patiente avec les jeunes et leur inspire confiance. Mais certains me montrent du doigt en chuchotant, et Nile me donne une bourrade en me disant que je suis déjà une célébrité pour eux. Tu crois ? Non, voilà la célébrité qui arrive.

Je reconnais les jets de gaz caractéristiques de sa technique tournoyante. Mais il va trop vite pour qu'on puisse l'apercevoir. Une véritable tornade nous frôle et sa force est si gigantesque que le titan de bois en tombe presque par terre. Les cadets se mettent à crier en regardant autour d'eux dans l'espoir de distinguer le soldat qui vient de se livrer à cet exploit. Je vais écourter leurs recherches en hurlant le nom de Livaï sous les arbres.

Livaï se pose sur le tronc d'un arbre au-dessus de nous en position verticale. Il détaille Nile des yeux, étonné de me trouver en compagnie d'un inconnu. Je fais de rapides présentations - Nile fronce les sourcils -, et je fais semblant de sermonner un peu Livaï sur sa propension à détruire le matériel. Il rétorque que de toute façon ses poupées sont en carton, et qu'il s'entraînerait bien mieux avec des titans d'acier. Les cadets émerveillés ouvrent de grands yeux en le voyant et Nanaba les emmène plus loin.

Je congédie Livaï en lui ordonnant de modérer sa force à l'entraînement, et de la conserver plutôt pour les expéditions. Il me salue et s'envole de nouveau pour vite disparaître entre les branches. Je surveille les réactions de Nile du coin de l'oeil. Il me semble surpris, non seulement par la force de Livaï mais aussi par son obéissance. Oui, Nile, être un criminel n'est pas une fatalité, il peut naître n'importe où de grands soldats. Pour détendre l'atmosphère, je lui fais remarquer qu'il devrait être fier que son régiment, par l'intermédiaire de ces deux soldats égarés dans les bas-fonds, ait permis l'avènement du meilleur soldat dont dispose l'humanité.

Il se retourne vers moi, visiblement choqué, et me demande si je crois vraiment ce que je viens de dire. Oui, Nile, je le crois. Les brigades spéciales m'ont rendu un grand service ! Et il ne le dira sans doute jamais, mais je suis sûr que Livaï pense la même chose...