CE QUE L'ETAT NOUS CACHE
(juillet 844)
Livaï
Jour de relâche, pas d'entraînement ; et comme d'habitude, je vais en profiter pour tout astiquer. De toute façon, si je le faisais pas, on vivrait constamment sous la poussière. A commencer par le bureau du chef. Je sais pas comment il peut bosser avec de la saleté autour de lui. On peut rien faire de bien dans ces conditions.
Avant ça, je donne un coup de main pour décharger les caisses de provisions qui viennent d'arriver. Je les emmène sans problème dans la réserve et les gars qui soufflent et suent sous le poids me jettent des regards apeurés. Je me suis habitué à ça ; dans les bas-fonds, c'était pareil. Ils doivent se dire que quelque chose ne tourne pas rond chez moi. Je me demande si Mike, Greta et Steffen pensent la même chose ou s'ils s'en foutent. Erwin a l'air de pas y faire attention, j'aime autant. J'en ai un peu marre qu'on m'observe comme une bête curieuse. Ajoutons à cela mes performances au combat, et ils pourraient tous donner l'impression que je tombe du ciel...
Il m'arrive de me poser là-dessus et de me demander pourquoi j'ai l'air si différent... Quelque part, quand Mike me charriait et s'amusait à me rabaisser, ça me faisait oublier tout ça. Je devenais un simple soldat comme les autres. Mais ça dure jamais longtemps ; il suffit que quelqu'un me montre du doigt ou qu'une fille timide essaie de m'adresser la parole pour comprendre que j'ai d'ores et déjà un statut spécial. Et comme en plus je fais partie de l'escouade la plus en vue du bataillon, ça arrange rien.
Je fais avec. Ou bien je me change les idées. J'attrape un balai, une éponge, une époussette, une serpillère et un seau, et je transporte tout ça jusqu'à la cour. Le temps de remplir le seau, et je suis déjà dans les escaliers en route pour le bureau d'Erwin. Je sais pas s'il y est, mais en tout cas, il devra sortir ; ça doit bien faire deux semaines que je suis pas passé, donc il ira lire ses dossiers dans la salle commune le temps que je finisse. J'ai remarqué la dernière fois la couche de poussière sur les meubles et les traces de bottes crottées... Intolérable...
Je frappe et personne ne répond. Tant mieux, ça m'évitera de le virer. J'entre et referme la porte derrière moi. C'est dingue, j'ai l'impression d'être cerné par la saleté... Pourtant, Erwin est plutôt propre comparé aux autres. Mes exigences doivent être trop élevées, comme le dit la binoclarde. Je m'en fous ; je relève mes manches, attache mes cheveux avec un torchon propre et place le foulard de maman devant mon visage. D'abord la poussière. Et ranger le bureau. Je me permettrais pas de toucher à ses autres affaires - comme si je l'avais pas déjà fait -, mais son bureau doit être nickel. Son divan aussi, vu le nombre de culs sales qui s'y posent chaque jour...
Il laisse toujours traîner sa dernière tasse de thé, c'est pas propre, ça attire les bestioles. Je la mets de côté pour la laver plus tard à la cambuse. Au moins, il y a pas de vermine, les murs de la forteresse sont sains. Je range sa pile de dossiers en cours dans son tiroir - je remarque celui qui est fermé à clef - et je prépare l'époussette. Je la passe sur toutes les surfaces à ma portée ; heureusement il y en pas que je ne peux atteindre. Y a rien qui me met plus en rogne que les nids de merde impossibles à atteindre.
Voilà, toute la poussière est tombée, je passe le chiffon sur les surfaces pour les faire reluire, et malmène un peu le divan avachi pour lui redonner une forme acceptable. je vais pouvoir passer le balai et la serpillère. J'en profite pour jeter un oeil dehors. Erwin a une belle vue sur le terrain d'entraînement. Est-ce qu'il nous matait quand on s'entraînait, tous les trois ? Oui, sans doute. Une belle vue... et des vitres bien crades aussi. Je passerais un coup dessus à la fin.
Je sais pas vraiment pourquoi je me démène comme ça... Je sais pas, l'idée qu'il puisse crécher tous les jours dans la saloperie me met mal à l'aise... Si tout est propre, il sera de bonne humeur, voilà tout. Même s'il l'est la plupart du temps... Il me fait parfois flipper quand il me regarde fixement avant de me demander quelque chose, mais je rechigne jamais à le faire. J'ai l'impression de lui devoir ça, comme une dette... Je me demande ce que je dois rembourser au fond, et si la dette imaginaire sera un jour comblée. Il ne m'a rien demandé d'autre que d'être son subordonné... mais je ressens le besoin de faire plus, c'est comme ça.
Je m'assois un moment sur son fauteuil, les pieds surélevés en attendant que ça sèche. Je sais pas combien de temps a pu s'écouler, mais je me sens un peu partir... Ca m'arrive rarement, d'avoir des coups de barre. Je boirais bien un thé, mais les réserves doivent être vides. Apparemment, suite à la discussion que les gradés ont eu entre eux, le budget du bataillon risque d'être revu à la baisse. Bon sang... Comme si on était pas déjà sous-équipés ! On devrait avoir droit de boire du thé, bordel ! Pourquoi c'est si cher ?! Ce sont que des feuilles !
Je saute sur mes pieds et mon regard se pose sur la bibliothèque, près de la porte. Je l'avais oubliée, celle-là ! Je l'ai même pas époussetée ! Je dois avoir une fuite au cerveau aujourd'hui, c'est pas possible ! C'est le manque de thé ! Ouais, c'est sûrement ça ! Je commence à balayer les étagère avec mon plumeau mais je constate - encore une fois - que ces damnés rayonnages sont trop hauts pour moi. Et puis... oui, il est toujours là, le volume du "Royaume des Trois Déesses" que j'ai pas lu. Greta m'a bien dit qu'on pouvait se servir, non ?
Mais je peux pas l'atteindre. Pourquoi cette grande p... Erwin range ses livres si haut !? J'ai beau m'étirer sur toute ma hauteur, y a rien à faire. Fais chier, je veux ce bouquin, il me fait de l'oeil depuis trop longtemps ! Je regarde autour de moi et avise le fauteuil d'Erwin. Je pourrais monter dessus, et... Non, je vais le saloper avec mes bottes ! Et si je les retirais...
Je me fais suer à les enlever, et tire le fauteuil vers la bibliothèque. Mmh, il est plutôt bas sur pieds, pourvu que ce soit suffisant... Je monte dessus, et... putain, j'y crois pas, il me manque deux centimètres ! Allez, Livaï, fais un effort, t'y es presque...
C'est alors qu'on entre dans la pièce...
