CE QUE L'ETAT NOUS CACHE...
(juillet 844)
Erwin Smith

J'ai passé le reste de la journée à me demander comment j'allais aborder le sujet. Commencer par "le Royaume des Trois Déesses" est une bonne idée. Espérons que Livaï en ait des souvenirs assez précis... Je sais que je peux encore reculer et inventer une excuse pour l'avoir convoqué si tard, mais ce serait lui manquer de respect...

Le parfum du thé embaume la pièce. Il va adorer ça. Cela fait un moment que nous n'avons pas pu en boire. Alors que j'en suis à fouiller dans ma poche pour trouver ma clef, j'entends des coups discrets contre la porte. Je déglutis, ouvre la porte et Livaï s'y glisse à pas de loup, comme s'il craignait d'être suivi. Je regarde dans le couloir derrière lui, ne vois personne et referme la porte en la verrouillant. Il me confie que Greta s'est montrée suspicieuse et qu'il a fait en sorte de s'assurer qu'elle ne le suive pas. Il a pris ma prudence au pied de la lettre !

Il fait très chaud dehors, alors il a laissé tomber la veste. Il s'affale sans grâce dans le divan et hume l'odeur qui émane de la cafetière. Je reste près du bureau, la main sur ma poche, et prenant mon courage à deux mains, me décide à verser le thé dans deux tasses. Il me regarde faire - d'habitude, il préfère le faire lui-même - et attend que je m'exprime. Comme je me fais attendre, il montre son impatience en soupirant bruyamment et en tapotant son genou de ses doigts. Alors je place devant lui le premier volume du "Royaume des Trois Déesses" et lui demande ce qu'il en a pensé. Il me répond qu'il a lu celui-là il y a longtemps... Je le questionne alors franchement.

Te souviens-tu de ce qu'on raconte au sujet des Murs et de nos ancêtres dans cette histoire ? Il me répond qu'il se rappelle vaguement que nos ancêtres ont construit les Murs pour se protéger des titans il y a environ cent ans. Oui, et avant ça ? Il reste interdit, se gratte le menton et affirme ne pas s'en souvenir. Ce n'est pas étonnant, Livaï. Ce livre ne le dit pas. En fait, il fait l'impasse sur pas mal de choses et tout le reste est probablement faux.

Livaï lève les yeux vers moi de dessus le rebord de sa tasse, puis la repose en me demandant où je veux en venir. J'ouvre le livre à une page cornée et lui montre un passage. Regarde, il n'est fait aucune mention de l'endroit d'où sont venus nos ancêtres, ni pourquoi les titans les pourchassaient. Cela me paraît pourtant des éléments indispensable pour commencer, tu ne crois pas ? Non, dans ce récit, notre histoire commence à partir des Murs. Maintenant, réfléchis : comment les Murs ont été construits ?

Il se penche et parcours quelques lignes ; quand il se redresse, il est forcé de constater que ce n'est pas mentionné. Effectivement. Encore un élément manquant. Etrange, tu ne trouves pas ? Si les auteurs de ces livres savaient que les humains ont construit les Murs, ils semblaient ignorer comment ils s'y sont pris. Et c'est un mystère. As-tu une idée de la réponse ?

Il roule des yeux, et me confie que la première fois qu'il a vu les Murs, il s'est posé la question. Qu'il trouvait proprement incroyable que de simples humains aient pu y arriver. Précisément. Il est impensable que des humains en fuite, sans moyens technologiques, sans matériaux, sans plan, et de plus pourchassés par des créatures assoiffées de sang, aient pu bâtir une telle enceinte. Je vais même affirmer autre chose : à l'heure d'aujourd'hui, nous en serions toujours incapables. Pourquoi un livre d'histoire passerait sous silence de telles informations selon toi ?

Je marche vers le bureau, m'y adosse et regarde Livaï. Il se lève lui aussi et arpente la pièce de long en large, les sourcils froncés. Il s'arrête et me répond solennellement que c'est sûrement parce que les Murs ont été érigés d'une autre façon, et qu'on ne veut pas que ça se sache. Bien, tu me suis. Tu as des idées sur les méthodes de construction ? N'essaie pas de trouver, il existe des tas de théories. Mais le plus étrange, c'est le temps que ça demanderait. Dans "le Royaume des Trois Déesses", les Murs semblent presque littéralement sortir de terre dans un laps de temps très court. Et il est inimaginable que les titans aient attendu tranquillement que leurs proies se barricadent.

Concrètement, les Murs ne peuvent avoir été érigés en si peu de temps et en présence des titans. Soit les Murs ont été construits pendant des années et dans ce cas, ils ne l'ont pas été pour nous protéger des titans ; soit ils l'ont été très rapidement, mais pas par nous...

J'ai réellement capté son attention cette fois. Ses yeux sont écarquillés, ses pupilles dilatées et la curiosité se lit sur son visage. Tu te demandes qui a bien pu les bâtir ? Je vais te décevoir mais je n'en sais rien. Pas encore. Mais je pense que le gouvernement le sait et ne le dit pas. Et je ne sais pas non plus pour quelle raison... C'est comme s'ils couvraient quelqu'un... Livaï prend le livre et le retourne dans ses mains. Il me demande qui sont les trois déesses dont parle la série ; Maria, Rose et Sina, qui ont donné leurs noms aux Murs. C'est aussi un mystère, qui aurait dû être élucidé dans cet ouvrage. De multiples auteurs ont apporté leur concours à son écriture, mais peut-être y avait-il parmi eux... quelqu'un qui en savait plus long ou qui a voulu laisser des indices pour découvrir la vérité. Ces trois déesses sont sans doute des éléments importants de notre histoire, car on les a choisies pour le titre. Et pourtant, aucun tome ne parle d'elles.

Livaï me demande quel intérêt aurait le gouvernement a cacher la vérité. Quel serait leur intérêt à nous garder dans les Murs plutôt que de nous laisser découvrir les vastes terres ? Une telle question m'étonne venant de lui. Toi, Livaï, qui a vécu doublement enfermé toute ta vie, tu ne t'es jamais demandé pourquoi les grands pontes faisaient tout leur possible pour vous garder en bas ? Il cherche la juste réponse et me rétorque que c'est parce que ce sont de gros enfoirés qui ne pensent qu'à leur bide et à leurs sales tronches. Cela me fait rire. Il y a peut-être un peu de ça, mais essaie encore. Il me sort d'autres prétextes : peur de la délinquance, de la maladie, d'être envahi, désir de ne pas partager l'espace, et les chances de réussite... Tout ceci est vrai, mais il y a une autre raison, peut-être finalement la plus valable de toutes : le contrôle, Livaï. Ce qui plaît aux élites, c'est de contrôler les masses. Et je sais qu'ils ont un moyen pour ce faire.

Notre société stagne depuis des années. Tout ce que nous possédons et connaissons semblent dater de cent ans, et depuis plus rien. Et ils font taire les gens, Livaï ; ceux qui parlent trop et se posent des questions. Ils les font exécuter.

Ici, Livaï croise les bras et me demande comment je le sais, si j'en suis sûr. Je ne peux aller plus loin sur cette voie, mais... je lui assure que je sais que c'est vrai. Je n'ai pas de preuves à lui donner, pas maintenant, alors je le conjure de me croire. Il se détend et affirme qu'il me fait confiance là-dessus. Je n'ai pas de mots pour exprimer à quel point cela me réjouit...

Livaï résume l'affaire en quelques mots : l'Etat garde secrètes des informations concernant notre passé, et fait en sorte que ceux qui se montrent trop fouineurs disparaissent. C'est tout à fait ça. Mais je crois qu'il existe une certaine catégorie de gens dont on peut dire qu'ils détiennent une parcelle de cette vérité, même si je n'adhère pas à leur croyance. Il se tape le poing dans la main et cite le culte des Murs. Tu en as entendu parler ? On dit que c'est une nouvelle religion - dont les adeptes ne nous apprécient guère d'ailleurs -, mais je soupçonne ce culte d'être bien plus vieux que ça et de détenir des informations. Ils vénèrent les Murs comme des divinités, n'est-ce pas ? Ce qui nous ramène aux trois déesses. Elles font ouvertement partie de leur doctrine. C'est pourquoi je pense qu'ils savent des choses... ils protègent un secret...

Livaï remplit de nouveau nos tasses et me tend la mienne. Je la porte à ma bouche machinalement et laisse le liquide tiède et amer envahir ma bouche. Il sirote le sien également, et pendant deux minutes, nous restons face à face à regarder dans le vague, afin de digérer notre discussion. Je le laisse briser le silence. Il souhaite savoir ce que je pense des terres inconnues ; ce que je pense qu'il y a là-bas, de l'autre côté de l'horizon. Je constate que c'est une question qu'il voulait sans doute me poser depuis longtemps, car il l'a prononcée d'une voix douce, basse, presque fatiguée.

J'attrape la clef dans ma poche et ouvre mon tiroir. Je porte toujours cette clef sur moi par précaution. J'étale devant ses yeux des ouvrages à présent rares. Je l'informe que les autres exemplaires ont probablement disparu, détruits par l'Etat pour hérésie. Hérésie, tu sais ce que ça veut dire ? Une façon de penser qui ne plaît pas aux puissants. Personne ne sait que je possède ces livres. La plupart appartenaient à mon père, et j'en ai hérité.

Il m'observe et s'apprête à me dire quelque chose mais mon visage fermé semble l'en dissuader. Il reporte son attention sur les livres. J'en ouvre un pour lui, mon préféré ; celui où l'on voit des baleines. Il ne revient pas des dessins et des gravures contenus dans l'ouvrage. Il le prend dans ses mains et retourne s'assoir dans le divan, le nez collé sur la page ; il a presque l'air d'un enfant à qui on raconte une belle histoire. Je prends place à côté de lui et lui explique ce qu'il voit.

Ici, il est dit qu'il existe une étendue d'eau salée à perte de vue, qu'on appelle océan, dans laquelle nagent des poissons aussi gigantesques que des titans. Regarde à quoi ils ressemblent ! Ils sont fantastiques, non ? On appelle ça des baleines. Il y en a encore d'autres aussi gros, qui vivent dans l'océan. Il est très profond, si profond paraît-il que même les Murs s'y enfonceraient !

Je tourne une page et nous voici quelque part ailleurs. Ceci est un désert, constitué de sable très fin battu par les vents. Cela ressemble un peu à l'océan, cependant ce ne sont pas des vagues, mais des dunes. Et ici, regarde, un espace entièrement fait de plaques de glace qui glissent sur l'eau ! Il y a encore...

Livaï m'interrompt soudainement et me questionne sur l'identité de l'auteur de ce livre. A-t-il vraiment vu ces choses ou bien les a-t-il inventées ? Comme tu peux le constater, ces ouvrages sont anonymes, personne ne sait qui les a fabriqués. Peut-être ne sont-ils pas l'oeuvre d'un seul homme, mais de plusieurs, comme une somme de sagesse collective ancienne, vois-tu ? Nos ancêtres ont peut-être vus ces choses autrefois et leurs souvenirs seraient restés vivaces parmi quelques-uns, qui les aurait transmis à leurs descendants. Réfléchis, Livaï, tout cela est bien trop précis pour être inventé ! Et si c'était le cas, pourquoi les aurait-on détruits ? Les fables ne sont pas interdites. S'ils ont disparu c'est parce que leur contenu gênait ; il amène les gens à rêver, à imaginer, à vouloir sortir par tous les moyens pour savoir si tout cela est vrai ! Ils veulent nous garder ici, tu comprends ? C'est pourquoi le bataillon est un sujet de discorde. Tant que des éléments progressistes hauts placés auront le désir de sortir à l'extérieur, quelle que soit leurs raisons, le bataillon continuera. Mais si la flamme s'éteint, nous ne saurons jamais rien... Livaï, c'est inconcevable.

Tu comprends à présent pourquoi le bataillon doit survivre, pourquoi je fais tout pour qu'il reste en activité ?

Il accepte mon opinion et se replonge dans la contemplation des images. Nous restons ainsi un moment, l'un à côté de l'autre, dans une intimité rassurante, oublieux de ce monde factice qui nous entoure et uniquement tournés vers tous les autres mondes possibles. La lumière des bougies allumées plus tôt vacille à peine et nous enveloppe dans une chaleur sécurisante. Livaï me pose de temps en temps une question et j'y réponds du mieux possible, en assumant mon ignorance. J'aime l'idée que je suis en train de lui communiquer quelque chose de précieux, comme mon père l'a fait avec moi... et je suis heureux de voir que tout cela l'intéresse aussi, qu'il y prend plaisir et n'hésite plus à se confier à moi.

La théière est bientôt vide et la nuit bien avancée. Livaï envisage de me quitter à présent et je pense avoir dit tout ce que je devais. Je me sens plus léger maintenant, comme si un peu du fardeau que je porte depuis longtemps venait de passer en partie sur ses épaules. Il fait le geste de prendre le livre de mon père avec les belles images, mais il se ravise. Evidemment, il est hors de question que ces ouvrages quittent cette pièce. Je sais qu'il a très envie de les regarder encore mais cela serait trop risqué. Tu le sais, Livaï, cette connaissance nous met en danger. Mike connaît aussi ses éléments et les garde pour lui. N'y fais jamais allusion. N'évoque jamais leur existence, ni ce que nous nous sommes dit ce soir. Il y va de notre vie à tous les deux. Reste le bon petit soldat obéissant que tout le monde pense que tu es, et fait ton devoir sans y penser. Laisse-les croire que nous sommes des idiots.

Autrement, tu peux continuer à lire "le Royaume des Trois Déesses" ; mais fais-le à la lumière ce que tu sais à présent. Peut-être y découvriras-tu des indices menant à la vérité. ll renifle et prend un air faussement dédaigneux pour me dire que tout ceci était très intéressant mais que je ressemble trop à un professeur qui "se la pète". Ah ah ! Si tu as besoin d'un professeur pour t'expliquer certains mots difficiles, tu peux toujours me demander !

Il hoche la tête et me salue. Je lui rend la pareille - ce qui semble l'étonner -, et lui souhaite de trouver le sommeil. Avec tout ce que je viens de lui dire, il a peu de chance d'y arriver. Moi aussi du reste.

Attends, Livaï, je vais quand même essayer de dormir moi aussi. Comme je me rends à la forteresse, faisons le bout de chemin jusqu'aux baraquements ensemble !