LES BAMBOUS D'ACIER
(septembre 844)
Steffen Wenzel
Nous approchons de la cité industrielle. Greta n'est pas venue avec nous parce qu'elle n'apprécie pas trop l'ambiance. Le bruit, les odeurs, elle n'y est pas habituée et ça la rend nerveuse. Mon père est maréchal ferrant alors tout ceci ne me dérange pas. Mike, Livaï et moi avons insisté pour accompagner Erwin. Sa visite aura plus de poids si quelques soldats se trouvent à ses côtés ; même si je ne doute pas de ses capacités de persuasion.
Ce n'est pas la première fois que nous nous y rendons, mais ça l'est pour Livaï alors je lui explique dans la diligence ce que nous comptons faire.
Cette ville est habitée en grande majorité par des artisans et c'est là que sont implantées les grandes entreprises de métallurgie. Nos fournisseurs, donc. Même si l'Etat contribue à payer ces guildes pour fournir leurs régiments, il ne les contrôle pas et ces entreprises ont une certaine liberté, surtout en matière de prix. Or, celle qui nous approvisionne, la guilde Maja, ne se gêne pas pour faire payer plus cher ses produits. Nous usons bien plus vite notre matériel que les autres régiments, nous avons donc davantage besoin de le renouveler, et ils en profitent. C'est de bonne guerre, sans compter que - tu ne le répètes pas, hein -, ils s'arrangent pour rendre notre matériel plus résistant. Disons que c'est l'excuse tout le temps évoquée pour justifier cette différence de prix.
Depuis que la guilde Lang a été dissoute, la guilde Maja s'est appropriée la plus grande part du marché, et il ne serait pas exagéré de dire qu'ils se font des couilles en or maintenant. La guilde Maja contrôle toute la chaîne de production et dispose de ses propres employés pour le minage et la récolte des bambous d'acier ; cela coûte pas mal en main d'oeuvre, c'est vrai, mais leurs bénéfices doivent être largement plus importants que leurs dépenses.
Nous y allons pour tenter de négocier un rabais au moins temporaire pour la prochaine expédition. De nouvelles recrues vont nous rejoindre, il faut remplacer le matériel détérioré ou perdu... et la prochaine expédition impliquera la quasi totalité du bataillon, alors il nous faut encore plus de tout ça. En temps normal, ça nous coûterait une fortune à organiser, mais nous disposons maintenant d'une monnaie d'échange.
Livaï comprend et évoque le fameux minerai ramené de la dernière mission secrète. Exact. Nous en avons rapporté autant que possible, mais c'est encore trop peu pour eux. Tout les professionnels du métier sont intéressés par ce minerai et veulent qu'on leur en ramène davantage. Ce qui nous donne un moyen de pression. Oui, je sais, ce n'est pas très sain de faire ça, mais les affaires sont les affaires. Ils ont des intérêts à défendre et nous aussi, c'est une chose que tout le monde accepte.
Livaï me demande si nous n'avons pas peur qu'ils sabotent les dispositifs pour se venger de notre gourmandise. Il n'y a guère de risque, on les vérifie tout le temps, et ce serait pas dans leur intérêt aujourd'hui ; ils veulent ce minerai et nous sommes les seuls à pouvoir en ramener. Le bambou d'acier est le matériau principal du dispositif de manoeuvre, mais s'ils insistent autant, c'est sans doute parce qu'ils imaginent un gros potentiel à ce nouveau minerai...
Livaï me regarde de travers en murmurant "bambou d'acier ?" sans bien comprendre. Le bambou d'acier est un truc vraiment étonnant, je lui réponds. Tu en sauras plus quand on arrivera, on le travaille constamment là-bas. Le dispositif ne serait sans doute pas né sans lui. Son créateur - je sais plus son nom... Altosel..., un truc du genre - a vraiment eu une idée de génie en l'employant !
J'écarte les rideaux de la diligence et indique du doigt à Livaï l'enceinte entourant la petite cité qui semble grise et triste vue d'ici. Mais dans ses entrailles grondent les fours, fourneaux, et forges les plus impressionnants et productifs du royaume. De la fumée s'échappent constamment des bâtiments , formant au-dessus de la ville un nuage persistant qui bloque les rayons du soleil. Les gens qui y vivent ont le teint pâle mais sont vifs d'esprit et toujours en quête de nouvelles idées.
C'est vraiment un endroit à part qui ne ressemble à aucun autre.
