UN ECLAT DANS LE NOIR
(octobre 844)
Erwin Smith

Je dois me forcer à ne pas accélérer, sinon nous tomberons tous les deux. Le temps de remonter, nous serons morts. Ils sont sur nos talons, leurs enjambées font trembler la terre derrière nous...

Je ne dois pas me retourner et foncer droit devant. Tandis que j'essaie de maintenir Livaï pour l'empêcher de glisser, je constate la gravité de sa blessure. De là où je suis, j'ai une vue parfaite sur le haut de sa tête, et je remarque qu'il a perdu énormément de sang. Comment peut-il encore respirer ? Est-il seulement vivant ? Bouge ! Parle, s'il te plaît, que je sache au moins si c'est pour un cadavre que je risque ma vie !

Mon étalon trébuche. Je n'ai que le temps de saisir Livaï par là où je le peux pour que son poids ne nous entraîne pas. Le dispositif est lourd par lui-même et ma monture doit en transporter deux. C'est peut-être trop. Elle se redresse - tout le monde est encore à bord - et file de nouveau sur la plaine.

Son corps n'est pas rigide, il n'est pas mort. Sa peau cireuse me dit néanmoins qu'il n'en est pas loin... Je le maintiens avec mon bras autour de lui mais la position reste inconfortable. Je sens des fourmillements me gagner progressivement. Mais, comme s'il sentait ma difficulté, le corps de Livaï se fait plus souple et se met à suivre les mouvements de mon cheval avec plus d'aisance. Sa jambe bouge légèrement sur le côté et je sens sa main valide s'agripper à mon dos pour plus de stabilité.

Il n'est pas mort et peut-être même à demi-conscient. Je n'ai pas le temps de m'en assurer ; il me suffit de constater qu'il fait ce qu'il peut pour s'accrocher à moi, c'est qu'il a encore de l'espoir.

La chevauchée fait saigner de nouveau sa blessure à la tête. Il lui en reste encore, quelle force de la nature... Son sang imprègne bientôt ma chemise et son odeur métallique, mêlée à celle de la terre, me presse davantage. Il n'en a plus pour longtemps, à moins que je ne sois en train de le sous-estimer.

Cette blessure... ce n'est pas un titan qui la lui a faite. J'en ai déjà vu des semblables, à l'entraînement, dans les brigades... C'est une lame qui l'a blessé. Comment est-ce possible ? Aurait-il commis une faute, une fausse manoeuvre ? Je n'y crois pas, Livaï a depuis longtemps dépassé le stade de ce genre d'erreur...

Son coeur bat très fort mais à un rythme régulier. Il n'est pas paniqué, il est étrangement calme, comme s'il s'en remettait totalement à moi pour le sortir de là. On va essayer, Livaï, de toute façon si nous n'atteignons pas l'avant-poste, tu ne seras pas le seul à mourir...

Mike passe comme une flèche à côté de moi puis redisparaît de ma vue. Ils se battent là derrière ! Alors fais leur honneur, Livaï ! Survivre est le moins que tu puisses faire ! De toute façon, tu n'es pas autorisé à mourir ! Tu m'entends ?

Je me penche vers lui pour recueillir une réponse et perçoit un faible "Erwin..." murmuré dans un souffle. Je reprends espoir quand celui-ci s'évanouit presque aussitôt. Un titan, dissimulé par un repli de terrain, vient de jaillir devant nous ; la bouche grande ouverte dans l'attente que nous nous y précipitions, Livaï, mon cheval et moi. Je ne peux que forcer ma monture à piler à la dernière minute pour éviter l'obstacle mais ce n'est pas suffisant... On fonce droit dedans... Je resserre ma prise autour de Livaï et je sens aussi sa main se tordre sur mon flanc... On va finir ensemble dans l'estomac de ce titan, Livaï... Notre course s'arrête ici...

La mâchoire inférieure du titan tombe dans un grand fracas et un nuage de gaz. Mike surgit du nuage et fonce en arrière pour rattraper sa monture. Il m'indique d'un signe qu'il n'a plus de gaz. Mon étalon écume et son poitrail émet un son de soufflet de forge mais il reste encore au moins un kilomètre jusqu'au refuge. Rasséréné de ne pas mourir dès à présent, je reprends ma course, en compagnie de mes trois soldats. Plus de titan sur le chemin, nous allons y arriver. Il faut tout son courage à ma monture pour ne pas flancher.

Nous y arrivons enfin. Le bâtiment est entouré d'une petite enceinte en pierre, et au-dessus de nous se dressent deux hautes tours de garde. Les titans ne sont pas encore arrivés jusqu'ici, ils étaient trop occupés à nous pourchasser sur la plaine. Les chevaux se pressent dans l'enceinte extérieure et les blessés sont acheminés à l'intérieur. Mike, Steffen et moi sommes les derniers arrivés.

J'immobilise ma monture fourbue parmi les autres, et Mike m'aide à descendre Livaï. Vas-y doucement, il est très faible. Pourvu que la course ne l'ait pas achevé... Je réceptionne son corps de l'autre côté ; par sainte Maria, il n'est pas inerte, j'arrive à le faire tenir sur ses jambes ! Son pas est mal assuré mais je parviens à le guider jusqu'à l'intérieur. La bâtisse est encombrée d'explorateurs, valides, blessés ou mourants ; on transporte des soldats sur des civières improvisées pour les acheminer vers une grande pièce en sous-sol. L'odeur de produits médicaux emplit les lieux ; les médecins sont déjà au travail.

Je guide Livaï vers cette salle en espérant qu'on pourra s'occuper de lui au plus vite. Les cris des blessés sont épouvantables, et chacun d'eux semble provoquer un spasme chez Livaï. Je le cale contre un mur et fais l'inventaire de ses blessures. Son visage est couvert de sang - le sien -, sa bouche est déchirée et un de ses bras pend inerte à son côté. Je peux me charger de le remettre en place. Mais sa plaie à la tête réclame d'autres compétences. Je dois me dépêcher.

Je saisis son bras et le replace correctement avec toute la douceur possible. Il serre les dents, et je lui tapote les joues pour qu'il reste conscient. Il ne faut pas que tu t'évanouisses, tu m'entends ?! Il hoche la tête sans trembler. Le voir dans cet état m'angoisse... Jamais je ne l'ai vu comme ça, cette bataille a été une des pires de ma vie de soldat. Livaï a toujours constitué une ligne de défense infranchissable à mes yeux, un Mur aussi imprenable que ceux qui nous encerclent... Il a failli tomber... et je ne suis même pas sûr qu'il passera la nuit.

Je le mène de nouveau en direction de l'hôpital improvisé. Il a du mal à suivre et sa tête dodeline dans tous les sens. Je pose ma main sur sa blessure ouverte pour tenter de contenir l'hémorragie, tout en jouant des coudes au milieu de la file de blessés qui attendent de se faire soigner. Ils sont si nombreux... Certains reviendront infirmes, s'ils reviennent... J'arrive à atteindre Gratia, le médecin en chef, et la supplie de trouver un lit pour Livaï ; il se vide de son sang et c'est déjà un miracle s'il est en vie !

Elle m'arrête d'une main sur le torse en me montrant la salle bondée. Elle m'informe que d'autres sont aux portes de la mort et qu'elle et ses aides font ce qu'ils peuvent pour sauver un maximum de vies. J'enrage intérieurement même si je sais qu'elle a raison. Je reprends contenance et lui demande quand elle pourra jeter un oeil sur Livaï ; pas tout de suite, voilà sa réponse. Elle m'apporte malgré tout un linge propre et me dit de compresser la blessure le temps qu'il faudra. Si un lit se libère, elle viendra nous chercher. Je prends mon mal - et celui de Livaï - en patience, et nous voici bientôt assis contre le mur à attendre. Pour gagner du temps, j'entreprends de le débarrasser du dispositif. Les fourreaux sont tordus et la bobine dorsale en morceaux. Je jette au loin ce matériel inutilisable et le cale sur mes cuisses en appuyant sur sa plaie.

Livaï est de plus en plus froid mais il vit encore. Je souffle sur sa main droite pour réchauffer un peu son bras encore engourdi, mais cela n'a que peu d'effet ; ça me donne au moins l'illusion de faire quelque chose... Sa cape est raide de sang séché, alors je l'enveloppe dans la mienne. J'essuie son visage du sang qui le couvre et ses traits refont leur apparition, ce qui me soulage. Ce masque rouge sombre commençait à devenir insoutenable... Ses yeux s'ouvrent parfois et se fixent sur moi pendant une minute ou deux. Il me demande même dans un murmure de lui parler, de n'importe quoi pourvu que cela le tienne éveillé. Alors je lui parle des baleines. Personne ne peut nous entendre, alors je me lâche. Je crois que mes nerfs ont aussi besoin de se détendre... J'évoque les déserts de sable chaud, si chaud qu'on peut s'y brûler les pieds... J'espère que cette évocation lui apportera au moins une sensation de chaleur...

D'autres explorateurs sont à côté de nous, dans la même position. Mon voisin berce dans ses bras une femme blessée en lui murmurant des choses intimes... Leurs mains sont jointes et le garçon a des larmes pleins les yeux. Je ne suis jamais à l'aise face à ces démonstrations d'affection, je n'en ai pas l'habitude. Je n'ai pas besoin de savoir que ces gens ont des rêves, des espoirs, des projets pour l'avenir. Je n'en ai pas. Seulement un seul... Et mon projet dans l'immédiat c'est de faire en sorte que Livaï survive.

Mais il ne semble plus m'écouter. Ses paupières sont baissées et il n'a plus ouvert les yeux depuis un moment... Sa tête repose mollement dans le creux de mon bras... Je cherche son pouls sous sa gorge, et ne le sens pas... Livaï ?... Livaï ! Reste avec moi s'il te plaît, me laisse pas dans ce merdier ! Il remue alors et se met à râler parce que je crie trop fort. Cette réaction familière me rassure ! Je respire de nouveau et commence sérieusement à m'énerver que les médecins ne viennent pas. Personne ne m'a vu dans cet état avant et j'espérais que cela n'arriverait jamais. Mais si on me fait attendre encore une minute de plus, je peux réellement exploser.

Encore et toujours, je ne sais que... faire mourir les autres...

Que quelqu'un vienne le sauver ! Il est en... train de partir...