CE QU'ON LAISSE DERRIERE SOI
(octobre 844)
Steffen Wenzel
La nuit est tombée. Avec les gars, on a passé l'après-midi a rassembler tout le bois possible pour que les crémations se passent au mieux. Ce n'est jamais facile... et cette fois, ils sont très nombreux.
De mémoire, impossible de me souvenir d'une expédition si meurtrière. Ce sont surtout les nouvelles recrues qui y sont restées... Il y a quelque chose de tellement... accablant dans cet alignement de corps si jeunes... Chacun d'entre eux, recouvert d'un drap portant les ailes de la liberté, a son poing posé sur la poitrine. Ils partiront le coeur fier ; aucun n'a démérité.
Le bois, c'est plus pour le cérémonial ; on devra aussi les asperger de combustible pour que ça ne dure pas des heures. Il est très difficile de brûler un corps humain... c'est pourtant si fragile, un humain... Aah, je dois me ressaisir. Voilà Erwin et Greta qui arrivent.
Le chef me demande si tout est prêt pour la cérémonie. J'acquiesce en silence. Erwin ne laisse jamais rien paraître de ses émotions fortes mais je devine que tout ça le secoue aussi pas mal. Il faut avoir vécu à ses côtés pendant un certain temps pour être capable de le déceler. Greta, elle, est très taciturne depuis notre retour. Elle semble avoir du mal à supporter de se trouver en présence d'Erwin. Avec Livaï, c'est pire, elle le fuit littéralement. Alors qu'ils sont presque toujours ensemble en temps normal, je la vois le plus souvent seule en ce moment.
Je connais ma cousine, elle est presque une soeur pour moi. Et je sais quand quelque chose ne va pas. Bien sûr, les derniers évènements ont dû la choquer, mais ce n'est pas une petite nature. Quelque chose d'autre doit l'ennuyer. Mais elle ne me dit rien. J'ai bien essayé de lui demander, mais elle esquive le sujet. Quant à Livaï, il est aussi muet qu'un mur, même si lui aussi doit l'avoir remarqué.
Mike m'a révélé que l'odeur de Greta avait "changé". Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais apparemment je ne me fais pas de fausses idées. Laissons les choses se détendre d'elles-mêmes, si ça perturbe notre travail de groupe, Erwin y mettra sans doute son grain de sel.
Les survivants du bataillon se pressent tous dans la nuit noire, torches à la main. Le rituel veut que chacun d'entre nous enflamme un bûcher. C'est un dernier adieu. Il est réservé à ceux qui n'ont plus de famille ou pas assez d'argent pour se payer une tombe. La terre coûte cher dans les Murs, seules les familles les plus aisées peuvent se le permettre. Les autres, ceux qui ont été remis à leur famille - pas toujours en bon état -, ont eu droit à un enterrement standard, sans la présence des officiers supérieurs du bataillon. La plupart du temps, ces familles n'aiment pas notre régiment et déplorent le choix de leurs proches d'y entrer. Il ne faut donc pas s'attendre à être invité. Même si les soldats morts ont stipulé clairement dans leur testament qu'ils désirent la présence de leurs camarades pour leur dernier voyage, c'est rarement respecté.
Il nous reste donc les autres, les orphelins, les pauvres, les sans logis, ceux que la société met sur le carreau mais qui n'ont jamais perdu foi en l'humanité. Ils méritent que nous soyons tous là, car nous étions les membres d'une même famille, même si ce fut court...
La procession s'avance vers nous. Mike et Livaï apparaissent à leur tour, torches en main, et leurs visages creusés d'ombres dures générées par les flammes expriment le deuil. Erwin, Greta et moi allumons nos propres flambeaux aux leurs et bientôt, nous faisons tous cercle autour des autels de nos compagnons. Keith est le seul à ne pas prendre part au rituel. C'est aussi une habitude. Je ne sais pas trop pourquoi le major n'a pas le droit de participer... Certains disent que c'est parce que, à cause de sa charge, il est considéré au moins symboliquement comme responsable de la mort de ses soldats, et qu'il doit donc laisser les autres faire le travail, en signe de pénitence, ou un truc du genre. Je sais pas si c'est la raison officielle mais c'est ce qu'on raconte. Et je ne l'ai jamais vu aller à l'encontre de cette règle. Il reste donc en arrière, les mains dans le dos. Aucun discours n'est délivré, le silence règne, signe de respect et de recueillement.
Notre escouade est rassemblée autour d'un soldat anonyme, dont nous ne connaissons pas le visage ni le nom, mais ça n'a aucune importance. Dans la mort, nous sommes tous les mêmes. L'alcool à brûler dont on l'a aspergé fait des taches sombres sur le drap vert, comme du sang... Sans aucun signal, comme si le bataillon obéissait à un ordre général mais inaudible, nous posons tous nos flambeaux sur les autels, qui s'embrasent aussitôt. Ceci fait, nous nous éloignons afin de contempler la cérémonie, et pourquoi pas, pleurer les morts. Une fois que le feu a pris, nous sommes autorisés à le faire.
Il est difficile de pleurer des personnes qu'on ne connaissait qu'à peine. Mais le chagrin est bien là. Il affleure sous les yeux et au bord des lèvres tremblantes de mes camarades. Certains sont assis, têtes baissées, pour cacher les larmes sans doute. D'autres sanglotent réellement, en essayant de pas se faire remarquer. Des gémissements se font entendre parfois et certains se prennent dans les bras pour se réconforter.
Combien d'entre eux seront encore des nôtres demain ? Il est possible de démissionner du bataillon à condition d'avoir pris part à au moins une expédition. Peut-on leur reprocher de le faire ? Être explorateur demande beaucoup de sacrifices que nombre d'entre eux ne mesurent pas vraiment avant de s'engager. Ce genre de spectacle en fait toujours réfléchir plus d'un. Certains d'entre eux se connaissent depuis les brigades d'entraînement, depuis plus longtemps peut-être ; les liens qui les unissaient étaient déjà très forts, et aujourd'hui ils en comprennent tout l'intérêt.
On oublie jamais ceux qui partent. On espère à chaque fois pouvoir vivre assez longtemps pour voir la victoire de l'humanité, pour en profiter soi-même ; mais nos disparus laissent ce privilège aux générations futures. Qu'en est-il de moi ? Verrais-je aussi cette nouvelle ère de liberté ou finirais-je ici, sur un bûcher semblable, mes camarades penchés sur moi, torches allumées ?
Ma famille n'a jamais vu d'un très bon oeil mon engagement. Celle de Greta non plus. Nous faisons partie de vieilles familles de Yarckel et nous sommes enfants uniques. Nos familles fondaient beaucoup d'espoir sur nous ; notre engagement comme explorateurs les a désespérés... Mais nous nous entendons toujours bien. Ils se réjouissent de voir que nous sommes toujours en vie et ont finalement accepté notre choix. J'ai spécifié dans mon document testamentaire que ma famille avait le droit de m'enterrer mais que je voulais absolument que mes camarades puissent être présents. J'espère vraiment que cela sera respecté... Je ne serais plus là pour m'en assurer.
Je chasse les idées noires et me tourne vers Livaï, à côté de moi. Il est crispé, son regard est fixe, comme hanté ; on dirait que ce feu lui rappelle des souvenirs douloureux... Sa main tripote nerveusement son foulard, et sa tête, toujours ceinte d'un bandage, est légèrement penchée, comme si... Eh Livaï, tu entends la voix des morts ou quoi ? T'inquiète pas, ça m'arrive aussi.
Erwin pose ses mains sur nos épaules, et sa présence est rassurante. Je ne le juge pas responsable de ce qui s'est passé. Sur le terrain, nous sommes tous responsables de nous-mêmes, c'est ce que je m'évertue à penser. Et je crois que c'est juste. Erwin se penche et murmure quelque chose à Livaï que je n'entends pas. Mais celui-ci se redresse alors, lâche son foulard froissé et croise à son tour les mains dans le dos, très digne.
Ce n'est pas la première fois qu'il assiste à cette cérémonie, mais celle-ci a un sens différent pour lui. Il réalise peut-être que cette fois, il aurait pu être parmi eux.
