CE QU'ON LAISSE DERRIERE SOI
(octobre 844)
Erwin Smith

Notre devoir est accompli, ce qui devait être fait l'a été, et bien. Les survivants vont pouvoir tourner la page. Nous aurons sans doute de nouvelles recrues dès le mois de mars.

D'autres choses doivent nous préoccuper à présent. Notamment l'approvisionnement d'hiver. Plus d'entraînement jusqu'à nouvel ordre ; les soldats sont réquisitionnés pour remplir les réserves de bois de chauffage. Le couper nous-mêmes nous évite des frais. Je m'y mettrai plus tard. J'ai encore un tas de documents à lire et à signer.

J'ai hâte que Keith revienne. Je saurais à son expression si je dois déjà réfléchir sur de nouvelles expéditions. Il est peut-être déjà sur le retour à cette heure. Je n'appréhende pas de me retrouver de nouveau face à lui. Même si je sais que sa menace de me destituer était réelle, il a bien trop besoin de moi ; et j'ai besoin du bataillon. Si pour rester à ma place, je dois me montrer servile pendant un moment, je le ferais.

Je n'ai pas de regret à propos de ce qui est arrivé. Nous avons fait ce qu'il fallait. La nouvelle zone découverte, ainsi que le minerai rapporté, devraient calmer les esprits. Si l'hiver n'est pas trop rude, le mental sera bon, et les expéditions continueront.

Alors que je compulse des listes de denrées alimentaires nécessaires aux mois qui s'annoncent, j'entends qu'on frappe à la porte. Cela doit être une recrue, car les coups sont très timides, presque discrets ; comme si la personne de l'autre côté espérait que je ne l'entende pas... Je donne l'ordre d'entrer et c'est Greta qui se présente devant moi. Plutôt surpris, mais content de la voir - je n'ai pas eu le temps de m'enquérir de mon escouade depuis mon retour -, je lui demande en premier lieu comment elle se porte. Elle répond évasivement qu'elle ne va pas très bien et que c'est de cela qu'elle est venue me parler.

Il fallait bien qu'elle se décide. Je sais lorsque cela ne va pas, c'est aussi le rôle d'un chef de voir ces choses-là. Mais je ne me voyais pas rentrer ainsi dans sa vie privée ; après tout, cela ne me regardait peut-être pas. Mais maintenant qu'elle se présente d'elle-même, nous allons pouvoir aborder franchement le sujet. Je pose mes papiers et m'assois derrière mon bureau.

Greta semble recroquevillée sur elle-même, comme si elle craignait un mauvais coup. Calme-toi, ma fille, que se passe-t-il ? Tu sais bien que tu peux tout me dire. Il ne devrait pas y avoir de secret entre nous. Je la laisse se lancer, à son rythme. Elle désire me parler de la dernière expédition. J'aurais dû m'en douter ; c'est depuis ce jour-là qu'elle paraît aller mal. Qu'as-tu à me dire ? J'espère dans mon for intérieur qu'elle n'a pas perdu sa confiance en moi après cette hécatombe...

Elle se met à parler, lentement d'abord, puis de plus en plus vite et fort, au point que je dois me concentrer pour ne rien perdre de ses paroles. Au fur et à mesure, mes mains quittent mon menton et mes doigts se crispent sur le rebord de mon bureau. Elle finit par remarquer mon regard incrédule car elle s'interrompt un moment. Je ferme les yeux et lui demande une pause afin de me permettre de tout assimiler.

Que je comprenne bien : tu es en train de me dire que Livaï ne s'est pas blessé tout seul, que c'est de ta faute ? Vous poursuiviez des titans dans la forêt mais Livaï ne les a pas aperçus, sans doute à cause de la distance et de l'obscurité ; il n'a pas compris ce que tu faisais ? C'est lui qui te l'a dit ou bien c'est ce que tu as déduis ? Il te l'a dit. Très as commis l'erreur de ne pas changer de lame avant d'attaquer. Il t'en restait combien ? Une seule. Dans ces circonstances, je ne vois rien d'intolérable, même si tu aurais dû l'utiliser. Tu peux continuer maintenant.

Elle m'explique comment sa lame a volé en éclats sur une branche solide. J'imagine parfaitement la suite. Livaï devait la suivre en soutien sans qu'elle le sache. Et... il n'a pas eu le temps de corriger sa trajectoire en piqué pour éviter... ce désagrément...

Greta froisse sa veste dans ses mains nouées, tout en refusant de me regarder. Elle se sent honteuse. Il y aurait eu de quoi si les circonstances n'avaient pas été si dramatiques et difficiles. Moi-même, je me dois de réfléchir un moment afin de juger la situation au plus juste.

Livaï a failli mourir. C'est très regrettable. Cela aurait été une perte conséquente ; un vrai gâchis, surtout pour si peu... Mais Greta a agit de manière exemplaire et nous sommes revenus finalement. Les torts ne sont pas faciles à déterminer...

Je rends mon verdict à haute voix. Elle dresse la tête et m'observe vraiment cette fois. Greta, Livaï et toi êtes d'excellents soldats. Mais dans des circonstances extrêmes, exceptionnelles, même les meilleurs peuvent faire des erreurs. Ton erreur a été de ne pas changer ton équipement avant de l'utiliser dans un environnement aussi difficile ; tu aurais également dû prendre le temps de t'informer de la position de ton camarade. Le tort de Livaï est sans doute de t'avoir suivie de trop près sans savoir ce que tu comptais faire et donc en s'exposant à un manque de coordination et un danger potentiel. A ce titre, vos torts sont partagés. Tu n'as pas à prendre cela sur tes seules épaules.

Je la vois se redresser et son visage se détend. Mon discours la rassure sur elle-même. Je ne suis pas en train de jouer la carte de la sympathie, je pense réellement ce que je lui dis. Cependant... il est vrai que l'état dans lequel Livaï s'est retrouvé a également mis tes camarades, dont moi-même, en danger. Le temps nous était compté et nous étions trop éparpillés... Et en ce sens, je suis moi aussi responsable d'une certaine manière.

Elle écarquille les yeux, incrédule à l'écoute de mon aveu. Tu as bien entendu. Un explorateur n'abandonne jamais un camarade s'il peut le sauver, et même si dans de telles circonstances, nous aurions pu légitimement laisser Livaï en arrière pour sauver nos vies, ce ne sont pas les méthodes que j'ai apprises et que je veux transmettre. Nous formons une équipe, et je me dois de faire en sorte de vous protéger du mieux possible, de par ma position. Je n'ai pas assuré mon rôle ; j'étais tellement pressé de voir ce qui nous attendait que je suis parti en première ligne, en vous livrant à vous-mêmes. C'était irresponsable ; et c'est la seule faute que je suis prêt à assumer dans toute l'affaire. J'ai confiance en vous quatre, mais la situation était inhabituelle et j'aurais dû rester à vos côtés pour vous coordonner. Cela n'arrivera plus ; je ne vous laisserai en autonomie que si j'y suis absolument obligé à partir de maintenant. Ainsi, j'ai moi aussi ma part dans ce qui est arrivé à Livaï. Me démener pour le ramener en vie était donc le moins que je puisse faire.

Greta saute sur ses pieds, claque des talons et tout en se frappant la poitrine du poing, proclame que je n'ai à m'accuser de rien, que je suis le meilleur chef qui existe et que je fais toujours les choses correctement. Repos, Greta. Tu n'as pas besoin de me décharger de cela. Je sais très bien ce que je vaux, je sais également quand je commets des erreurs. Livaï le sait aussi. C'est lui qui t'a dit de venir me voir ?

Elle m'avoue avoir hésité à dire la vérité car elle se sentait honteuse. Je me doutais que quelque chose d'étrange était arrivé, car il me paraissait impossible que Livaï puisse se blesser comme ça. Je sais, Greta, se sentir responsable d'avoir presque tué un camarade, c'est très dur. Mais Livaï est un véritable explorateur maintenant ; il connaît les risques, tout comme nous. Je suis sûr qu'il t'a dit qu'entre sa vie et le chariot de réappro, il n'aurait pas voulu que tu hésites une seconde.

Je vois à son expression que j'ai touché juste. De cette façon, j'ai aussi pu me renseigner sur l'état d'esprit de Livaï. Savoir qu'il est prêt à aller jusqu'au bout me conforte dans l'idée que j'ai de lui : il est bel et bien l'un des nôtres, à part entière. Même si ses réelles motivations me sont encore floues - je doute que seule la perspective de voir l'océan ou de sauver l'humanité le motive -, cela me permet de me reposer encore davantage sur lui.

Je pose ma main sur son épaule. J'ai une dernière question. Pourquoi es-tu venue me le dire finalement ? Elle me révèle qu'elle ne supportait plus d'entendre tous ces ragots ineptes à propos de Livaï - je vois de quoi elle parle, c'est venu jusqu'à mes oreilles - et que si elle trouvait le courage de me dire la vérité à moi, elle l'aurait pour le dire à tout le monde. Je ne peux m'empêcher de sourire. Alors tu l'as fait par amitié ? C'est un geste noble. Tu es vraiment quelqu'un de bien. Bien meilleur que moi sans doute...

Tu avais peur que je te punisse ? A vrai dire, cela mériterait bien une sanction après tout... Je me poste devant ma fenêtre et scrute le paysage terne qui s'étend devant moi. Sans la regarder, je lui dis qu'elle a déjà été punie, car si j'en crois l'état de ses ongles rongés jusqu'au sang, elle s'est bien assez torturé l'esprit comme ça. Et puis, elle a déjà été de corvée à cause de la rixe qu'elle a provoquée - oui, je suis au courant aussi. Mais si elle estime que ce n'est pas assez, elle peut voir avec Livaï ; il lui donnera bien quelque chose de très rébarbatif à faire, haha !

Elle me répond précipitamment qu'il a déjà passé tout le bâtiment administratif à la serpillère et qu'il n'a sans doute plus rien à faire maintenant. C'est vrai que la pièce est parfaitement propre... Et bien, vous irez tous les deux à la récolte du bois ! Tu te mettras à son service et tu feras tout ce qu'il te dira. Et comme je finirais bien par vous rejoindre pour faire ma part, nous aurons tous payé nos fautes et les comptes seront réglés.

Greta s'incline légèrement en avant et je lui permet de disposer. Elle sort d'un pas plus assuré, plus serein que quand elle est entrée. Je la remercie de m'avoir avoué tout ça, car cela me tracassait... Que Livaï puisse mourir... Je me rends compte à présent que je ne l'avais jamais vraiment envisagé. Que ses talents m'ont fait oublier son humanité...

Et toute cette histoire me remet quelque chose en tête ; quelque chose qui aurait dû être fait depuis longtemps, depuis avant sa première expédition en fait. Son intégration ne s'est pas faite dans les règles habituelles, tout a été précipité, et comme je n'étais pas son supérieur direct à l'époque, je ne l'ai pas vérifié moi-même.

Mais maintenant que j'ai bien intégré que même lui peut commettre des erreurs, qu'il peut mourir comme n'importe quel soldat, il va falloir régler ce détail. Ca ne changera pas tant de choses si cela devait mal se finir pour lui, mais... au moins j'aurais l'impression de l'avoir honoré comme l'explorateur qu'il est.