CHAPITRE 6

Au moment où il entrait dans le grand salon des Potter, Sirius fut traversé par l'envie de prendre ses jambes à son cou. Car on aurait dit que tout Godric's Hollow s'était donné rendez-vous là pour fêter Noël, dans une répétition générale du mariage de James et de Lily. Une montagne de cadeaux s'entassait déjà sous le sapin richement illuminé. Et lui qui s'était naïvement bercé de l'espoir d'une soirée intime !

Tout à son désarroi, il manqua de se faire percuter par deux garçonnets roux, qui détalaient à califourchon sur un balai à roulettes. Courant derrière eux, un binoclard, sûrement leur petit frère, les menaçait, d'une voix suraiguë, de tout rapporter à maman. Ladite mère – s'avisa Sirius avec déplaisir – ne pouvait être que ce dragon de Molly, qu'il voyait discuter, à cinq mètres de là, dans un canapé recouvert de chintz. Elle surveillait de loin sa progéniture, tout en berçant dans ses bras deux bébés à la mine effarée qui semblaient la copie conforme l'un de l'autre.

Arthur, son mari, était affalé à côté d'elle et finissait de gober une saucisse enrobée de bacon. Il avait revêtu, pour l'occasion, un costume farfelu acheté aux puces qui l'enlaidissait. Lui que Sirius avait connu charmeur s'était subitement terni au tournant de la trentaine. Il avait maintenant cet air niais et harassé des pères de famille nombreuse. À la pensée que James allait peut-être finir comme lui, Sirius eut un frisson d'horreur.

Le petit binoclard était venu, en titubant, se pendre aux jupes de Molly.

« Déjà cinq enfants à trente ans ! chevrotait une dame âgée, qui se tenait penchée au-dessus des jumeaux comme si elle n'en croyait pas ses yeux. Par Merlin, cela défie l'entendement ! À combien comptez-vous vous arrêter ? »

La dame redressa sa scoliose et Sirius crut rêver en reconnaissant Bathilda Tourdesac, qu'il pensait morte depuis une éternité. Son portrait, retouché pour estomper ses bajoues flasques, figurait au dos de l'Histoire de la Magie, un ouvrage indigeste dont des générations d'écoliers avaient dû apprendre des passages par cœur. Et voilà que Sirius découvrait que son immémoriale auteure connaissait la famille Potter !

« Pour l'instant, il n'est pas prévu d'arrêter ! » riposta Molly face à la moue, mi-moqueuse mi-consternée, de Bathilda, qu'elle devait soupçonner de n'avoir jamais connu les joies de la maternité.

Avec sa main droite, qui portait les stigmates d'intenses travaux domestiques, Molly caressa son ventre, que Sirius avait toujours vu replet.

« J'attends le sixième ! déclara-t-elle avec fierté. Nous espérons que… Percy, ça suffit ! Tu nous fais honte devant tout le monde !

– Mômaaan, Charlie et Bill y m'ont volé mon balai ! chouinait ledit Percy avec des accents déchirants.

– Nous serions tellement heureux si c'était une fille, reprit Molly en considérant son fils sans aménité.

– Allons, allons, tu peux bien leur prêter, tempérait sans conviction Arthur, le nez dans sa coupe de Bucks Fizz.

– Mais c'est à moââââ », convulsait Percy.

C'en était trop pour Molly : la gifle partit toute seule et Percy s'en alla bouder dans un coin, sous le regard compatissant de Sirius. Combien de fois, lorsqu'il était petit, Walburga l'avait-elle puni parce qu'il refusait de rentrer dans le rang ? Un soir, elle l'avait même frappé avec un tisonnier parce qu'il avait eu le front de suspendre une guirlande dans un coin du salon. On ne fêtait pas Noël chez les Black, c'était un rite moldu dont il convenait de se démarquer. Et on ne se donnait aucune marque d'affection, car un Sang-pur était au-dessus de ces vulgarités. Pendant toute son enfance, Sirius avait attendu, en vain, que sa mère vînt l'embrasser au moment du coucher.

Comme faisait Regulus ? se demandait parfois Sirius. Lui excellait à se mettre à l'abri des récriminations. Il singeait avec application la manière d'être des garçons de sa caste. Ses cheveux, bouclés comme ceux de Sirius, était toujours impeccablement plaqués en arrière. Il ne troquait son uniforme de Poudlard que pour un costume à col amidonné qui venait d'une boutique de l'Allée des embrumes dont la clientèle était exclusivement composée de Sang-Pur. Lorsqu'il sortait, il passait un chapeau et des gants, afin de se préserver de la moldutude ambiante. Il se cantonnait strictement aux loisirs autorisés et parlait la langue de l'entre-soi. Mais qui avait-il vraiment été ? Car, enfin, personne ne pouvait coïncider avec un moule. Il devait bien y avoir quelque chose qui dépassait. Une aspérité quelconque. Un secret inavouable.

En apercevant la haute silhouette de Sirius, qui dominait celles des autres invités, Molly se figea, le front barré d'un pli de surprise. Sans doute escomptait-elle qu'il serait écarté de la liste des invités suite à l'esclandre qu'il avait provoqué lors leur dernière soirée en commun – soirée dont l'intéressé ne gardait qu'un souvenir brumeux, ce qui lui convenait parfaitement.

Sirius vit les yeux pénétrants de Molly s'attarder sur chaque détail de son apparence : ses bottes, qui lui montaient jusqu'aux genoux ; sa chemise en jean, largement ouverte sur sa poitrine glabre ; son blouson de motard aux coudières usées qui exhalait une odeur de cuir mâtiné de sueur et d'essence ; sa barbe de cinq jours au bas mot et enfin sa crinière rebelle dans laquelle on eût dit que les vents d'altitude continuaient de déferler.

Sirius trouvait qu'il avait une allure folle ainsi, et, comme pour lui donner raison, un à un les visages des convives se tournaient vers lui tandis qu'il traversait fièrement la pièce sans saluer personne. Mais, s'il devait se fier à la moue désapprobatrice de Molly, celle-ci n'était pas du même avis. Qu'elle aille au diable ! pensa-t-il tandis qu'il enjambait un cocker endormi.

Il s'en alla déposer sous le sapin les cadeaux qu'il avait achetés quelques heures plus tôt au Chemin de Traverse. Pour James : une cravate en soie brodée à ses initiales et dont la couleur s'assortirait automatiquement à celle de son costume. Pour la mère de James, qu'il adorait parce qu'elle lui passait tout : un éventail en dentelles doublé d'un réflecteur embellissant. Pour son père : une pipe en forme de tronc d'arbre qui filtrait l'odeur et la fumée du tabac. Et, enfin, pour Lily, parce qu'il fallait lui offrir quelque chose : une bouillotte taillée dans une panse de dragon qui gardait le lit au chaud pendant dix jours d'affilée – le cadeau idéal pour la vieille fille que Sirius aurait préféré que Lily fût à jamais.

Un elfe de maison vint débarrasser Sirius de son blouson. D'un élégant mouvement du cou, celui-ci rejeta ses cheveux en arrière. Son regard tomba sur Mondingus, qui observait avec un intérêt suspect la belle argenterie des Potter. N'était-ce pas le piédouche d'un chandelier en vermeil qui dépassait de son manteau ?

« Sir'… ! » appela une voix languissante.

Sirius se mordit les lèvres. Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que l'encombrant Remus était dans son dos. Hélas, avec James en embuscade à côté du buffet – il venait tout juste de le repérer –, impossible d'ignorer le lycanthrope. Ce même James, d'ailleurs, avait bondi dès qu'il avait remarqué la présence de Sirius. Tout en fredonnant une chanson à la mode, il vint passer son bras sous celui de son ami, comme autrefois, mais son regard était froid. Il portait un dinner jacket très seyant et avait troqué ses fines lunettes en métal pour une monture en écaille qui le vieillissait de dix ans.

« Nous avons cru que tu ne viendrais pas », lança-t-il, faisant allusion au retard conséquent de Sirius.

Avec une grimace, il se décala pour dégager la vue et Sirius vit les parents de son ami lui adresser un salut discret depuis l'embrasure de la fenêtre où ils s'étaient rencognés avec des convives de leur âge. Euphemia resplendissait dans son fourreau en brocard rouge rebrodé de sequins ; quant à Fleamont, il ressemblait à un ministre avec sa robe de cérémonie à épaulettes. Sirius sentit ses genoux effectuer une rotation vers l'intérieur. D'un timide hochement de tête, il leur rendit leur salut.

« Ils s'inquiétaient que tu passes le réveillon tout seul », souffla James sur un ton qui semblait osciller entre la connivence et le reproche.

Cet accueil n'était pas celui que Sirius espérait. James voulait-il lui signifier qu'il ne l'avait invité que pour faire plaisir à ses parents ? Toujours est-il que ce fut sans résistance que Sirius se laissa entraîner en direction de Remus, dont la mise, rapportée au luxe environnant, n'avait jamais paru aussi misérable. Tracassé par ses humeurs lunaires, il avait les yeux battus et les lèvres exsangues les balafres qui striaient son visage doux et mélancolique semblaient dater de la veille et il devait se cramponner au dossier d'un fauteuil pour tenir debout.

« Rem', ça fait un bail ! » s'exclama Sirius en écartant les bras, sans toutefois se risquer à une accolade.

Il ne parvenait pas à regarder Remus dans les yeux. Et, tout bon acteur qu'il fût, il sentit sa voix dérailler sur la dernière syllabe. Pour se donner une contenance, il s'autorisa une saillie grossière sur Molly. Il était prêt à tout pour éviter d'avoir s'enquérir de l'état de Remus ; à n'en pas douter, le lycanthrope aurait saisi cette occasion pour s'épancher sur la tragédie qu'était sa vie loin du giron de Poudlard. La dernière fois qu'ils s'étaient vus avec les autres Maraudeurs, dans un pub sordide du Chemin de Traverse, il avait fini par sangloter sur l'épaule de James.

« Je suis content de te revoir… », murmura Remus, accompagnant cette phrase d'un battement de cils à faire pleurer les pierres.

Il ne pouvait pas ignorer le malaise de Sirius, qui regardait autour de lui comme s'il voulait être ailleurs. Car pour Sirius, se retrouver face à Remus était comme se regarder dans un miroir. L'aversion que le lycanthrope éprouvait pour la bête qui remuait en lui était assez similaire à celle que Sirius ressentait pour le personnage insupportable qu'il se sentait forcé d'incarner.

L'embarras de Sirius redoubla lorsqu'il se rendit compte que Peter les avait rejoints. Une coupe vide à la main, le malheureux garçon gloussait et couinait tout à la fois, mais Sirius n'aurait pas su dire s'il était heureux ou bien ivre mort. Ce qui était sûr, c'était que son faciès, devenu rougeaud avec l'âge, était encore plus repoussant que dans son souvenir. James saisit une coupe sur le plateau qui zigzaguait entre les invités. Sirius et Remus l'imitèrent.

« Les Maraudeurs réunis ! » lança James d'une voix triomphale en levant sa coupe au-dessus de sa tête.

D'un ton solennel, il porta un toast à leur vieille amitié et tous les quatre trinquèrent. Sirius vida sa coupe d'un trait et en prit aussitôt une autre. Au bout de la troisième, il se sentit peu mieux. Peter s'était avachi dans le canapé que venait de quitter Arthur. Quant à James, il s'était éclipsé pour aller discuter avec un groupe d'invités. Sirius reconnut certains visages il s'agissait de voisins des Potter.

Cependant Remus tirait Sirius par la manche. Celui-ci daigna le regarder.

« James m'a dit, pour ton frère, lui dit Remus d'un air contrit. Je suis déso… »

Le brouhaha ne permit pas à Remus de poursuivre. Maugrey venait de débouler dans la pièce comme s'il avait été tiré par un canon, bousculant tout ce qui se trouvait sur son passage et écrasant quelques pieds. Il revenait d'une mission compliquée et devait en enchaîner une autre, si bien qu'il n'avait pas pris la peine d'ôter son manteau ni d'essuyer ses bottes, qui maculèrent de boue le tapis persan. En passant devant la fenêtre, il pourfendit les rideaux avec la pointe de sa canne pour en déloger un hypothétique espion. Enfin il renifla chaque met du buffet, traitant d'empoisonneur l'elfe de maison qui, innocemment, lui offrait à boire. Personne, pourtant, ne se formalisa de ses excentricités : sa réputation de terreur des mages noirs le précédait.

Profitant de la diversion, Sirius se sauva dans le corridor avant que Remus ait eu le loisir de lui exprimer ses condoléances. Qu'est-ce qu'il croyait pouvoir comprendre à sa peine, cet hybride ? Personne ne pouvait se mettre à sa place. Il avait cru avoir une famille et des amis, mais la vérité c'était qu'il était seul, depuis toujours, et que cela resterait ainsi, parce qu'il ne voulait plus s'attacher. La seule idée du mariage le révulsait quant à la paternité… il préférait ne même pas y penser. La vie de famille, très peu pour lui il avait eu sa dose, merci.

Il marchait au hasard lorsqu'il percuta une épaule gracile, qui venait en sens inverse. Il eut le souffle coupé en reconnaissant Lily. Elle était vêtue d'une robe bleu électrique qui faisait ressortir le feu sombre de ses cheveux. Ses yeux verts, les plus ravissants de la Création, brillaient d'un éclat incroyable. Mais ce qui frappa Sirius, c'était le charme tranquille qui émanait de son visage d'albâtre. Marlene était spectaculaire, mais cette sale briseuse d'amitié était plus que cela : enchanteresse.

Sans même s'en rendre compte, Sirius baissa les yeux. Mais, sur le ventre de Lily, il ne décela pas l'ombre d'un renflement. Et si… ? Pendant quelques secondes, il envisagea l'hypothèse que tout ne fût qu'un mensonge.

« Oh, Sirius, je suis tellement contente que tu sois venu ! » se réjouissait Lily, ciselant chaque mot de sa voix argentine.

Ce n'était pas seulement de la politesse : Lily était vraiment pleine de cette bonté qu'elle affichait. Alors, tout douloureux que ce fût pour lui, Sirius comprit pourquoi James était tombé amoureux d'elle. D'ailleurs lui-même, à la voir si bienveillante, ne se sentait plus si jaloux ni entièrement insensible.

« Je savais que James ne pourrait pas garder le secret vis-à-vis de toi ! s'amusa Lily, trop fine pour ne pas lire en Sirius. J'espère que tu diras oui à ce dont il t'a certainement parlé.

– Pardon ? » sursauta Sirius.

Il espérait encore avoir mal compris.

« Tu serais un formidable parrain pour notre enfant. »

Sirius se décomposa. Il avait complètement oublié cette histoire. Mais pourquoi un tel acharnement ? Il n'avait que 20 ans ! Il était bien trop jeune pour enterrer l'enfant qu'il avait été. Et dans l'état de manque où il se trouvait, que serait-il capable de donner à son filleul ? C'était lui qui avait besoin d'être dorloté !

« Et puis cela t'aiderait à franchir le cap, ajouta Lily avec une inexprimable douceur. Je suis convaincue que ton frère n'aurait pas voulu te voir dans cet état-là. »

Les oreilles de Sirius se mirent à bourdonner. Avait-il l'air si pitoyable pour que la promise de son meilleur ami s'émût de son sort ? Peu lui importait, pourtant, car, avec cette simple phrase – « ton frère n'aurait pas voulu te voir dans cet état-là » – Lily venait d'allumer un fol espoir en lui. Il fallait qu'il en ait le cœur net.

« Comment peux-tu le savoir ? rétorqua-t-il d'un ton sec. Tu ne le connaissais que de vue. Et nous nous sommes fâchés quand j'étais en cinquième année.

– Quelqu'un m'a parlé de lui, répondit Lily en baissant les yeux. Crois-moi, même s'il avait conscience qu'il n'était plus possible de revenir en arrière, il regrettait beaucoup la distance qui s'était créé entre vous. »

Ces mots versaient du baume sur les plaies béantes de Sirius. Mais Lily ne disait-elle pas cela juste pour le consoler, profitant du fait qu'il n'y avait personne pour la démentir ?

« Qui t'a raconté ces sornettes ? »

Sirius faisait mine de ne pas la croire, pour lui cacher qu'il craignait de savoir.

« Qui veux-tu que ça soit ? rougit Lily, trop confuse pour relever le mot « sornettes ». Je ne connais qu'une seule personne qui ait côtoyé ton frère pendant les derniers mois de sa vie… Et il s'agit de la même personne qui t'a informé de sa mort. »

Sirius ferma les yeux. Il ne pouvait plus douter de la sincérité de Lily, sinon de la véracité de ses propos. Car de qui d'autre que Rogue lui-même aurait-elle pu tenir cette information ? Des pas se rapprochèrent. Prenant Lily par la main, Sirius l'attira dans une pièce dont la porte était restée ouverte.

« Depuis quand sais-tu cela ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint, sans plus chercher à dissimuler le trouble qui l'avait envahi.

– Depuis le début du mois de décembre. J'étais allée rendre visite à mes parents. Severus m'attendait. Il faisait le guet à proximité de leur maison, depuis plusieurs jours. Il m'a expliqué qu'il avait déserté, qu'il voulait entrer au service de l'Ordre et qu'il fallait qu'il s'en entretienne en privé avec Dumbledore, parce qu'hormis moi, personne d'autre ne voudrait le croire. »

Il fallut quelques secondes à Sirius pour mesurer la portée de ce que Lily venait de lui révéler. Voilà donc comment Rogue avait réussi à localiser le quartier général de l'Ordre ! Il imaginait la crise d'apoplexie que ferait Maugrey en apprenant la nouvelle. Lui qui se faisait une si haute opinion du jugement de Lily !

« Ne me dis pas que tu l'as aidé ! explosa-t-il.

– Tu aurais préféré que je le renvoie là d'où il venait ? repartit Lily sans hausser la voix ni perdre son calme. Faut-il que je te rappelle le sort que Voldemort réserve à ceux qui le trahissent ?

– Je croyais que tu ne voulais plus jamais lui parler ! Il t'a traitée de…

– Parce qu'il est interdit de pardonner ? répliqua-t-elle sur le même ton. Il s'est mis à genoux devant moi, Sirius.

– Mais…, bafouilla Sirius, qui commençait à être à court d'arguments. Mais… si ç'avait été un piège ?

– Tu as bien vu que ce n'en était pas un, lui asséna Lily. Marlene m'a raconté. »

La sérénité dont faisait preuve Lily estomaqua Sirius. Elle n'était pas dans son état normal, voulait-il se persuader.

« Tu devrais parler à Severus, ajouta-t-elle, sûrement pour le crucifier. Il sait, sans doute, dans quelles circonstances Regulus a trouvé la mort ».

Parler de son regretté frère avec son pire ennemi ? Pour toute réponse, Sirius lâcha la main de Lily et s'éclipsa sans prendre congé. Dans l'état second où il se trouvait, il ne prit pas garde au fait qu'il retournait là d'où il s'était sauvé un peu plus tôt. ll se souvint d'un article, lu dans un magazine moldu, qui expliquait que certaines athlètes devenaient surpuissantes en tombant enceintes. Lui, il pensait que les hormones de grossesse rendaient les femmes complètement cinglées. La preuve.

Heureusement, pour une raison qu'il ne saisit pas immédiatement, le grand salon était à présent tout entier plongé dans la pénombre. Et la musique – une chanson à la mode, la même que celle qu'il avait entendue James chantonner tout à l'heure – résonnait suffisamment fort pour que son retour passât inaperçu. Les sièges avaient été poussés contre le mur afin de libérer de l'espace. Les convives les plus âgés étaient assis les plus jeunes, eux, dansaient au centre de la pièce, à la lumière clignotante du sapin.

Sirius se coula jusqu'au buffet et, malgré les protestations de l'elfe de maison, se servit lui-même à boire. Ses mains tremblaient, mais il voulait croire que ce n'étaient que les pulsations de la musique, puissamment entêtante, qui lui faisaient cet effet-là. Les verres se succédaient, remplis à ras bords. Bientôt, un voile s'abattit devant ses yeux et sa gorge se mit à brûler. Il se tenait à la table, parce que ses jambes se dérobaient dangereusement sous lui.

Il eut soudain l'impression qu'on lui arrachait son verre des mains. Ou bien l'avait-il laissé tomber ? Des pendants d'oreille à strass s'agitaient tout près de son visage.

« Où te cachais-tu ? chuchotait Marlene, l'air vexé. Je t'ai fait signe, tout à l'heure, mais je crois que tu ne m'as pas vue.

– P't'êt' ben, admit distraitement Sirius en tentant, en vain, de récupérer son verre, que Marlene tenait à bout de bras.

– Viens danser avec moi au lieu de te soûler. »

Alors que Marlene le poussait énergiquement vers la piste de danse improvisée, il trébucha sur le bord du tapis, manquant de s'étaler par terre. Ce fut Molly, qui regagnait sa place au bras d'Arthur, qui le remit d'aplomb.

« Regarde un peu où tu vas, espèce de poivrot ! lui cracha-t-elle au visage.

– Voyons, Chérie… », protesta mollement Arthur.

Sirius était tellement gris qu'il ne réagit pas. Il tituba à grand'peine jusqu'au centre de la piste, désormais vide, où Marlene le rejoignit, se plantant face à lui. Aussitôt, elle se mit à se trémousser en rythme. Lui, par imitation, en fit de même. Les yeux bleus de Marlene, qui oscillaient de droite à gauche et de gauche à droite, l'hypnotisèrent. Sans trop savoir ce qu'il faisait, il arrima ses mains à ses hanches. Marlene sentait bon. Et elle était si douce. Si chaude.

ll ne réalisa qu'il avait le nez dans son décolleté que lorsqu'elle empoigna ses cheveux pour le forcer à relever la tête. Revenu de son hébétude, Sirius surprit le regard sévère de James, qui entrait à son tour sur la piste, Lily à son bras. Avaient-ils parlé de lui ? Sirius était trop fatigué pour imaginer ce qu'ils avaient pu se dire. « Parler à Severus ». Sérieusement ? se gaussa-t-il en son for intérieur. Cela lui rappela les jeux de mots débiles que James faisait avec son prénom. Depuis combien de temps n'avaient-ils pas ri ensemble ?

Marlene lui souriait. Ou bien elle se moquait de lui, Sirius ne savait pas trop. C'était forcément gentil. Elle l'aimait. D'ailleurs, il sentait ses bras nus, plus musclés qu'il ne sied à une fille, enlacer étroitement sa taille. Leurs ventres ondulaient l'un contre l'autre. Leurs lèvres se touchaient presque. Comment en étaient-ils arrivés là ? Sirius fit subrepticement glisser ses mains sur les fesses de la jeune femme. Jetant un œil de côté, il vit d'autres hommes le fixer comme s'il avait gagné à la loterie. Il fallait le reconnaître : s'afficher avec un trophée pareil n'était pas déplaisant. Un an plus tôt, il aurait mis un point d'honneur à coucher avec Marlene.

Elle-même se piquait au jeu. Il sentait ses lèvres charnues parcourir langoureusement les plats et les méplats son visage. Peut-être que s'il se forçait un peu, l'envie reviendrait ? Il se laissa embrasser. Mais Marlene était n'était pas aussi hardie qu'elle feignait de l'être et sa bouche ne fit qu'effleurer la sienne. Alors, au mépris des convenances, Sirius la rattrapa par la nuque pour prolonger leur baiser. Il l'approfondit même en y glissant la langue, dans l'espoir de réveiller le désir. Mais rien ne se passa. Il n'était pas excité le moins du monde. Voilà, il n'était plus capable de rien. Il était complètement vide. Il lâcha Marlene, cessa de danser. Il allait pleurer, pour de bon.

Sans un mot, Marlene le raccompagna. Il se laissa tomber de toute sa hauteur dans le premier fauteuil qu'il trouva. Le lustre se ralluma abruptement, lui crevant les yeux. Il était presque minuit. Alors avoir vibrionné toute la soirée, les enfants s'étaient tous regroupés autour du sapin, sages comme des images. James monta sur une chaise et frappa sa coupe avec une cuillère pour réclamer le silence.

« Avant que chacun d'entre nous n'ouvre ses cadeaux, Lily et moi avons une grande nouvelle à vous annoncer ! » déclama-t-il de sa voix si phonogénique.

Le silence se fit instantanément. Lily avait cessé de respirer. James sortit un papier de sa poche de poitrine, rajusta ses lunettes et se lança dans son discours, qu'il avait écrit. Il achoppait sur chaque syllabe. Sirius avait conservé assez de lucidité pour voir que son ami était très ému. Il bouillait de l'envie de lui arracher le papier des mains. C'était intolérable. Qu'avaient-ils donc tous à continuer à vivre ? Comment le monde osait-il tourner sans lui ?

Lorsqu'après mille circonvolutions, James prononça, enfin, le mot « mariage », des applaudissements éclatèrent de toutes parts. Il y eut aussi quelques huées, pour rire. Mondingus fit passer sous le manteau des plaisanteries graveleuses qui eurent l'air de consterner Remus.

Lily s'essuyait furtivement les yeux, incapable de parler. Alors James redescendit de sa chaise pour la prendre dans ses bras. Euphemia et Fleamont, en transe, semblaient revivre leurs propres fiançailles. Arthur, qui ne tenait plus très droit, monta à son tour sur la chaise, exposant son ventre déboutonné à la vue de tous.

« Joyeux Noël ! » cria-t-il en faisant exploser une bombe à serpentins.

Mais les enfants, n'y tenant plus, s'étaient déjà rués sur leurs cadeaux. On n'entendait plus que des bruits de papier déchiré, des hurlements de joie et des clameurs de déception. En retrait de la mêlée, les fiancés distribuaient leurs présents aux adultes, en respectant l'ordre de préséance. Bathilda reçut les siens en premier, parmi lesquels une plume d'ibis rouge munie d'un embout en or gravé – celle-ci lui avait été offerte par Dumbledore, que ses obligations retenaient malheureusement à Poudlard.

Les invités faisaient poliment la queue le long de la tapisserie. On se serait cru dans une kermesse moldue, après le tirage de la tombola.

« Sirius ? appela Lily, qui tenait un cracker orphelin à la main.

– Sirius ! » répéta James d'un ton las.

Faute de réponse, les futurs époux se mirent à le chercher du regard parmi la foule des invités. Remus émit l'hypothèse que Sirius était allé prendre l'air. Moins charitable, Molly suggéra qu'il décuvait aux toilettes, avant d'être contredite par Arthur, qui, justement, en revenait. Lily apostropha Marlene, qui fumait, mais celle-ci ne voyait pas non plus où Sirius pouvait se trouver. Maugrey était déjà reparti. Avec un haussement d'épaules, James décida de passer au suivant.

Mais au moment où il appelait Peter, les conversations s'interrompirent d'un coup. Un vrombissement assourdissant résonnait au dehors. D'un même mouvement, les têtes des invités se tournèrent vers la fenêtre, à laquelle les enfants, intrigués, vinrent, un à un, se coller comme des mouches. Soudain, sous leurs yeux admiratifs, une moto rasa la façade avec force pétarades, puis s'éleva majestueusement dans les airs, laissant dans son sillage une longue traînée de fumée verte que le vent dissipa bien vite.

Les mâchoires crispées, James regarda Sirius s'éloigner jusqu'à ce qu'il disparût dans la nuit. Alors, sans faire de commentaire, il se remit à la distribution des cadeaux. Lorsqu'il en eut fini, il demeura près du sapin, les bras ballants. Lily lui caressa tendrement l'épaule.

« Ça finira bien par lui passer, murmura-t-elle.

– On aurait peut-être dû lui dire », répondit-il.