Les yeux de son père

(Trois mois après la fin du monde, soit environ deux ans et demi après le réveil d'Erika.)

La réceptionniste était en sueur, le corps médical aussi, de même que les gars de la sécurité.

-Il s'agit d'une terrible erreur, voyez-vous ! Expliquait gaiement une jeune femme aux lunettes hexagonales. Le père de mon amie a été interné parce qu'il aurait inventé sa fille, dont même son épouse soutenait qu'elle n'avait jamais existé. Mais tout ceci n'est que l'ouvrage d'une potion, la mémorise…

-Mnémosyne, rectifia une seconde jeune femme, un pas en retrait, l'air tout sauf aimable.

-Mnémosyne, oui ! Se reprit l'enthousiaste. Ayant effacé toute trace d'elle. Comme le sortilège d'Oubliettes dans Harry Potter, vous comprenez ? Cela a conduit à la disparition des documents officiels la concernant, à la modification des photos sur lesquelles elle était présente, et à la réécriture des souvenirs dont elle était l'objet, par exemple ! Mais enfin, il faut bien qu'elle tienne son sang démoniaque de quelqu'un et tout porte à croire que c'est cette même ascendance qui a protégé monsieur Charles Vanguard des effets de la potion ! Mon amie est donc venue réclamer la libération de son père interné à tort depuis tout de même… euh…

-Ne me relance pas là-dessus, prévint celle qui prétendait s'appeler Erika Vanguard, ou je vais m'énerver.

-… de nombreuses années ! Bien sûr qu'un test ADN suffirait à prouver qu'ils sont réellement de la même famille, cependant vous conviendrez qu'après tout ce temps injustement enfermé, il serait de bon ton de faire sortir monsieur Charles maintenant. Les résultats ne nous seraient pas transmis avant des jours, et puis il y aurait encore toutes ces longues démarches administratives, juridiques ou je ne sais quoi… Autant de semaines supplémentaires perdues pour ce pauvre homme !

-Et si vous refusez…, commença sombrement Erika.

-On a dit qu'on demandait gentiment d'abooord~ ! Chantonna un certain Mathieu, le sourire crispé.

La démone se renfrogna davantage mais laissa… qui était-ce déjà ? Ah oui ! Elle laissa Gisèle continuer.

-Charles Vanguard est-il considéré comme dangereux ? Son ancien majordome nous a dit que ses crises d'hystérie pouvaient être affreuses. Mais j'habite un manoir avec des vampires et des loups-garous dont vous avez dû entendre parler à télévision, avec toutes ses fées et autres créatures qui se sont installées dans la forêt alentour, alors même si retrouver sa fille ne le calmait pas…

-Faut avouer qu'on n'a pas que des histoires très sympathiques à lui raconter, quand même…, grimaça le jeune homme.

-… Ce n'est certainement pas un humain un peu nerveux qui échapperait à leur contrôle ! Allons, vous n'allez pas prolonger les souffrances d'un innocent simplement pour respecter le protocole ? Tout ira très bien ! Pour vous, pour lui, pour nous, je vous le promets ! Oh, et vous devez avoir le numéro de madame Victoria, la mère de mon amie, non ? Nous aimerions lui passer un coup de téléphone mais nous ne l'avons pas trouvée dans le bottin. Le manoir, pas le mien, celui de mon amie, a changé de propriétaire et le vieux Ignace n'a aucun contact avec son ancienne employeuse. Vous pouvez nous aider, n'est-ce pas ?

La réceptionniste était au bord des larmes. Des choses étranges et terrifiantes s'étaient produites un peu partout dans le monde, dont la télévision, la radio et la Toile ne cessaient de parler. A l'autre bout du pays, des « fées et autres créatures » avaient effectivement envahi une forêt où elles rebâtissaient leur cité. La reine Alinor avait nommé cette Erika son « interprète en civilisation terrienne » malgré son manque flagrant de diplomatie. Les explications de cette intermédiaire et arme de dissuasion s'accompagnaient généralement de menaces pas forcément voilées. Ces dernières semaines avaient été abominablement tendues, pourtant la situation là-bas, avec les fées, s'arrangeait quand elle tournait fort mal ailleurs, les sirènes titanides ayant entrepris de couler méthodiquement tous les sous-marins. Mais même si les faeries de Ba' ih An'da s'efforçaient de vivre en bonne intelligence avec leurs voisins intimidés, ça ne signifiait pas que voir débarquer la démone furieuse et l'entendre se présenter comme une Vanguard, du nom d'un patient, avait la moindre chance d'être autre chose qu'épouvantable. Elle avait les yeux de son père, il fallait l'admettre. Cela allait au-delà de la couleur ; il y avait un quelque chose dans le regard… Un insondable chagrin sous l'effroyable colère, des ruines derrière l'infranchissable rempart.

-Je…, balbutia la réceptionniste. Je vais voir ce q-que je p-peux faire… Un rendez-vous avec m-ma direction p-peut-être ?…

En réponse de quoi Erika plaqua brusquement les mains sur le comptoir et se pencha lentement vers l'humaine terrorisée. Ses longues mèches brun terne aux reflets argentés tombaient sur le clavier de l'ordinateur tandis que ses immenses ailes noires se déployaient en frémissant.

-Rendez-moi rapidement mon père, s'il vous plaît, ou je rase cet établissement.