Bruce se rappelle le regard sceptique de Tim quand le suzerain d'Accalmie a proclamé qu'il ne ramènerait pas de petit frère à ses rejetons en dépit de s'être aventuré hors des Terres de l'Orage, tant pis pour les données préalables que sont Edric, Dickon et Tim lui-même.

D'une certaine manière, songe le second frère Barathéon alors qu'il considère le gamin aux cheveux noirs et aux yeux bleus l'observant avec méfiance, il n'a pas rompu sa promesse. Ayant été conçu lors de l'année du Printemps trompeur, pendant le fatidique tournoi d'Harrenhal qui a précipité la chute d'une dynastie royale presque trois fois centenaire, Jason est plus âgé que Tim et donc un frère aîné plutôt que cadet.

En son for intérieur, il réalise pleinement la fallacité de l'argument et peut déjà envisager le regard peu impressionné de sa progéniture.

Mais à présent, ce n'est pas le regard peu impressionné de Tim que Bruce se doit d'endurer, c'est celui de Jason, le fils qu'il vient de se découvrir, amené par sa sorcière des bois de génitrice, laquelle est venue offrir ses services à Harrenhal le temps d'un mois avant de regagner ses pénates avec un cadeau négligemment oublié dans son ventre, et qui a opté pour quitter les pénates en question dès qu'elle a appris que les Barathéon avaient livré offensive contre les Îles de Fer.

Shaera, c'était son nom. Un nom qui trahissait des origines vaguement Essosiennes, autant que la chevelure blond argenté parsemée de mèches d'une couleur blé mûr plus conventionnelle parmi les Sept Couronnes, et parce qu'elle se ferait remarquer de toute façon où qu'elle aille, pourquoi ne pas devenir sorcière des bois, personne ne commenterait davantage, c'était pratiquement une obligation de ne pas se fondre dans la masse.

Shaera qui se tenait derrière son fils, leur fils en commun, tenant les épaules du garçon de ses mains tremblantes, la mâchoire vaguement crispée, souhaitant visiblement ne pas être ici, si seulement elle avait eu le choix.

Alors pourquoi venir ? C'est la grande question, et Bruce soupçonne fortement que la réponse ne lui plaira guère.

« Vous avez effectué une longue route afin de parvenir ici » se borne-t-il à commenter, d'un ton poli.

Le garçon renifle.

« C'était long » lance-t-il d'un ton accusateur. « Et maman n'est pas bien, alors c'était encore pire pour elle. »

Les mains de Shaera se resserrent sur les épaules de son fils, pas assez fort pour faire mal mais néanmoins assez pour s'avérer désagréable.

« Jason » murmure-t-elle d'un ton réprobateur, et le garçon baisse sa tête hirsute, est-ce une malédiction lancée par les parents d'Elenei que sa progéniture issue de Durran Dieux-Deuil serait éternellement accablée d'une indomptable chevelure ?

Il a dit que Shaera n'est pas en bonne santé. Peut-être qu'en fin de compte, elle ne tremble pas d'appréhension. Peut-être qu'elle se retient aux épaules de son fils parce qu'elle a besoin du soutien, plus que de le rassurer.

Bruce observe la femme d'un œil critique. Elle est pâle, mais ses souvenirs de leur passade dans le bois sacré de Harrenhal ne sont plus très clairs, il ne peut discerner si déjà elle était pourvue d'un teint si clair, ou si elle était nantie de joues rosies par la santé et la vigueur.

« J'en suis navré » déclare le sire d'Accalmie, avec pure sincérité. « Ce n'est jamais amusant d'être malade, mais c'est probablement pire de voir ceux à qui nous tenons être malades et ne pas savoir comment les soulager. »

Les lèvres de Shaera s'amincissent dans une moue amère qui frôle la grimace.

« C'est… la raison de ma venue ici » admet-elle. « J'ai étudié les herbes, j'ai été convoquée à tellement de chevets que je ne me souviens plus de combien ça fait, alors je connais les signes. Je ne suis pas stupide. Et je dois penser à mon fils, et à ce qu'il va devenir. »

Ah, maintenant Bruce sait pourquoi elle se présente devant lui, et son cœur palpite douloureusement entre ses côtes, entendant sans peine les paroles qu'elle ne profère pas, la condamnation qu'elle se refuse à avouer mais qui lui pend au nez, lui pend autour de la gorge et ne tardera pas à lui arracher la vie une fois le moment adéquat venu.

Jason n'entend pas, c'est évident, tournant la tête en arrière, vers cette mère dont il n'imagine pas être séparé un jour, ni à présent ni jamais, sauf que la séparation approche et promet d'être autant cruelle et meutrissante que le naufrage du navire transportant les propres parents de Bruce sous les yeux de lui et de ses frères.

« Maman ? »

Shaera avale sa salive, lentement, délibérément.

« Ton père va s'occuper de toi, Jason. Il va te donner un toit sur la tête, à manger tous les jours, et il te donnera même une éducation, si tu veux. Au moins tu apprendras à te servir d'une arme, les hommes aiment enseigner ça à leurs fils. »

A la grande honte du suzerain des terres de l'Orage, cette dernière phrase est vraie. Il ne veut pas exposer ses enfants aux affres de la guerre, il ne veut pas voir son neveu Edric ou son plus jeune frère Renly traumatisé par le sang et le conflit comme il sait au plus profond de lui-même être traumatisé par la Rébellion de Robert et récemment par la tentative de soulèvement des Greyjoy, mais emmener les garçons dans la grande cour du château, leur apprendre à tenir une épée ou un marteau de guerre, rectifier leur posture… Il existe là-dedans un plaisir, une fierté transmise de génération mâle en génération mâle, que Bruce n'est pas honteux de perpétuer.

Cependant, ce n'est pas sur cette perspective d'un avenir radieux que se concentre Jason.

« Mais je dois rester avec toi. Qui va t'aider à ramasser les herbes en forêt ? J'ai ton sac à porter ! »

Un petit sourire tord le coin des lèvres de la femme.

« Ah, mon amour, je me débrouillerais avec Cat, tu sais bien, Cat notre couturière ? Elle m'aime bien, et depuis qu'elle est veuve elle se sent seule dans sa maison, elle passera me voir chaque matin si j'ai besoin de quelque chose. Et puis... »

Une hésitation, avant l'aveu.

« J'ai peur que tu me vois vraiment malade. Tu sais comment ça peut être, ça pue, c'est laid, c'est dégoûtant, et c'est honteux de ma part, mais je ne veux pas que tu ais un seul souvenir de moi dans un état pareil. »

« M'en fiche » grommelle Jason, boudeur, fronçant les sourcils dans une expression butée qui lui confère une furieuse ressemblance avec son oncle Stannis. « Maman restera toujours maman. »

Le sourire demeure petit, mais s'attendrit alors que le garçon tourne l'intégralité de son corps afin d'étreindre Shaera de toute la force contenue dans ses bras maigres de jeune garçon qui doit encore grandir de plusieurs pieds, qui ne mange pas autant qu'il devrait parce que la vie de paysan est rude et brutale, et bien sûr qu'elle la rend, cette étreinte, avec un amour tellement plus grand que sa propre personne, parce que l'amour d'une mère atteint souvent des proportions stupéfiantes quand on ne s'en rend pas compte.

Bruce assiste à cette étreinte, la dernière que son fils récemment découvert recevra de la mère qu'il s'apprête à perdre, cette mère qui lui caresse la tignasse couleur de poix et l'embrasse sur le haut du crâne.

« Tu peux me promettre que la première chose que tu feras dans le grand château de ton père, ce sera d'aller au septuaire et de m'allumer une bougie ? » murmure Shaera. « J'entendrais ta prière, juré craché. »

Bruce pense qu'il accompagnera Jason pour cela. Son dernier remerciement pour la femme qui lui confie le fils qu'ils ont en commun.