Prologue
Le bruit des canons avait définitivement été arrêté en Europe, les traités de paix signés et les derniers soldats américains quittaient le vieux continent. En 1920, depuis le pont réservé au première classe, je courrai sans prêter attention aux autres passagers, bien que mère et plusieurs stewards m'étaient défendus de le faire, par peur qu'il m'arrive malheur. Ce voyage était une première depuis la fin de la Grande Guerre, et nous avions quitté Liverpool avant-hier. Je ne supportais plus de voir les collines verdoyantes du Northumberland parcourues par des horde de moutons bêlants.
Pour briser cette monotonie, il y avait les longues étendues de plages balayées par de puissantes bourrasques vent. Un grand plaisir à parcourir à cheval seule ou en compagnie de ma mère. J'adorai le faire courir : claquement des rênes, le craquement du sable sous ses fers, et les odeurs des embruns marins et du vent. Puis, je me dirigeai vers les falaises où j'aimais admirer le paysage de longues minutes, seul en silence avec les vagues qui se brisaient en contrebas. Une fois ma balade terminée, je faisais un long détour par le village de Mosswood, perdre un peu de temps dans le petit pub du village, avec une tasse de thé indien.
Cela permettait de me tenir le plus loin possible de ce château familial si austère. Le fait que je ne tenais difficilement en place exaspérait mon grand-père, un homme grincheux qui ne faisait que râler du levier au coucher du soleil.
Quand la vie au château devenait insupportable, mère et moi nous partageons à Newcastle, où elle louait un charmant deux pièces. Depuis l'appartement, je m'accoudais à la fenêtre avec un dessin sur les genoux, entouré de mes livres universitaires, en attendant ma mère. Ces puissants hauts fourneau renfermaient en leur cœur un dragon grondant, alimenté par des centaines d'hommes à leur seule force de leurs soutiens-gorge. Ils expulsaient par leurs narines d'épaisses fumées, plongeant la ville dans une étrange brume irritante.
La guerre avait vidé les villes de leurs hommes. Lorsque nous nous promenions en ville beaucoup de femmes portaient le voile noir du deuil. Elles pleuraient un mari, un fils ou un frère. Les cloches des églises ne cessaient jamais de sonner, que ce soit pour des processions funéraires ou de mariages. En raison de l'absence des hommes, mère endossait le rôle de médecin voire de chirurgien. Je l'accompagnerais avec plaisir. Assis dans un coin, un livre à la main, j'attendais patiemment ou parfois je l'assistais. Puis, en fin de journée, nous mangions en tête-à-tête. Mon moment préféré de la journée.
Cela dure une, à deux, voire trois semaines. Avant de repartir, nous passions de longue heure à la banque où elle suivrait assidument le cours de ses actions personnelles et m'encouragerait à faire de même au grand étonnement de son banquier. A chacune de nos visites, il mettait les petits plats dans les grands en période de récession.
L'un des avantages de la Guerre était de tenir éloigné ce tyran domestique sadique et cruel. Le soir, l'une de ses seules sources d'évasion était de lire puis d'écrire de longues lettres en secret à sa sœur jumelle, un nom à qui ne devait plus être prononcé dans l'enceinte du château. Esprit libre et jeune comédienne, elle désirait jouer sur les planches parisiennes. Une peine débarquée à Dunkerque, à flânant au bord des quais, elle percuta un jeune docker filiforme. Horriblement gêné d'avoir embêté ce jeune homme, elle excusa plaquement. Lui aussi s'excuse et l'aida à se relever. Sa robe était déchirée et, confus d'avoir abimé une si belle pièce, il se propose de réparer.
Un coup de foudre.
Le début d'une effroyable idylle pour mon grand-père désargenté. Il avait promis la main de sa fille aînée à un homme d'affaires américains peu scrupuleux. Sa chère fille s'était corrompue dans les draps d'un sale Français aux mains galeuses. Il s'entêta à ramener sa fille au domaine familial. Le Vicomte William James Graham de Vanily se heurta à un mur.
Ce ne fut pas sans conséquence. Amère mère accepte de prendre la place de sa sœur ainée au bras de cet homme choisi avec soin par son père. Lui aussi était un fils d'un grand d'industriel américain spécialisé dans les armes à feu et l'équipement militaire. Ce gentleman du sud des Etats-Unis était apparu comme par miracle dans l'entourage élargie de mon grand-père : affable, charismatique et orgueilleux, toujours élégamment vêtu.
D'un claquement de doigts, dans l'ombre, il faisait et défaisait fortunes et alliances.
L'agneau n'avait pas vu la brebis déguisée en loup. La gueule du loup refermant lentement son étaux, affamé qu'il était ; ses griffes acérées déchiquetaient et désarmaient le mauvais gestionnaire de fond britannique. L'esprit anesthésié par un subtil mélange d'alcool, de cigares voire d'opium, les douces sirènes lui sifflaient qu'il s'assiérait sur une montagne d'or, pour n'être finalement le roi d'un pitoyable château de martre.
Un guignol pathétique.
Ne trouvant plus aucun plaisir à courir, je retournais m'installer sur la chaise où mère se reposait depuis un moment maintenant. L'heure du thé approchait et il me tardait d'assoir et de le prendre avec elle. Plongée dans la lecture du Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wild, une édition abimée les pièces et la tranche du livre était rongée par l'usure.
- Mère, l'heure du thé approche, hâtons-nous ! criais-je impatient.
Un coup d'œil à l'horloge au-dessus de sa chaise longue confirme que l'heure du thé approche. Alors qu'elle refermait son livre avec soin, qu'elle glissa dans son sac. J'aimais l'aider à mettre son manteau comme tout parfait gentleman se devait être au service des dames et demoiselles.
- Merci mon poussin, gratifia-t-elle alors qu'elle attrapa mon bras afin de se faire conduire jusqu'au Café de la Paix.
Nous approchions du café quand mère parue troublée par la présence d'un soldat français accoudé contre le garde-corps, il dénotait parmi tous les autres promeneurs. Certains hommes s'arrêtèrent pour engager une conversation maladroite. Il rajusta soigneusement ses décorations avant sa main glissa à l'intérieur de son manteau militaire surnommé capot pour en sortir une belle pipe en bois très utilisée et finement gravée. Il tapota délicatement le foyer contre la balustrade et la porte à la bouche une fois allumée.
Son regard se perdait dans le bleu insondable de l'océan, le monde autour de lui semblait disparaitre petit à petit. Le seul le bruit du vent et des vagues persistées. Il rajusta son képi masquant son visage pendant qu'il vidait le contenu d'une bouteille par-dessus le pont.
Cette scène étrange ne tarda pas à éveiller la curiosité de ma mère contre mon avis elle décide d'approcher cet homme.
- Une promesse est une promesse mon ami, murmura-t-il en remettant la bouteille vide au fond de sa musette.
Plongé dans sa contemplation le soldat ne remarque pas la présence de ma mère qui engagea naturellement la conversation avec lui. Des hommes marqués par les atrocités de la Guerre, elle avait vue beaucoup trop.
Le mutisme soigné par l'alcoolisme, le regard perdu à jamais dans une profonde mélancolie inexplicable. Et des terreurs nocturnes ou des dizaines de hurlements d'effroi déchirent la quiétude des chambres d'hôpital. Médecins et infirmières étaient désemparés par ce fléau qui rongeait à la fois le corps et l'esprit.
- C'est un magnifique hommage que vous avez rendu là, mon bon monsieur, a commencéit mère d'une voix douce.
L'homme se retourne vers elle, ses yeux si sombres prennent une nouvelle teinte. Il ouvre puis renvoie plusieurs fois la bouche ne sachant quoi dire, la voix rocailleuse sort un simple : « Lady Amelie, est-ce bien vous ? » Sous l'effet du choc, elle recula d'un pas ainsi il osa profiter de la confusion de ma mère pour s'emparer de sa main, qu'il porte à ses lèvres.
Quelle satire odieuse ! Comment osait-il avoir un comportement aussi dépraver auprès de ma mère ?
D'un pas déterminé, je m'en allais lui expliquer de quel bois je me chauffais prêt à lui décrocher mon meilleur crochet du gauche.
- Oh mon dieu, c'est bien vous Philippe ! s'exclama ma mère sous l'émotion avant d'enlacer fiévrement le soldat oubliant totalement ma présence.
Philipe Renart, notre ancien cuisiner et cochet, comment était-ce possible… Sa peau était tannée par trois longues années de combat en AOF. Il était méconnaissable. Sa fine moustache qu'il aimait frisoter à plaisir avait disparu, laissant place à une épaisse barbe hirsute. Sous son képi décrépi, une mèche blanche prenait racine au début d'une étrange entaille mal cicatrisée. Ces cheveux mi-longs coiffés en arrière n'étaient qu'un souvenir lointain, il était grossièrement coupé ce qui scandalisa ma mère.
Elle ne met pas s'empêcher de l'inviter à nous rejoindre pour prendre le thé.
Pour avoir plus d'intimité, nous sommes installés à la verrière. Philipe n'arrêta pas de poser des questions sur notre vie loin de Londres. Soudain, un violent tangage eu pour effet de briser en mille morceau une dizaine d'assiettes. Ce bruit fit bondir de sa chaise Philipe. Il dégaina une arme imaginaire qu'il braqua sur des serveurs pétrifiés, les bras tremblants, une respiration haletante et le front dégoulinant de sueur.
Les quelques personnes présentes au café dévisagèrent Philipe, choquées de voir une telle réaction pour de la simple vaisselle brisée. Les femmes faillirent presque s'évanouir de surprise.
- Philipe s'il vous plaît vous n'avez rien à craindre ici, déclare ma mère la main posée le bras tendu de Philipe. Ce n'est que votre esprit qui vous joue des tours. Prenez une grande inspiration et comptez jusqu'à trois. Je sais que ça vous paraît impossible, mais vous n'êtes plus là-bas.
De nouvelles larmes apparurent autour des yeux de Philipe alors que ses bras se baissèrent lentement. La mine sombre sous son képi, il murmura des excuses à l'ensemble des passagers présents au café.
- Excusez-moi pour le trouble occasionné, il vaudrait mieux que je retourne dans ma cabine, me dit-il alors que je le suivais. Merci d'avoir voulu partager le thé avec moi, Lady Amélie, fut un plaisir malheureusement trop court à mon goût. Le jeune maître est devenu un solide Gaillard.
Il ébouriffa affectueusement mes cheveux. Cette marque d'affection masculine m'avait tant manqué après son départ. Il était l'une des rares sources de bonheur quand nous vivions à Londres. Tous les matins, l'odeur du pain frais parfumait toute la maison. Quand j'étais petit, nous faisions le tour des commerçants et des halles ; il m'apprenait à choisir avec soin les meilleurs produits à ressentir, à les différencier et les savourer. Il me portait sur ses épaules jusqu'à la maison, la bouche barbouillée d'une délicieuse barre chocolatée.
Quand père m'infligeait de terribles corrections à coup de ceinturons, il me soignait consciencieusement chaque blessure à la teinture d'iode : « Vous avez été très courageux jeune maître, me répétait-il une fois les soins finis, mais même les braves ont aussi le droit de pleurer »
Son exil à Londres ne l'exemptait pas de la mobilisation générale. Ce matin du 2 août, mère s'effondra à la vue du courrier émis par l'ambassade française. Elle voulait le faire de rester, mais il refuse catégoriquement
- La guerre ne dura pas longtemps, les rois ne voudront pas laisser les champs vides de leurs paysans, plaisanta-t-il.
- Philipe, les rois peuvent être plus entêtés que des enfants à qui on a confisqué leur jouet préféré. Si Paris a été assez stupide de prendre Hélène à Ménélas, rien n'arrêtera les souverains de laisser leur peuple s'entretuer
- Ils ont tout autant besoin de nous pour faire fonctionner leur économie : pas de blé pas impôt, argumenta-t-il le plus simplement du monde. Si tu crains tant de rester à Londres va rejoindre ta sœur à Paris depuis temps, ça serait l'occasion idéale pour toi et Félix.
- Non, Colt ne me laisserait pas partir là-bas, soupira-t-elle les bras crispés et les ongles s'enfonçant doucement dans sa chaise.
S'imaginant sûrement être seule à la maison mère, laissa sa tête tomber contre la poitrine de Philipe, qui l'enlaça instantanément. Le soir, il n'était pas rare de le voir flâner près des appartements de ma mère lors des longues absences de mon père. Bien avant les premières lueurs de l'aube, il redescendait rejoindre sa chambre à l'étage réservé aux domestiques.
Le cabinet de consultation de ma mère avait un secrétaire en bois massif splendide, verrouillable à double tour. Ses tiroirs possèdent un double fond pratique pour dissimuler des objets.
Ma chère Dame
Il me brûle de pouvoir te retrouver ! Une nuit loin de tes bras et l'une des pires tortures en ce bas monde. Je rêve jour et nuit de pouvoir couvrir ton magnifique corps de tendres baisers, de t'emmener le temps d'un soir, de te voir t'embarrasser sous les effets de mes mains. De te murmurer au creux de tes oreilles d'innombrable « je t'aime »
Philippe.
Le lendemain Philipe part de bonne heure passer un examen médical et attitude physique. Le couperet tomba il était apte au combat. Son départ était pour le lendemain. A peine avait-il fini sa phrase que mère perdit connaissance, horrifiée il l'emmena dans sa chambre accompagnant de ma nourrice. Il reste à son chevet tout le long de la nuit à veiller sur elle.
Demain dès l'aube à l'heure où il préparait le pain, il bouclait sa valise, rajustait son trench et attrapa sa gavroche ; il remarque ma présence. Nous échangions un long regard silencieux sans un mot le cœur lourd, l'œil humide je m'étais jeté à ses jambes m'y accrochant de toute mes forces, mes ongles s'enfonçait dans les fibres grossières de son pantalon.
- Philipe ne part pas s'il te plaît reste avec nous, le suppliais-je dignement alors qu'il rajustait mon nœud papillons.
- Jeune maître mon devoir est d'aller défendre ma patrie, la terre qui m'a vu naitre, at-il commencé, les mains posées sur mes épaules.
- Si vous n'êtes plus là, qui réconfortera mère ! rétorquais-je tout en reprenant mon vouvoiement.
- Vous le fait très bien même si tu es comme à ton habitué plongée dans tes études et loin de Londres, n'oublie pas de lui écrire tous les jours de venir le plus souvent possible. Elle ne doit pas s'arrêter de vivre car je suis loin.
