Drago errait telle une âme en peine au milieu d'une longue allée de stèles.

Il n'avait pas pu s'empêcher de soupirer en recevant le message de Luna.

Il n'avait pas pu s'empêcher de soupirer en passant devant la maison d'enfance de Potter.

Il n'avait pas pu s'empêcher de soupirer en passant les grilles du cimetière de Godric's Hollow.

Et il continuait maintenant de soupirer, tout en marchant.

Il n'avait aucune envie d'être là, dehors, au milieu de morts inconnues.

Tout comme il n'avait aucune envie d'être ailleurs, enfermé dans une salle, entouré d'êtres vivants qui le connaissait trop bien.

Il aurait aimé être seul, chez lui, enfoui sous une montagne de couverture.

La tâche que lui avait confiée Luna n'était pas pourtant compliquée.

Juste fastidieuse. Sans intérêt.

Alors il décida de l'accomplir comme on accomplit une corvée : en la bâclant le plus rapidement possible.

.

Après avoir rendu visite aux ossements de sa mère, Luna s'était interrogée. Drago avait-il des morts à qui penser ? Lui arrivait-il de se retourner vers le passé et d'accorder une pensée à ceux qui s'étaient arrêtés plus tôt que lui sur le chemin de la vie ?

La jeune femme pouvait sans peine l'imaginer aux côtés de son père et sa mère, le dos bien droit face à une crypte élevée à la mémoire des membres les plus éminents de la famille Malefoy.

Fier de sa lignée et de ses ancêtres.

Mais attristé par une perte ou se remémorant de petits moments passés avec un disparu ? Aucune image réaliste ne lui venait à l'esprit. L'imagination du Luna atteignait là sa limite.

Avait-il pleuré à la mort de sa tante Bellatrix ? Ou déploré le sort de ceux qui étaient tombés sous la baguette de celle-ci ? Non, décidément, Luna n'arrivait pas à se le figurer.

Alors, après avoir incité Drago à s'ouvrir à la mémoire des vivants, Luna avait voulu le voir s'ouvrir à celle des morts.

.

Puisqu'il avait décidé de faire le moins d'effort possible, Drago avait d'abord pensé faire un tour au cimetière sorcier non loin du manoir familial, celui que les moldus appelaient depuis toujours le vieux cimetière car il n'était à leurs yeux qu'un amas de pierres en ruine au milieu d'une végétation à l'abandon.

Mais il ne voulait pas qu'un de ses parents le surprenne à cet endroit et lui pose des questions.

Il ne voulait surtout pas avoir à répondre à la moindre question.

Et puis, des sorciers morts pendant la guerre, à Guivre-la-Ratisse, il n'y en avait pas tant que ça. À part sa très chère tante, songea-t-il avec amertume, que la famille Lestrange n'avait pas souhaité accueillir dans son caveau familial et qu'il connaissait déjà trop bien. Le choix de Godric's Hollow s'était alors imposé de lui-même.

En passant sur la place centrale et son ridicule monument commémoratif, il avait fait une pause. Il s'était arrêté pour regarder le couple statufié, lui avec ses cheveux dans tous les sens et son air bravache, elle avec son opulente chevelure et son sourire niais, tenant dans ses bras un bébé minuscule. Un bébé que tout le monde aimait avant même de le connaître.

Pour l'image de sa famille, il semblait peu judicieux qu'un Malefoy manque ainsi de respect aux Potter. Mais à ce moment-là, Drago n'en avait eu que faire.

Dans un élan de colère, il avait jeté son pied contre la pierre, soulageant un peu sa frustration mais la remplaçant par une douleur déchirante dans ses doigts de pied.

« Saint Potter, avait-il ricané en sautillant de douleur tout en se tenant la jambe, célèbre et adulé sans même avoir à lever le petit doigt ».

Sa déclaration n'attendait aucune réponse. Pourtant, elle lui était parvenue du fond de son crâne, avec la voix claire et désagréable d'Anthéa Cythère.

« Et en quoi est-ce différent de toi, Drago, unique héritier des Malefoy ? »

– Tais-toi, avait-il crié, attirant l'attention des rares passants qui déambulaient dans la rue.

Il avait fait un vague geste d'excuse en leur direction avant de s'enfoncer plus profondément dans sa cape et de prendre la poudre d'escampette.

.

Drago avait noté les trois premiers noms qui lui étaient tombés sous les yeux et qui remplissaient les critères de Luna, puis il s'était rendu à l'annexe « état civil » des Archives Panoptique, pour y consulter une copie des archives publiques du Ministère la magie. Tous les sorciers vivants et morts de Grande-Bretagne y étaient recensés.

Il griffonna à la va-vite les informations qu'il y trouva et les transmit rapidement à Luna. Peut-être pas avec le sentiment du travail bien fait, certes, mais avec le soulagement certain de s'être débarrassé d'une corvée déplaisante.

.

En réponse à son « mission accomplie », Drago avait vu apparaître une invitation inattendue : « Écrivons-nous demain midi. Pour discuter du résultat de ta mission. Et de ta récompense. »

Alors, le lendemain, son repas de midi sous le bras, Drago s'était esquivé pour bénéficier d'un peu d'intimité. Son départ ne provoqua aucun remous. Anthéa était absente et Poring ne semblait pas accorder beaucoup d'importance à la manière dont il occupait son temps libre.

Drago avait pu partir sans provoquer la moindre réaction chez le sorcier profondément plongé dans les entrailles d'un coucou suisse. Il se contenta de relever la tête au moment où Drago passait la porte et de lui lancer un vague signe d'au revoir, son regard rendu loufoque par l'appareil à multiples lentilles qui ornait sa tête.

Drago s'était installé, au fond d'un square minuscule et vide, sur un vieux banc rouillé auquel il manquait une latte, un endroit tellement triste que personne ne s'y arrêtait jamais. La cachette idéale.

Tout en croquant dans son toast aux concombres, il se mit à répondre aux questions de la sorcière. À chaque réponse, sa confiance s'érodait, laissant place à une inquiétude de plus en plus oppressante.

.

Et son inquiétude était fondé. Car, à l'autre bout du Carnet, Luna fulminait.

Assise au pied d'un bouleau prismatique dont les feuilles projetaient sur l'herbe une multitude d'arc-en-ciels dansants, Luna tapait nerveusement des pieds. Sous ses semelles, le sol moussu gorgé d'eau se plaignait de ce mauvais traitement un émettant un bruit spongieux.

Le manque d'implication de Drago la révoltait. Au-delà de quelques informations factuelles, comme leur lieu de naissance ou leur nombre d'enfants, il ne semblait rien savoir des personnes dont il lui avait transmis les noms.

Et Luna était d'autant plus en colère qu'elle était déçue. Elle avait eu le sentiment que Drago commençait à prendre les gens au sérieux. Elle avait eut l'impression qu'il avait réellement été chamboulé par l'histoire d'Anthéa.

Mais ils suffisaient que les gens soient mort pour qu'ils perdent toute valeur et tout intérêt aux yeux de monsieur Malefoy ! Comme si le fait qu'ils ne soient plus signifiait qu'il n'avaient jamais été.

Luna ne connaissait rien de plus faux. Rien de plus mensonger. Sa mère n'était plus, mais elle avait été. Elle avait même tout été. Et elle restait importante. Présente dans le monde, sa trace gardée par des milliers de petites choses. D'un objet qu'elle avait choisi et qui trônait toujours fièrement dans le placard, à une enquête pour le Chicaneur initiée à son idée, en passant par un sort de de construction de tunnels pour gnomes créé par son travail et son imagination.

Mais Drago n'avait pas voulu s'impliquer. Il n'avait fait qu'effleurer la surface de ceux qui reposaient profondément.

« Je suis mécontente, écrivit-elle finalement à l'encre violette au milieu de la page arc-en-ciel. Tu n'as pas fait tes devoirs convenablement. Je me vois donc dans l'obligation de me déplacer pour te montrer ce que j'attendais toi. Retrouvons-nous ce soir même au cimetière de Godric's Hollow. »

Puis, dans un élan de mansuétude, elle ajouta : « Je t'autorise à fixer l'heure du rendez-vous ».

.

Quand il lut les dernières phrases de Luna, il s'arrêta en plein mouvement, sa bouche béante devant son sandwich qui restait figé à quelques centimètres d'elle.

Une goutta de sauce s'échappa de sa prison et vint s'étaler sur le carnet. Cela tira Drago de son état de choc. Il s'empressa du mieux qu'il put d'essuyer la tâche avec sa serviette en tissu.

Une fois qu'il l'eut plus ou moins absorbée et qu'il n'avait plus d'urgence à gérer, Drago sentit monter en lui un irrépressible sentiment de panique. Luna voulait le voir à l'extérieur. Mais personne ne devait le voir avec Luna. Jamais !

Il leva sa plume, prêt à marquer que c'était hors de question. Au lieu de ça, il tenta de marchander, proposant de refaire son devoir. Avec des consignes en plus, si elle le souhaitait. À chaque nouvelle proposition, il se sentait reprendre le contrôle de lui-même.

Mais la réponse tomba comme un couperet : « Tu n'es pas obligé de jouer, Drago. Mais c'est moi qui fixe les règles. »

Son cœur affolé se remit à battre au triple galop. Il fallait qu'il trouve une solution. Il relut tout ce qu'elle lui avait dit, tentant de trouver une solution dans les mots mêmes de Luna. Son regard s'attarda sur une des dernières phrases. Elle lui laissait le choix de l'heure ! Voilà sa porte de sortie.

« Rendez-vous ce soir, une heure après minuit »

À ce moment-là, la nuit serait plus noire que de l'encre de Kraken et les habitants du village devraient tous être profondément assoupis au fond de leur lit. L'horaire idéal !

.

En rentrant chez lui, une pensée s'imposa à Drago. Il ne savait plus quelle était sa place.

Un temps, le fait de payer Luna lui avait permis de se dire qu'elle était à son service.

Évidemment, quand il était face à elle, ce n'était pas le genre de pensées qui le traversait. Mais après coup, il pouvait toujours tout rationaliser en se plaçant du point de vue de la relation commerciale. Il avait l'argent, il avait le contrôle.

Mais avec cette histoire de carnet et de missions, la frontière lui semblait plus flou. Beaucoup plus flou.

Dangereusement plus flou.