La troisième leçon fut une semaine plus tard. Madame Yu se doutait que Wei Wuxian ne supporterait pas d'être exclu de quoi que ce soit, même s'il s'en était exclu lui-même. Elle attendit donc qu'il soit parti – avec force plaisanteries et moqueries – pour le marché de Xan-yong, une occasion refusée à Jiang Cheng pour quelque faute mineure et que Jiang Yanli avait déclinée pour tenir compagnie à son frère.
Madame Yu passa en tempête dans la salle d'études où ils se languissaient, s'exclama que c'était inadmissible et les emporta sans un mot du tuteur assoupi vers le Cœur du Lotus. C'était probablement la dernière fois : elle ne doutait pas que Jiang Fengmian lui en interdit bientôt l'accès.
Elle passa donc les premières heures à raffermir leur contrôle sur leur respiration et à leur apprendre à s'en servir pour aller plus vite, affiner leurs sens et mieux percevoir leur énergie spirituelle. Elle alterna exercices physiques et méditation leurs progrès furent rapides et elle en fut plus peinée qu'elle ne l'avouerait jamais. Toutes ces années perdues à se plaindre de leur manque de finesse ! Et c'était finalement si facile…
Plus tard, Yu, se dit-elle. Fais ton devoir, fais ce que tu peux, tu pleureras plus tard.
Elle les nourrit, les fit se reposer, les laissa courir pieds nus dans l'herbe – « le contact avec la terre renforce… mais que vous apprennent donc ces tuteurs ?! ») et en fin de journée, deux heures avant le retour, les fit asseoir pour « la première des leçons indispensables à un cultivateur impliqué avec une des grandes sectes : la vérité cachée derrière le miroir. »
Ils rirent un peu à son ton pompeux mais étaient véritablement perplexes.
« A des enfants, » leur dit-elle, « on apprend le minimum : les gestes de cérémonie à pratiquer envers un officiel, le nom des gens importants, leurs titres… »
(« Vous a-t-on appris les fonctions auxquelles correspondent les titres ? Non ? Je le savais ! »)
« Les subtilités sont enseignées à mesure que l'enfant devient plus âgé et moins susceptible de laisser échapper un détail embarrassant en société. Rien n'est exactement un secret mais… par exemple, » fit-elle en grinçant des dents, « je n'ai aucun doute que le monde de la cultivation en son entier ne sache que votre père et moi ne nous entendons pas. Mais personne n'en parlera devant nous, moins qu'on ne penserait derrière notre dos, et rarement des personnes d'importance. Surtout, très peu de gens qui connaissent les raisons de notre mésentente en parleront. Ce qui fait que bien qu'on parle de nous plus que je ne le voudrais – et je sais que c'est en grande partie ma faute – peu peuvent s'en servir contre nous parce qu'ils ignorent les points sensibles de l'histoire. Ceux qui savent se taisent et ne transmettent l'information qu'à ceux qu'ils pensent en auront besoin dans le futur : généralement leurs héritiers. »
Plusieurs émotions sont passées sur leurs visages pendant qu'ils l'écoutaient : l'embarras, la colère et enfin la curiosité. Oui, ils savaient que leurs parents et leur vie de famille attiraient les regards – et pas pour les bonnes raisons. La famille Jiang, qui aurait dû faire l'envie de tous, était tâchée par la mauvaise entente de ses dirigeants. Encore une erreur à son actif, admit Madame Yu. Même si convaincre entre les draps et murmurer de douces paroles n'était pas et ne serait jamais son domaine, rendre sa honte publique avait été son choix. Comme elle avait été insouciante ! Sa mère l'aurait exilée dans le désert pour lui apprendre à réfléchir aux conséquences de ses actes. Mais il était trop tard et elle devait terminer la tâche entreprise. Ses enfants souffriraient longtemps des conséquences des paroles qu'elle avait proférées, directement et indirectement. Elle les avait critiqués durement en public, n'avait jamais fait mystère de la basse opinion qu'elle avait d'eux, et maintenant, alors que Jiang Cheng avait seulement neuf ans et Jiang Yanli douze, le monde entier de la cultivation les prenait pour des idiots, une génération malchanceuse de la maison Jiang. Il en faudrait peu pour que les gens murmurent qu'ils avaient de la chance d'avoir trouvé Wei Wuxian… avant qu'il ne démontre son inutilité. Mais Jiang Cheng ne paierait pas le prix des fautes du soi-disant « génie », elle se le promit. Jiang Fengmian ne lui lèguerait pas la charge de maîtriser le garçon ou d'être son faire-valoir. Au moins ça elle lui épargnerait.
Madame Yu hésitait depuis la première leçon. Bien des choses elle avait décidé de les dire, du plus blessant au plus secret, pour qu'ils ne soient pas démunis ou aveugles quand la tempête viendrait. Mais avouer ce secret-là risquait de se retourner contre elle et de mettre terme à ces leçons et à leur rapprochement. « Mère, » pria-t-elle, « donnez-moi un conseil ! » Le visage puissant de la matriarche de Yu se dessina derrière ses paupières son visage de chef, sans tendresse mais sans cruauté.
« Tu dois leur dire la vérité, Ziyuan. C'est aussi un test pour eux. Si le plus important pour eux c'est de protéger leur frère d'adoption, au point de ne pas vouloir écouter une vérité déplaisante, alors tu ne pourras leur dire aucune vérité de toute façon. Ils lui répèteront tout. Dis-leur la vérité et laisse-les faire leurs choix. Tu as déjà fait les tiens. »
On ne demandait jamais conseil à la matriarche à la légère, se rappela Yu Zuyian. Ses réponses étaient toujours tranchantes. Et elle avait presque toujours raison.
Se tournant vers ses enfants, qui avaient attendu qu'elle poursuive en silence, elle commença :
« D'abord, je dois vous faire un aveu. C'est quelque chose dont vous vous doutez, je pense. Mais ici, avant tout, je jure que rien dans ces leçons, ni celles passées, ni celles à venir n'est de nature à blesser Wei Wuxian. Ce n'était pas mon intention, ni en me rapprochant de vous ni en vous offrant des informations auxquelles il n'a pas accès… et ne devra pas l'avoir. »
Elle avait toute leur attention. Leurs petits visages fermés étaient tournés vers elle, attendant de la juger.
Au moins ils vous donnent une chance, Yu Ziyuan, se dit-elle.
« Il n'est pas mystère que je n'aime pas le garçon en question. Pour des raisons qui vous sont probablement évidentes… et quelques autres dont je vous parlerais la semaine prochaine. Si vous décidez de continuer ces leçons. »
Ils se détendirent un peu. Elle leur laissait le choix. Ils s'attendaient toujours au pire, pourtant.
« Mais le temps de m'opposer à Wei Wuxian, ou à votre père sur ce sujet est passé. Et j'ai perdu. »
Elle leur laissa voir l'amertume que ces paroles engendraient chez elle.
« Et maintenant les choses ont changé et je n'ai plus le luxe d'attendre que vous ouvriez doucement les yeux sur les réalités du monde. Mes prévisions pour l'avenir de la secte sont mauvaises et peut-être ai-je tort, peut-être tout va-t-il bien se finir comme dans un conte de fées, guidé par l'amour et la solidarité entre frères… mais il n'est pas dans ma nature d'y croire. Je vous arme donc pour un futur tumultueux et dénué de repères. »
Elle rouvrit des yeux qu'elle avait fermés sans s'en rendre compte pendant qu'elle parlait et reprit.
« Les informations que je vais vous transmettre sont faites pour vous ouvrir l'esprit sur le monde autour de vous. Je suis absolument persuadée que Wei Wuxian les ignorerait, comme il a ignoré toutes ses autres leçons je dois pourtant avouer que votre père a raison et que j'ai tout fait pour l'en exclure sans qu'on puisse m'en blâmer. »
Le silence qui l'accueillit était lourd mais pas hostile. Jiang Cheng pensait, à sa façon lente et systématique. Jiang Yanli avait une expression de reproche sur le visage mais elle aussi réfléchissait, c'était évident. Son fils parla le premier.
« Vous avez insisté pour l'inclure dans nos leçons, pourtant. »
Madame Yu ne put s'en empêcher : elle renifla.
« Que ce soit le premier fait négatif que vous engrangerez dans son profil ! » commenta-t-elle. « La nature de Wei Wuxian est d'être contraire. Interdisez-lui de faire quelque chose, il faut absolument qu'il le fasse. Obligez-le à le faire et il perdra tout intérêt. Je suis toujours étonnée que ses professeurs n'aient pas compris ce principe basique. »
Ses enfants la regardaient, la bouche ouverte, sans doute pour nier ce qu'ils ne pouvaient pas, comparant les exemples.
« Uh, » fit Jiang Cheng après un moment. Eloquent mais c'était sans doute ce qu'il avait trouvé de mieux. Madame Yu fit semblant de ne pas s'apercevoir de leurs réactions.
« C'est une faiblesse parce que, comme je l'ai prouvé ces dernières semaines… Yanli ? »
Yanli hésita, visiblement plus parce qu'elle ne voulait pas énoncer la chose à voix haute que parce qu'elle n'avait pas compris. Mais Madame Yu n'avait plus de pitié.
« Parce que ce détail le rend facile à manipuler, » énonça à regret la gentille fille.
« Comme le proverbe à propos des ânes, » éructa soudain Jiang Cheng, sidéré par la comparaison qui venait de s'établir dans son esprit.
Jiang Yanli le regarda avec surprise et reproche. Il rougit puis tous deux éclatèrent en ricanements nerveux.
Madame Yu les laissa retrouver leur calme puis enchaina en prenant bien soin de rester neutre : ni victorieuse ni repentante.
« Je vais être brutale avec vous : je pense sincèrement que vous avez besoin de ces leçons. Jiang Fengmian donnera tout ce qu'il veut à Wei Wuxian… »
(pour ce que ça leur servira à tous les deux, rêva-t-elle, prévoyant déjà la catastrophe)
« Mais vos tuteurs vous ont déjà trahis, en grande partie par ma faute, en ne vous enseignant même pas ce qu'un disciple de rang moyen saurait. »
Elle les laissa ruminer ce point aussi.
« Ces leçons ne sont donc pas contre Wei Wuxian elles ne sont pas destinées à servir d'arme contre lui ou à mettre une barrière entre vous… même si c'est possible qu'elles le fassent. Ces leçons sont pour vous, pour vous donner des armes contre le monde dont Wei Wuxian n'aura pas besoin ou possède déjà. »
Elle soutint leurs regards pour les assurer de son sérieux et ajouta.
« Par contre, une bonne partie de ce que je vous dirais à partir de ce moment ne pourra pas être partagée avec lui, quel que soit son titre, simplement parce qu'il n'a pas été élevé en héritier et ignore le poids d'une parole mal placée. Les techniques d'entrainement sont une chose mais les informations sur les grandes familles ne peuvent être partagées : elles sont à garder contre votre cœur. Alors si votre décision est de tout partager avec lui, envers et contre tout, dites-le-moi maintenant, et je ne m'occuperais plus que de votre entrainement martial. »
Sur ces mots, elle se leva et s'éloigna, les laissant à leur décision. Rester en place était trop difficile et elle ne voulait pas arpenter les jardins dans cet état d'agitation, alors elle commença une méditation en mouvement courte, sa préférée quand elle avait quinze ans, qui ressemblait à une danse et ne prenait pas beaucoup d'espace. Elle fut réveillée de sa transe par deux présences proches. Elle termina ses pas, et se laissa tomber sur l'herbe, essoufflée. Elle ne s'entrainait décidément plus assez.
Ils s'assirent près d'elle en silence et attendirent qu'elle ait repris son souffle.
Après qu'il fut devenu évident que Madame Yu ne dirait rien, Yanli prit la parole, étrangement déterminée.
« Nous en avons parlé et décidé que vous aviez raison… sur certains points. Wei Yin ne réfléchit pas toujours avant de parler nous ne partagerons donc pas d'informations personnelles avec lui avant qu'il ne soit assez mûr pour ne pas les révéler. »
« Vous ne partagerez pas les secrets des autres avec l'espoir que votre confiance le fera mûrir, non plus, » ajouta Madame Yu.
L'expression chagrinée de Jiang Yanli montra bien qu'elle n'avait pas pensé à cette situation mais qu'elle la voyait trop bien. Elle opina en silence.
Madame Yu se tourna vers Jiang Cheng.
Il baissa les yeux, se tordit les mains, puis releva la tête et la fixa avec défi.
« Vous pensez qu'à un moment ou à un autre, Wei Wuxian et moi nous affronterons et que je devrais me préparer. »
Oh, mon fils, si c'était si simple !
« Pas du tout, » l'assura sincèrement Madame Yu. « Je ne vois aucune raison pour que vous et Wei Wuxian vous opposiez, ni aujourd'hui ni dans le futur. »
Parce qu'il a déjà gagné, pensa-t-elle avec amertume.
« Comme j'essayais de le dire, je ne m'occupe pas ici de Wei Wuxian : son avenir est assuré et Jiang Fengmian veillera sur lui. Mais je pense que je pourrais combler certains manques de votre éducation. »
Ils se regardèrent encore et elle sentit naitre l'espoir en son cœur. Leurs visages n'étaient pas encore mûrs pour le mensonge, quoi que leurs tuteurs les laissent penser.
(Encore un détail à rectifier.)
S'ils décidaient de ne pas respecter ses instructions, elle le saurait tout de suite.
(Elle savait aussi comment les faire y réfléchir à deux fois.)
« Nous vous écoutons, » fit poliment Yanli.
