Cet OS a été écrit dans le cadre de l'Aspiversaire du serveur Potterfictions (rejoignez nous : /862aSNBDk6), un défi d'écriture créé pour fêter les deux ans du serveur.
Aucune contrainte pour ce texte, un simple prompt à interpréter :
"C'est l'anniversaire de votre personnage et iel attendait celui-là avec impatience ! Cependant, le matin du jour J, iel se réveille et découvre qu'iel a été transporté dans le temps (à une distance de votre choix dans le passé ou dans le futur) la veille de son anniversaire. Tandis qu'iel navigue au cœur de cette situation étrange, iel doit découvrir les raisons de son voyage temporel et trouver un moyen de rentrer chez lui/elle. Aura-t-iel la possibilité de changer son passé/son futur ? Devra-t-iel, à l'inverse, s'assurer de ne rien changer ? Vous avez jusqu'à 10 000 mots pour nous raconter son histoire !"
Merci à mes beta Dahrma et Morgane pour leur toute leur aide et leurs conseils avisés :) et merci aux organisatrices de l'ASPIC Akhmaleone, Pouik et Genny237 pour ce super évènement !
La nuit était sombre et l'obscurité dense, presque tangible. À la lisière du Terrier, il y avait les odeurs chaudes de la maisonnée, remplies de poulet rôti et de feu de cheminée, qui s'estompaient devant les parfums vifs, affûtés par la rosée naissante, des collines de Loutry Ste Chaspoule.
Il y avait Ginny, aussi, les yeux perdus dans le ciel, les étoiles perdues dans le noir. Un pied dans le jardin d'été, l'autre sur le chemin de terre, il n'y avait qu'un pas entre elle et la nuit. La nuit, puis l'aube, puis son anniversaire. Un pas entre l'enfance et la majorité, quelques heures, et Ginny attendait avec impatience.
Depuis trois mois, l'ambiance était morne et triste, au Terrier. Les vivants n'étaient que l'ombre d'eux-mêmes, et l'ombre des morts vivait dans les recoins de leurs souvenirs. Les cris perçaient leurs nuits, les crises de panique ponctuaient leurs journées. Fred avait emporté tous les sourires du monde avec lui.
Pourtant, quelque part au creux de sa poitrine, Ginny avait gardé un secret. C'était une petite pensée, simple et inoffensive : elle allait avoir dix-sept ans. C'était une lueur, chaude et claire, comme la flamme d'une bougie : le temps passait, et rien n'y changerait. Ni elle, ni Voldemort, ni les remords. Il y avait eu la guerre, et d'ici quelques heures, il y aurait son anniversaire.
C'était réconfortant de le savoir, c'était l'espoir de s'en souvenir : un jour, viendrait le temps des sourires.
Les étoiles avaient presque disparu mais l'obscurité n'avait pas faibli. La nuit n'était jamais plus intense qu'aux portes de l'aube, et Ginny n'y voyait rien. L'humidité lui colla un frisson. Elle se décidait à rentrer, quand soudain, elle réalisa qu'elle était glacée jusqu'aux os.
Le silence était total. Les odeurs s'étaient évanouies dans le froid et l'obscurité.
Le désespoir la saisit à la gorge.
Détraqueurs.
Les attaques des créatures des Ténèbres s'étaient raréfiées après la bataille de Poudlard, jusqu'à disparaître presque complètement. Les Détraqueurs avaient été chassés et bannis d'Azkaban. Leur présence à Loutry Ste Chaspoule, un village sorcier marqué par le deuil et l'absence évidente de nourriture convenable pour les membres de leur espèce, était improbable. Si improbable qu'ils l'avaient prise par surprise.
Ginny vacilla. Elle voulut plonger la main dans sa poche pour récupérer sa baguette, mais son bras ne lui répondait plus. Elle était paralysée. Combien y'en avait-il pour qu'elle ne puisse même pas esquisser un geste ? Étaient-ils déjà si proches ?
Les sensations refluèrent et l'abandonnèrent dans une bulle de noir complet, incapable de distinguer le sol du ciel, livrée à ses pires cauchemars.
Le sourire de Fred. Les cellules de torture de Poudlard, les rictus des Carrow. Les éclairs de lumière verte, partout. Les pages d'un petit journal. Les explosions, les cris, les sanglots. Sa mère face à Bellatrix Lestrange. Harry dans les bras de Hagrid. Les poulets étranglés. Le visage de Tom Jedusor.
Les Détraqueurs soufflèrent la bougie.
Des chairs putrides se refermèrent sur les lèvres de Ginny.
Dans le ciel, les étoiles brillèrent une dernière fois.
Le matin était doux et tiède, comme les rayons de soleil qui caressaient ses paupières. L'odeur de son oreiller était familière : la sienne, la même que celle de son pyjama et de ses peluches. Elle se mêlait aux effluves de la cuisine de sa mère, toasts grillés et bacon. C'était l'odeur du matin au Terrier.
Ginny n'avait pas aussi bien dormi depuis des lustres. Elle ouvrit un œil paresseux sur le plafond lambrissé. La pièce était claire, les murs décorés de quelques posters des Bizarr'Sisters et des Harpies de Holyhead. C'était sa chambre, pourtant Ginny avait l'impression qu'il manquait quelque chose.
Les flashbacks nocturnes. L'étreinte de l'angoisse au petit matin. Les bras de Harry.
Ginny se releva d'un coup. Elle avait retrouvé Harry, après la bataille de Poudlard. Ils avaient passé du temps tous les deux, à se raconter leurs souvenirs, à les affronter ensemble, ou simplement à mesurer la chance qu'ils avaient d'être encore en vie. Harry dormait avec elle, la nuit. Il n'était pas là.
Un souvenir, drapé d'obscurité, déchira sa transe ensommeillée. Une langue de froid courut le long de sa colonne vertébrale, comme le souffle d'un monstre sur son dos. Par réflexe, elle tâtonna sur la table de chevet, à la recherche de sa baguette magique, mais ne la trouva nulle part. Désoeuvrée, Ginny céda à sa seconde priorité du moment et se précipita vers les toilettes, retenant à grand peine la nausée qui la secouait.
Ce n'était pas un cauchemar.
Il était impossible qu'elle ait imaginé une chose pareille. Perdue dans une bulle de rien, glacée jusqu'au cœur, noyée dans ses pires souvenirs. Suspendue au monde par le contact d'une bouche putride contre la sienne.
Et puis, plus rien.
Ginny contempla la cuvette des toilettes avec un mélange d'horreur et d'interrogation, comme si la céramique barbouillée de vomi détenait la réponse à sa question.
Avait-elle subi... le baiser du Détraqueur ?
L'idée était aussi ignoble que dénuée de sens, si bien que Ginny mit quelques secondes à capter les paroles de sa mère à travers la porte, qui s'inscrivaient dans un tout autre registre :
« Ginny, ma chérie, tu voudras des saucisses ?
— Heu… ouais ? » répondit-elle machinalement, la voix rauque de fatigue et d'acide.
Tandis que sa mère redescendait l'escalier, Ginny jeta un dernier regard aux toilettes, comme pour remettre ses questionnements à plus tard, et tira la chasse. Elle nettoya ses mains et aspergea son visage d'eau, dans l'espoir de se redonner une allure humaine. Puis, elle s'essuya et jeta un bref coup d'œil à son reflet dans le miroir avant de quitter la salle de bains.
Une demi-seconde plus tard, elle faisait à nouveau irruption dans la pièce pour se planter devant le miroir, les yeux écarquillés.
Ginny n'avait pas beaucoup changé, au fil des années. Son visage avait toujours été rond et ses cheveux longs. Mais là, elle ne pouvait que constater la différence frappante entre son visage d'adulte et sa bouille d'enfant.
Parce que c'était l'image que lui renvoyait le miroir.
Une enfant. Bébé Ginny. Avec des joues rebondies, des éphélides tout pâles, et des yeux gros comme des Vifs d'or.
Prise d'une frénésie soudaine, Ginny envoya valser son pyjama — était-ce un de ceux qu'elle portait avant Poudlard ? — et contempla son corps nu. Elle n'avait pas de seins, pas de poils, et ses cheveux lui arrivaient jusqu'aux fesses. Ses connaissances en anatomie avaient beau être limitées, le diagnostic était formel.
Son corps était celui qu'elle avait à ses onze ans, grand maximum.
D'un coup, Ginny se sentit vulnérable. Elle se rhabilla vite, tout en parcourant la salle de bains du regard. Le reflet de sa tête était beaucoup trop bas dans le miroir. Le savon provenait de la vieille parfumerie magique de Loutry Ste Chaspoule, qui était censée avoir fermé depuis longtemps. Il n'y avait pas d'ampoule moldue au plafond, ni la trace de brûlé qui allait avec, signe que son père n'avait pas (encore ?) tenté de rénover l'éclairage de la maison.
Les détails se débattaient sous le crâne de Ginny qui ne savait pas quoi faire de ces informations. Prise de vertiges, elle s'effondra plus qu'elle ne s'assit, à même le sol. La tête dans les mains, les mains dans les jambes, elle tenta de maîtriser sa respiration. Sans succès.
« Ginny ? Saucisses ! » appela sa mère depuis la cuisine.
Sur ces mots, elle s'évanouit.
Ginny s'étira avec délice, blottie à la lisière du sommeil, lovée dans la douceur de ses draps. Comme un chat dans son panier, elle ajusta sa position pour renouveler son confort et se laisser glisser à nouveau dans les limbes.
« Oh, ma chérie ! Tu es réveillée ! »
L'exclamation eut l'effet d'une Beuglante sur Ginny qui se redressa en sursaut. Sa mère sembla comprendre qu'elle s'était montrée brusque, puisqu'elle posa une main tendre sur sa joue, avant de la presser brièvement sur son front pour prendre sa température.
« J'étais très inquiète, reprit sa mère d'une voix plus douce. Tu as dormi toute la journée et toute la nuit. Le médicomage est passé te voir, il a dit que c'était juste de l'anxiété mais… Comment te sens-tu ? »
Ginny se frotta les yeux et poussa un long bâillement.
Puis, tout lui revint.
Les Détraqueurs, le baiser, le vomi, le corps d'enfant. Prise de panique, Ginny palpa frénétiquement sa poitrine de ses mains.
Pas de seins.
Pas de sens.
« Ginny ? Mon poussin ? »
Ginny releva les yeux et s'accrocha au regard de sa mère comme à une bouée de sauvetage. L'inquiétude sincère, l'écoute totale et l'amour sans bornes qu'elle y lut brisèrent le semblant de calme qu'elle tentait de rassembler. Elle éclata en sanglots et se jeta dans ses bras.
Il se passa quelques secondes, ou plusieurs minutes, avant que Ginny ne retrouve suffisamment ses esprits pour discerner des mots dans la litanie rassurante que débitait sa mère au creux de son oreille. Il en fallut quelques unes de plus pour saisir ce qu'elle racontait.
« … va aller. C'est un anniversaire comme un autre, tu sais. L'entrée dans l'adolescence est une période compliquée, on peut se sentir fragile, parfois, mais je suis certaine que tu vas très bien gérer les changements de ton corps. Tu sais, moi aussi, quand ma poitrine a commencé à pousser, je-
— Maman ! » s'écria Ginny.
Elle roula des yeux devant la méprise de sa mère et essuya ses larmes. Ginny ne comprenait rien à ce qu'il lui arrivait, mais elle était certaine d'une chose : elle avait beau adorer sa mère, elle n'allait pas se retaper son grand discours sur la puberté (et elle allait arrêter de tripoter sa poitrine devant d'autres personnes, aussi).
« Maman, reprit-elle, je me sens mieux. T'inquiète pas. » Maintenant, elle le remarquait : sa voix était trop aigüe. « Je suis juste stressée… pour…
— Pour ta rentrée à Poudlard ? devina sa mère, l'air attendri.
— Euh… oui ? »
Sa mère hocha la tête avec un sourire entendu, l'air de dire qu'elle comprenait parfaitement les épreuves que traversait sa plus jeune fille — Ginny en doutait.
« Viens, ma chérie. Allons prendre un petit-déjeuner, tu as besoin de remplir ce ventre vide. »
Sa mère lui attrapa la main d'une poigne ferme et l'entraîna vers le rez-de-chaussée. Ginny se laissa faire. Elle n'avait aucune idée de ce qu'il se passait, mais prendre un petit-déjeuner ne lui semblait pas être la pire des façons de se ressaisir. Elle mourait de faim.
« Merlin, quelle journée, et il n'est même pas sept heures, bavardait sa mère en s'affairant à la cuisine, pendant que Ginny s'installait à table. Figure toi que tes frères ont disparu cette nuit avec la voiture de ton père ! » Elle fit revenir les saucisses d'un geste sec. « Je ne les ai même pas entendus partir. Je peux te dire que quand ils vont revenir… »
Les oreilles de Ginny se mirent à bourdonner.
Tes frères. La voiture de ton père.
Sans plus de considération pour l'assiette de saucisses que sa mère déposait devant elle, Ginny se précipita hors de la cuisine. Son cœur battait dans sa poitrine, son sang dans ses tempes, ses pieds sur les vieilles lattes du plancher, dans un vacarme de tous les diables pourtant sans commune mesure avec celui de la tempête qui rageait sous son crâne. Elle déboula dans la cour et se mit à scruter le ciel comme si sa vie en dépendait.
Le temps était cotonneux, mais entre les nuages, elle discerna l'objet de ses pensées : un point noir, puis une flaque turquoise, puis une voiture volante, qui fendait les airs et fonçait droit sur elle.
Lorsque la voiture atterrit à quelques mètres, Ginny plaqua une main sur sa bouche pour s'empêcher de hurler.
Il y avait Harry et Ron, enfants. Il y avait George, adolescent.
Et il y avait Fred. Vivant.
« Hé, Gin ! »
Il souriait.
« Tu vas pas cafter, hein ? osa-t-il, comme s'il n'était pas évident qu'il allait se faire massacrer dès qu'il mettrait un orteil à l'intérieur. On t'a ramené un cadeau d'anniv. »
Fred assortit sa confidence d'un clin d'œil et d'un geste équivoque en direction de bébé Harry, qui s'émerveillait devant le Terrier comme si c'était la première fois qu'il y mettait les pieds. Ginny ne prit pas la peine de répondre, ni d'essayer de comprendre.
Elle s'élança vers son frère perdu et le serra dans ses bras à l'en étouffer.
Oui, c'était un magnifique cadeau d'anniversaire.
Ginny avait remonté le temps.
Ce n'était pas un rêve, elle en était certaine. Il n'y avait aucune autre explication possible à ce qu'elle vivait actuellement : le jour de ses dix-sept ans, elle avait été transportée la veille de ses onze ans, dans son corps d'enfant.
Ce n'était pas le type de réalisation avec lequel Ginny était familière.
Certes, elle n'était pas du genre à se voiler la face. Elle était vive et emportée, elle s'enflammait de colère ou se consumait de douleur, toujours à brûler, toujours au contact de la réalité. Il n'y avait jamais de honte dans ses pas ou dans ses pleurs, pas plus qu'il n'y avait de peur dans son honnêteté.
Pourtant, même après avoir contemplé son frère retrouvé pendant des heures, même après avoir longuement tripatouillé ses seins portés disparus (sans témoins), il avait fallu plusieurs jours à Ginny pour digérer l'évidence.
Chaque matin, elle se réveillait dans un monde difforme, distordu, différent de son époque et même de ses souvenirs modifiés par le temps, mais tellement similaire qu'il se contemplait de loin, la nausée au bord des lèvres, comme un miroir déformant.
Chaque matin, pourtant, elle se réveillait en proie à une joie dévastatrice, dans un monde idyllique rempli de vivants, où ne subsistait de son malaise que la peur d'être plongée dans une illusion, comme un miroir du Riséd en trois dimensions.
Parfois, il n'y avait plus de miroir, juste une réalité si crédible qu'elle s'y laissait prendre.
Ginny tourna une page du livre dans lequel elle faisait semblant d'être plongée, fourrée dans le lit de Fred pendant que les jumeaux s'adonnaient à leurs expériences à même le sol de la chambre — le tapis, prédisait-elle, ne supporterait plus ce traitement bien longtemps.
Elle ne restait jamais loin de Fred. Le voir vivant, le voir avec George, le voir sourire, ça la plongeait dans une telle béatitude qu'elle pouvait presque oublier qu'elle n'avait rien à faire là.
Seul le temps lui avait permis de pleinement réaliser la situation. Elle avait fait le tri entre le désarroi lié aux derniers évènements et le bonheur aveuglant d'avoir retrouvé son frère. Maintenant, si le temps pouvait également lui apporter des réponses à ses nombreuses questions, ce serait super, mais Ginny doutait que ça soit aussi simple.
Le voyage dans le temps était un domaine obscur de la sorcellerie. Tout ce qu'elle en savait, c'est qu'il était étudié au Département des Mystères, et que le stock de Retourneurs de Temps du Ministère avait été réduit en poussière deux étés plus tôt (ou dans quatre ans ?), lorsque Ginny et ses amis y avaient livré bataille. C'était de toute évidence un domaine réglementé, et Ginny doutait de pouvoir se renseigner facilement sur le sujet. Hermione, évidemment, aurait pu l'aider, mais elle n'était pas là…
Hum. En fait, Hermione était là, n'est-ce pas ? Ginny se souvenait parfaitement l'avoir rencontrée sur le Chemin de Traverse, le jour où elle avait fait ses premières courses de rentrée.
Elle s'accorda environ une seconde de réflexion. Considérait-elle vraiment qu'une Hermione de douze ans était plus compétente qu'elle-même, majeure et héroïne de guerre, pour effectuer des recherches sur un sujet délicat ?
… Oui.
Ginny s'extirpa du lit de Fred, se précipita hors de la chambre et dévala les escaliers.
« Maman ! lança-t-elle, de sa voix toujours beaucoup trop aiguë. Quand est-ce qu'on va acheter ma baguette ? »
Une semaine plus tard, Ginny achevait de se préparer en vue de l'expédition familiale sur le Chemin de Traverse. Elle piaffait d'impatience, exactement comme une enfant qui allait acheter sa première baguette magique. Ginny soupçonnait que son corps avait une influence sur son comportement : elle faisait moins de cauchemars et de crises d'angoisses, elle ne tenait pas en place et elle rigolait à chaque fois que Fred faisait des bruits de prout. En fait, l'impatience était loin d'être le plus bizarre de ses symptômes.
Elle n'en pouvait plus d'attendre et elle avait de bonnes raisons. L'état d'euphorie teinté de malaise dans lequel elle baignait depuis son "arrivée" ne lui allait pas, et tous les Fred vivants du monde et leurs sourires n'y changeraient rien. Il lui fallait absolument : 1) acheter sa baguette, et 2) trouver un début d'explication à ce qu'il lui arrivait avant que son cerveau n'explose.
Ginny lissa les plis de ses vieux vêtements, maintenant neufs, et rejoignit le salon où sa famille était occupée à expliquer à son futur-actuel-petit ami le fonctionnement de la poudre de Cheminette.
Sans succès.
« Che… che… min de… Tra… verse », s'étouffa Harry avant de s'évanouir dans les flammes, direction : l'Allée des Embrumes.
Rectification : il fallait absolument effectuer les points 1) et 2) avant qu'elle ne puisse s'empêcher de faire une connerie. Le quotidien du Terrier en été n'était pas riche en évènements, ni en choix importants, mais avec son acceptation de la situation était arrivée une lente, terrible, inéluctable réalisation : elle pouvait faire beaucoup de choses.
Comme par exemple, apprendre à Harry Potter qu'il ne faut pas respirer la poussière de Cheminette.
Ou encore, éviter de relâcher un Basilic à Poudlard. Ce genre de choses.
Et puis, évidemment, par-dessus tout…
« Allons-y, ma chérie », annonça sa mère en lui attrapant la main.
Ginny souffla un bon coup et refoula les centaines de possibilités qui bouillonnaient sous son crâne. C'était un pouvoir brut, du potentiel à l'état pur. C'était tout ce qu'il fallait pour lui faire perdre la tête, et elle n'avait pas l'intention d'abandonner d'autres parties de son corps à cette expérience étrange — petite pensée émue pour ses seins partis trop tôt.
Elle avança dans la cheminée et les flammes cédèrent le décor au Chaudron Baveur.
« Où est Harry ? » s'écria sa mère.
Elle se mit à scruter les moindres recoins de l'auberge, comme si Harry avait pu se perdre entre deux lames de parquet. Pendant ce temps, son père, Ron, Fred et George émergèrent de l'âtre.
Lorsqu'il fut clair que Harry n'était pas arrivé à destination, Ginny se laissa entraîner par sa famille à l'extérieur du Chaudron Baveur, sur les rues pavées du Chemin de Traverse.
L'inquiétude était palpable. Les parents se disputaient tout en menant la troupe chez les différents commerçants pour vérifier que Harry Potter ne s'était pas égaré par erreur dans leur cheminée. Fred ralentit le pas pour se placer à la hauteur de Ginny.
« Alors, t'es pas inquiète pour ton prince charmant ? »
Il avait son éternel sourire moqueur et haussait les sourcils de bas en haut, comme s'il espérait la mettre mal à l'aise — ou s'envoler, peut-être.
« Tout ira bien, affirma Ginny de sa plus belle voix d'enfant énamourée. Après tout, c'est notre Sauveur », ajouta-t-elle en plaquant un sourire niais sur son visage, dans une auto-caricature qui lui donna vaguement envie de vomir.
Fred fit une grimace, puis éclata de rire.
« T'as failli m'avoir, Ginouille, tête de nouille, chantonna-t-il en lui ébouriffant le crâne. Je sais que tu sais que t'es trop bien pour lui. »
Puis il allongea le pas pour rejoindre George et chuchoter quelque chose à son oreille — la droite, encore intacte, nota Ginny avec un frisson. Elle ravala sa réplique et leur emboîta le pas avant que sa mère ne vienne la chercher pour l'attraper par le bras (sans surprise, elle détestait toujours autant ça).
Lorsqu'enfin, ils retrouvèrent Harry en compagnie de Hagrid et d'Hermione à la sortie de l'Allée des Embrumes, Ginny poussa un petit soupir de soulagement. Tout se passait comme prévu. Tandis que sa mère se répandait en remerciements auprès de Hagrid et que ses frères s'émerveillaient des aventures illégales de Harry Potter, elle reporta son attention sur Hermione.
Elle n'avait pas de plan. Elle espérait qu'Hermione en aurait un.
Ginny suivit sa famille, Harry et Hermione jusqu'à Gringotts, où ils rejoignirent les parents d'Hermione, qui attendaient leur fille devant les comptoirs avec un malaise évident. Lorsque son père se mit à harceler Mr et Mrs Granger de questions sur leur mode de vie moldu, Ginny en profita pour solliciter sa mère :
« Maman, je peux rester avec Hermione et ses parents pendant que vous allez au coffre ? Je suis fatiguée. »
Sa mère fronça les sourcils, l'air pas très encline à confier sa plus jeune fille à d'autres personnes après avoir failli perdre son nouveau bébé dans Londres, ou juste pas convaincue par son mensonge. Mais Ginny avait parlé fort, avec cette insupportable voix aiguë qu'on entendait de loin, et Mr et Mrs Granger avaient désespérément besoin d'une diversion pour se sortir des pattes de son père. Mrs Granger se tourna vers Ginny avec un soulagement mal dissimulé :
« Aucun problème pour nous, Mrs Weasley, affirma-t-elle. Je suis certaine qu'Hermione sera ravie de passer du temps avec une camarade. »
Hermione, pas dupe du manège de ses parents mais trop polie pour le faire remarquer, leva un sourcil avant de secouer la tête et de se tourner vers Ginny.
« Avec plaisir, sourit-elle.
— Super », s'exclama Ginny. Et, avant que les adultes aient le temps d'objecter, elle entraîna Hermione vers la sortie. « On va manger une glace, salut ! »
Ginny n'avait pas d'argent pour payer sa glace, mais c'était bien le cadet de ses soucis.
D'abord, elle était certaine qu'elle se ferait engueuler dès qu'elle remettrait un pied à moins de vingt mètres de sa mère, et ça l'embêtait d'être embêtée par cet état de fait, à dix-sept ans passés. Les parents d'Hermione surveillaient de loin la terrasse de Florian Fortarôme où elles étaient installées, mais ça ne suffirait pas à calmer longtemps l'inquiétude de sa mère.
Elle n'avait pas beaucoup de temps, mais elle attendait beaucoup de sa discussion avec Hermione, et le regard gentiment circonspect que celle-ci lui lançait entre deux silences gênés ne l'aidait pas à se rassurer. Ginny se demanda si Hermione avait déjà des sentiments pour Ron, à douze ans. Elle trouvait sans doute l'expérience étrange, d'être kidnappée par la petite sœur du type dont elle était amoureuse.
Ginny souffla un bon coup, comme avant un match de Quidditch. Elle sentit son pouls s'apaiser, sa respiration se réguler, ses pensées s'éclaircir. Hermione était compétente, elle pouvait lui faire confiance, et c'était la seule personne de sa connaissance qui répondait à ces deux critères. Il n'y avait pas lieu d'hésiter.
« Hermione… heu, ravie de te rencontrer, commença Ginny. Merci de m'avoir accompagnée. En fait, j'ai besoin de ton aide pour résoudre un problème délicat. »
Le regard d'Hermione s'éclaira, comme si la promesse d'un test était la meilleure perspective que pouvait lui offrir une journée.
« Oh, bien sûr Ginny, avec plaisir, s'enthousiasma-t-elle en hochant plusieurs fois la tête. C'est à quel sujet ?
— Voilà : c'est difficile à croire, mais je viens du futur.
Ginny était presque certaine qu'elle verrait une expression sceptique se peindre sur le visage de sa future-amie, qu'elle devrait se battre contre sa rationalité à toute épreuve pour espérer la convaincre. Elle ne s'attendait pas à son air soucieux et à sa voix chuchotée, précipitée :
« Tu as voyagé dans le temps ?
— Tu me crois ? » s'étonna Ginny.
Elle pouvait presque voir des équations arithmanciques s'écrire sur son front. Hermione avait l'air si inquiète qu'elle répondit en agitant la main, comme si c'était sans importance :
« Je fais des recherches sur le voyage dans le temps, pour mes options. Écoute, Ginny, dans tous les cas, je ne pense pas qu'on devrait parler, si tu viens vraiment du fut-
— Attends, quoi ? » Ginny n'était pas sûre de comprendre. « Tu te renseignes déjà pour ta troisième année ?
— Bien sûr, c'est très important d'antici-
— C'est comme ça que tu as pris autant d'options en troisième année ? »
Éberluée, Ginny éclata de rire. C'était tellement typique d'Hermione : elle dépassait toutes les attentes, même les plus démesurées. Ginny avait beau savoir qu'Hermione était sa meilleure chance, jamais elle n'aurait imaginé qu'elle soit déjà renseignée sur le sujet.
En face, par contre, Hermione n'était pas vraiment d'humeur à rire.
« Ginny ! C'est très sérieux, tu ne peux pas faire ce genre de blague !
— Non, non, pardon, s'excusa Ginny. Je plaisante pas, c'est pas une blague, je te ju-
— Même s'il y a une infime chance que tu dises vrai, coupa Hermione, tu ne peux pas me donner d'informations sur mon avenir. Et je ne pense pas qu'on devrait poursuivre cette discussion.
— Hermione, j'ai vraiment besoin de ton aide. Je dois pas te donner d'informations, d'accord. » C'était logique, bien sûr. Ginny n'avait pas voulu trop y réfléchir, parce qu'elle avait peur, mais ses actes pouvaient avoir des conséquences dont elle n'avait aucune idée. C'était exactement pour ce genre de conseils qu'il lui fallait l'appui d'Hermione. « J'ai juste besoin de réponses à mes questions. »
Hermione se tut quelques secondes, l'air de réfléchir à toute vitesse, comme tiraillée entre la nécessité de préserver le continuum spatio-temporel et l'envie de donner les bonnes réponses.
« D'accord, accepta-t-elle, et Ginny poussa un soupir soulagé. Si jamais tu dis la vérité, alors il faut que je t'explique tout, pour que tu ne fasses plus rien de dangereux. Sinon, ajouta-t-elle d'un ton sévère, eh bien, tu sauras pour la prochaine fois, n'est-ce pas ? »
Ginny hocha la tête, et elle eut vaguement l'impression de se faire réprimander par un professeur.
« Tu as onze ans, c'est ça ? demanda Hermione.
— En fait, j'ai dix-sept ans. »
Une expression de stupeur se peignit sur le visage d'Hermione. Un instant, elle eut l'air perdue, presque effrayée. Puis, elle reprit, le regard décidé :
« Tu sais donc te servir de la magie ?
— Oui, bien sûr, assura Ginny.
— Dans ce cas, tu devras me jeter un sortilège d'Amnésie dès qu'on aura terminé cette discussion. »
Ginny ouvrit de grands yeux.
« Il le faut absolument, insista Hermione. De toute façon, si tu me fais une blague, alors tu en seras incapable. Est-ce que tu acceptes ?
— Ouaip. »
Le sortilège d'Amnésie était largement à sa portée. Ginny était douée en sortilèges. L'idée de le lancer sur son amie était difficile à envisager, mais si Hermione pensait que c'était nécessaire, elle lui faisait confiance.
Hermione hocha la tête.
« Tu n'es pas encore rentrée à Poudlard, donc je ne pense pas que tu seras sanctionnée. Est-ce que tu as ta baguette ?
— Non, mais t'en fais pas, la Trace permet pas d'identifier le sorcier qui utilise la magie, assura Ginny. Le Ministère peut pas trouver les mineurs qui pratiquent à proximité de sorciers majeurs. Je pourrai utiliser ta baguette sans problème.
— Ah bon ? » Hermione avait l'air scandalisée. « C'est injuste pour les sorciers nés-moldus ! »
Ginny haussa les épaules.
« En plus, techniquement, je suis majeure. C'est d'accord, alors ?
— Oui, se reprit Hermione. Explique-moi ce qu'il t'est arrivé. »
Ginny raconta tout, depuis les Détraqueurs jusqu'à son arrivée en 1992, sans donner de détails sur son époque d'origine (dès qu'elle s'approchait du sujet, Hermione lui lançait un regard menaçant). Elle dut lui apprendre l'existence des gardiens d'Azkaban (comment pouvait-elle ne pas en avoir entendu parler avec tout ce qu'elle lisait, c'était un mystère). Au fur et à mesure de ses explications, le visage d'Hermione s'assombrissait.
« Ginny, si c'est vrai, c'est extrêmement étrange, déclara enfin Hermione, et sa voix tremblait un peu. J'avais du mal à y croire, parce que tu dis avoir dix-sept ans, et que ça ne collait pas… » Son regard se perdit un instant sur sa glace intacte. « Mais là, je n'ai jamais entendu parler d'une telle chose, nulle part. »
Une goutte de sueur dévala son échine, froide et humide, comme une boule de mousse qu'on lui aurait glissé dans le cou. Ginny dut se faire violence pour ne pas vérifier que les Détraqueurs n'avaient pas envahi le Chemin de Traverse.
« Avec un Retourneur de Temps, expliqua Hermione, tu transportes ton corps physique, et pas plus de cinq heures en arrière. Ce n'est pas ton cas. Et ces Détraqueurs…
— Tu penses que c'est à cause d'eux ?
— Je ne sais pas, souffla Hermione. Tu dis que le baiser du Détraqueur aspire l'âme ? »
Ginny acquiesça. La discussion rendait ce souvenir plus réel, et ce n'était pas agréable.
« Le temps et les âmes, marmonna Hermione. Ce ne sont pas des sujets communs, en sorcellerie. » Elle se mit à touiller sa glace devenue liquide, avec le petit parasol qui flottait dedans. « Tu dis que les victimes deviennent des coquilles vides ? » Ginny hocha la tête à nouveau. Hermione touilla plus vite. « Est-ce que le corps est encore vivant après ?
— Le corps ? s'étonna Ginny. Comment est-ce qu'il pourrait encore être vivant ?
— Je ne sais pas, répéta Hermione. Je ne comprends pas. Je me demande…
— Quoi ? »
Hermione reposa son parasol et aplatit ses deux mains sur la table.
« Voyons voir. Si l'on part du principe que tu as reçu le baiser du Détraqueur, il a échoué. À l'évidence, tu as toujours ton âme. »
Oui, c'était évident, mais c'était un constat des plus gratifiants. La froide logique d'Hermione apaisa un peu Ginny, qui peinait de plus en plus à refouler son inquiétude.
« C'est l'évènement qui a tout déclenché, poursuivit Hermione, donc on peut supposer que même s'il a échoué, il a eu un autre effet. Selon toute probabilité, un effet sur ton âme.
— Sur mon âme ? »
La voix de Ginny n'était qu'un souffle. Elle reconnaissait cet air, sur le visage d'Hermione : la satisfaction. Elle avait trouvé une idée cohérente et Ginny n'avait qu'à attendre le verdict, le cœur tambourinant dans sa poitrine.
« Oui, trancha Hermione. D'après ce que tu me dis, c'est le plus logique.
— Quel effet ?
— Eh bien… ce n'est qu'une hypothèse mais… Récapitulons. » Hermione brandit ses mains et compta sur ses doigts. « Tu as remonté le temps. Et tu vis dans ton corps six ans plus jeune. Les Détraqueurs se nourrissent des émotions positives, et quand ils le peuvent, de l'âme de leurs victimes. C'est bien ça ?
— Oui », acquiesça Ginny.
Hermione fit un geste avec ses doigts, une sorte de pas-chassé qui manqua de renverser sa glace, et que Ginny ne comprit pas. Son expression dut parler pour elle, car Hermione reposa ses mains sur la table et explicita :
« Mon hypothèse, c'est que ton âme a fui. »
Ginny ouvrit la bouche et oublia de la refermer. Hermione continua, emportée par le flot de son explication :
« Les Détraqueurs provoquent le désespoir, alors ton âme a fui, quelque part en toi, vers une époque plus heureuse. Est-ce que tu considères que tu étais plus heureuse, en 1992 ? Est-ce que tu es plus heureuse, maintenant que tu es revenue ? »
Les mots d'Hermione se gravèrent en lettres lumineuses dans l'esprit brumeux de Ginny, tels des éclairs de compréhension qui dévoilaient la situation sous un nouveau jour, avec une clarté crue qui l'effraya. Il n'y avait pas d'erreur possible, et cela signifiait aussi qu'elle n'allait pas se réveiller d'un long rêve. Elle était vraiment là.
« La dernière fois, articula Ginny, que j'ai vraiment eu de l'espoir pour l'avenir, c'était l'été de mes onze ans, en 1992. C'était maintenant. Ensuite, c'était… horrible. »
Une lueur de compassion s'alluma dans le regard d'Hermione. Puis, elle jeta un œil derrière Ginny et la compassion se mua en inquiétude.
« Ils arrivent, chuchota-t-elle. Efface-moi la mémoire. »
Une boule de panique grossit dans la gorge de Ginny. Soudain, il lui paraissait inconcevable de quitter Hermione.
« Je… j'ai peur, souffla-t-elle, la voix brisée, presque suppliante. Je sais pas quoi faire. » Les larmes roulaient librement sur ses joues, à présent. « J'ai besoin de ton aide.
— Je ne peux pas t'aider plus, c'est trop dangereux. Ginny, regarde-moi, c'est important. »
À travers les larmes, elle discerna les yeux bruns d'Hermione, animés d'une volonté farouche : celle de faire le bien, et de le faire bien. Elle n'avait jamais changé.
« Tu ne dois rien modifier, asséna Hermione. Tu dois te comporter exactement comme tu l'as déjà fait, en attendant de trouver une solution. » Ginny eut un sanglot. « Et tu vas y arriver, ajouta Hermione d'un ton plus doux. Fais des recherches du côté des âmes. »
Elle lui fourra sa baguette dans la main.
« Et maintenant, le sortilège d'Amnésie. Vite ! »
La mort dans l'âme, Ginny lança le sortilège informulé sous la table. L'expression d'Hermione se lissa, ses souvenirs s'envolèrent, et Ginny se retrouva seule.
Seule avec un avenir terrifiant.
« -me demander ça devant Mr et Mrs Granger ? En plus tu as laissé Hermione payer, et tu n'as même pas mangé ta glace ! Tu m'entends, Ginny ?
— Désolée, m'man », soupira Ginny.
La mère et la fille passèrent la porte d'Ollivander. La dispute s'éteignit sous le silence feutré de la boutique ; Ginny poussa un soupir de soulagement. Elle n'aspirait plus qu'à deux choses, désormais : 1) acheter sa baguette magique, et 2) se rouler en boule dans sa couette et ne plus jamais sortir de son lit (petite modification par rapport au plan d'origine).
Le 1) fut effectué en un temps record. Ginny ne se souvenait pas avoir ressenti une telle alchimie avec sa baguette la première fois qu'elle l'avait saisie, mais elle songea que ce n'était pas si étonnant. Après tout, cette fois-ci, elles se connaissaient déjà, elle et sa baguette.
Ensuite, Ginny se laissa entraîner par sa mère de boutique en boutique, de robes en chaudrons, jusqu'à atteindre l'enseigne de Fleury et Bott, où la famille s'était donné rendez-vous pour acheter les livres de rentrée. Une foule immense se pressait devant l'entrée de la librairie et une banderole accrochée à la façade annonçait : Aujourd'hui, de 12h30 à 16h30 GILDEROY LOCKHART dédicacera son autobiographie MOI LE MAGICIEN.
Cette image aurait eu sa place dans le top dix des visions d'horreur de Ginny, mais lorsqu'elle se figea, ce n'était pas par peur de retrouver son premier professeur de Défense contre les Forces du Mal.
Jamais, depuis le début de son expérience temporelle, ou même de sa vie, elle n'avait ressenti une telle impression de déjà-vu.
Peut-être parce qu'elle s'était efforcée de ne pas y penser. Peut-être parce qu'elle s'était repassé la scène des milliers de fois ces dernières années.
Peut-être parce qu'elle s'apprêtait à rencontrer Lord Voldemort et à replonger.
Ginny releva le menton. Comme dans un rêve, elle avança dans le magasin.
Tu ne dois rien modifier, avait insisté Hermione.
Lorsqu'ils voyaient Hermione, ceux qui ne la connaissaient pas assez pensaient qu'elle aurait mieux fait d'être à Serdaigle. Son intelligence et sa rationalité l'isolaient de ses camarades de maison, y compris de Ron et Harry. Ginny elle-même était parfois agacée par son comportement, à tout ramener aux livres, à dénigrer ce qu'elle ne comprenait pas.
Mais en vérité, Hermione avait bien plus sa place à Gryffondor qu'à Serdaigle. Elle ne mâchait pas ses mots. Elle pouvait mentir ou blesser, elle pouvait s'éloigner de ceux qu'elle aimait, elle ne flanchait jamais. Elle pouvait tout perdre en se battant pour ce qui lui paraissait juste.
Tu dois te comporter exactement comme tu l'as déjà fait, en attendant de trouver une solution.
Les mots d'Hermione étaient cruels, mais courageux. Et Ginny était assez courageuse pour les entendre.
Dans la librairie, tous les sons étaient étouffés. Au milieu du silence, le petit journal tomba dans le chaudron de Ginny avec un bruit mat.
Lorsqu'elle put enfin, le soir venu, s'enfermer dans sa chambre, Ginny se précipita dans son lit et s'enroula dans sa couette. Elle s'efforça de se calmer et de faire le vide dans sa tête, mais derrière la barrière de ses paupières, de sa couverture et de son chaudron, posé sur le bureau, le petit journal semblait rougeoyer.
Ginny se souvenait très bien de la première fois. Elle avait déballé ses affaires avec enthousiasme, admiré sa baguette, essayé ses nouvelles robes. Puis, elle avait rangé ses livres, et elle était tombée sur le petit livre noir.
Il était vierge. On aurait dit un journal intime entièrement vide, à l'exception d'une date encore lisible gravée sur la couverture, et d'un nom écrit sur la première page : T. E. Jedusor.
Ginny n'avait jamais vraiment tenu de journal intime. Pourtant, ce soir-là, submergée par l'excitation de la rentrée et par ses sentiments croissants pour Harry, elle avait ressenti le besoin de coucher ses pensées sur le papier. Elle ne savait pas comment ce vieux carnet avait atterri dans ses affaires, mais il était là. C'était comme une invitation.
C'était bien une invitation.
Elle avait plongé dans les Ténèbres. Tom savait lui parler, il savait l'écouter, il était là pour elle. Il était un cadeau tombé du ciel, pour l'enfoncer plus bas que terre.
Ginny avait été une enfant joyeuse et déterminée, pleine de vie et d'ambitions pour l'avenir. Voldemort avait brisé ses rêves. Il avait violé le sanctuaire de ses pensées, de ses choix, de tout ce qui faisait d'elle une personne. Il avait ligoté son âme, volé son corps, et quand Harry avait sauvé Ginny, Ginny n'était plus en état de se sauver elle-même.
La guerre s'était insinuée dans son quotidien, plus menaçante à chaque année qui passait, jusqu'à finir par tuer son frère. Elle s'était accrochée à la vie, avait combattu avec toutes les armes qu'elle ne possédait pas. Ginny était courageuse, mais les Ténèbres n'étaient jamais parties.
Jusqu'à ce jour, celui de ses dix-sept ans, où elle avait enfin entrevu une petite lueur d'espoir pour l'avenir. C'était le moment qu'avait choisi une autre créature des Ténèbres pour jouer avec son âme et la renvoyer au début de son cauchemar.
Le temps et les âmes, avait dit Hermione. Ce ne sont pas des sujets communs, en sorcellerie.
Ginny n'était spécialiste ni de l'un, ni de l'autre.
Fais des recherches du côté des âmes.
Mais elle connaissait quelqu'un qui l'était. Quelqu'un qui déchirait, souillait, et emprisonnait les âmes sans le moindre scrupule.
Comme victime d'un sortilège d'Attraction, Ginny se dégagea des couvertures et s'avança vers son chaudron. Elle sortit le petit livre noir et le posa sur le bureau, bien en évidence. Il était commun, d'une simplicité presque obscène.
Un journal vieux de cinquante ans, réceptacle d'une âme soustraite au temps, comme elle.
Tu ne dois rien modifier. Tu dois te comporter exactement comme tu l'as déjà fait, en attendant de trouver une solution.
T'inquiète, Hermione, je vais trouver une solution, là.
Les mains tremblantes, Ginny saisit une plume et la trempa dans son encrier.
Il était temps d'obtenir sa revanche contre Lord Voldemort.
Bonjour, Tom. Moi c'est Ginny.
Bonjour, Ginny. Est-ce que nous nous connaissons ?
Oui, on s'est déjà rencontrés. Je viens du futur. J'ai besoin de ton aide.
Ginny serrait si fort sa plume que les jointures de ses doigts étaient blanches et trempées de sueur. Elle s'efforçait de ne pas penser à ce qu'elle risquait : son avenir, la vie de ses proches, la réalité telle qu'elle la connaissait. Après des semaines dans le brouillard, il lui semblait soudain voir trop clair. La peur engourdissait ses membres et affûtait son courage.
Le journal resta inerte quelques secondes, puis des lettres d'encre s'étalèrent sur la page vierge d'avoir englouti ses mots.
Tu n'es pas une enfant ordinaire. Que puis-je faire pour t'aider ?
Un battement de cœur, plus fort que les autres, secoua Ginny. Elle ne pouvait pas mentir à Lord Voldemort, ils le savaient tous les deux.
J'ai reçu le baiser du Détraqueur, puis j'ai remonté le temps. Comment est-ce possible ?
Ginny pouvait presque sentir l'avidité qui suintait du journal. Pourtant, quand Tom Jedusor s'exprima à nouveau, c'était de son écriture habituelle, posée et soignée. Lui aussi avait conscience du potentiel infini que recelait cette discussion. Lord Voldemort savait sentir le pouvoir.
C'est un résultat inattendu pour une rencontre avec un Détraqueur. Je sens deux vies en toi. De quel futur viens-tu ?
Deux vies. Ginny frissonna. Comme Hermione l'avait deviné, ce n'était pas un voyage dans le temps conventionnel. Elle était là, mais Ginny de onze ans était là aussi, probablement refoulée aux confins de sa conscience, comme lorsque Voldemort l'avait possédée. Cette idée lui causa un profond malaise.
Néanmoins, c'était une information capitale, et la guerre se jouait ici. Un plan fou germa dans son esprit, parfaitement formé, comme si sa vengeance n'avait attendu qu'un signe pour éclore.
Ginny était prête à se battre.
Je viens d'un futur où tu as tué Harry Potter, après m'avoir possédée pour contrôler le Basilic à Poudlard. Tu es revenu à la vie et tu as plongé le monde dans les Ténèbres. J'ai été attaquée par les Détraqueurs que tu as libéré.
C'était la pure vérité. Ginny ne savait pas à quel point Jedusor pouvait la sonder, mais elle le connaissait si bien. Elle s'était noyée dans son âme. Elle savait tout de sa soif de victoire, aveuglante, aliénante.
Il fallait qu'il croie que dans le futur, il avait gagné. Il fallait qu'il accepte de ne rien changer. Elle retint son souffle.
Tu n'es pas une enfant. Quel âge as-tu ?
J'ai dix-sept ans.
Je sens ta haine et ta souffrance. Je les ai causées. Pourquoi demandes-tu mon aide ?
Il fallait qu'elle soit convaincante. Ginny craqua ses doigts et se lança :
Je ne veux pas être comme toi. Je ne veux pas prendre la place de la petite fille que j'étais. Et toi, tu ne peux pas me posséder si je suis là.
Enfin, j'espère, pria-t-elle intérieurement. Il y eut un bruissement, comme une caresse à la lisière de son esprit. Ginny réprima un frisson de dégoût.
Tu pourrais vivre une nouvelle vie. Tu pourrais tenter de te dresser contre moi.
Les mots étaient teintés d'ironie, mais pas moins tentateurs. Une part de Ginny luttait, depuis qu'elle était arrivée, pour résister à l'envie dévorante de changer le monde et de se tailler un avenir à sa mesure. Elle était aussi sensible au pouvoir que lui. C'était le lot de ceux qu'on avait privés de choix.
Elle n'allait pas prétendre le contraire.
Je vais tenter de sauver mon frère. Mais toi et moi, on sait que je ne peux pas faire grand chose de plus, pas vrai ?
C'était un coup de bluff, à peine guidé par quelques horribles doutes, pour tenter d'en apprendre plus. Il se passa quelques secondes avant la réponse de Jedusor. Ginny se rongea nerveusement un ongle.
C'est vrai. Si tu restes, il est probable que ton existence soit effacée.
L'estomac de Ginny se retourna.
J'ignorais que les âmes pouvaient coexister dans un seul corps. Peut-être est-ce possible car dans ton cas, il s'agit de la même âme. C'est une situation instable. ll est probable que l'âme la plus forte et la plus vieille l'emporte sur l'autre. Tu effaceras ton passé, ton présent et ton futur. Tu cesseras d'exister.
Jedusor devait penser qu'elle était sincère pour lui confier ses réflexions. Ou facilement manipulable. Ou acculée.
Probablement les trois. Il n'avait pas tout à fait tort.
Ginny savait aussi qu'il n'avait pas entièrement raison. Il avait coupé son âme en morceaux, et collé un bout à celle de son serpent. L'âme de Harry avait cohabité avec celle de Voldemort jusqu'à ses dix-sept ans. Cela signifiait bien que les âmes pouvaient coexister de façon stable.
Pourtant, rien de tout cela ne permettait de prévoir l'évolution de deux âmes identiques et intactes dans un même corps. L'hypothèse de Voldemort était plausible et Ginny ne pouvait pas se permettre de jouer avec sa propre existence. Hermione l'avait suffisamment mise en garde sur l'impact de ses moindres faits et gestes pour qu'elle prenne le risque d'effacer entièrement une personne, en l'occurrence elle-même.
Son plan était la seule issue possible. Il était déjà bien assez dangereux.
C'est ce qu'il me semblait, je ne peux rien faire. Les conséquences seraient trop imprévisibles. Tout ce que je veux, c'est quitter ce corps et le laisser à mon ancien moi. Je veux sauver mon passé.
Elle ne pourrait pas faire croire à Voldemort qu'elle voulait mourir, parce qu'elle ne le voulait pas. Par contre, si elle parvenait à lui faire évoquer l'idée lui-même…
Je peux t'aider, dans ce cas.
L'estomac de Ginny n'était plus qu'un sac de nœuds qui menaçait de l'étouffer. Son plan lui semblait de plus en plus fou à mesure que la discussion avançait. Si Voldemort proposait ce qu'elle avait en tête, il n'y aurait plus de retour en arrière.
Ginny serra les poings. Il n'était pas question de revenir encore en arrière.
Si tu veux partir, tu dois à nouveau affronter un Détraqueur.
C'était là. C'était dit.
Il me prendra mon âme. Je mourrai.
Tu mourras, mais je protégerai la jeune âme que tu portes. Je te posséderai. Je me servirai de toi pour revenir, et je scellerai ton passé, tel que tu l'as connu. Tes amis se souviendront de toi. Tu perdras la vie, mais pas ton existence.
Ginny laissa sa plume suspendue au-dessus du papier. C'était ce qu'elle voulait. Il ne lui restait plus qu'à régler un dernier détail.
D'accord. Mais je veux que tu me promettes que cette fois, tu ne laisseras pas les Détraqueurs m'embrasser. Tu me tueras toi-même.
Il lui sembla entendre un rire lointain. Le son lui glaça les entrailles.
Je te ferai volontiers cet honneur, Ginny Weasley.
Ginny avait la vague impression d'être devenue complètement folle. Elle n'en revenait pas d'avoir fait ce qu'elle avait fait, ni de prévoir ce qu'elle prévoyait. Chaque fois qu'elle clignait des paupières, elle voyait le regard désapprobateur d'Hermione. Chaque fois qu'elle se laissait aller à penser au petit journal, son estomac se soulevait. La seule chose qui lui permettait de s'en tenir à son plan, c'était le sourire de Fred.
Après sa discussion avec Jedusor, il était tard, mais les jumeaux n'étaient pas du genre à se coucher tôt. Elle avait investi le lit de Fred, comme à son habitude, et regardait ses deux frères concocter des explosions comme d'autres rassemblaient des bouquets de fleurs. Bizarrement, les bruits de pétard avaient le don de l'apaiser.
Comment pouvait-elle sauver Fred ?
Il n'était pas question de revivre sa vie jusque-là, c'était bien trop dangereux. Même si Jedusor avait menti, ou même s'il avait eu tort et qu'elle pouvait rester sans s'effacer ni plonger l'univers dans un cataclysme temporel, Ginny savait qu'elle n'en était pas capable. Elle ne pourrait jamais revivre ce qu'elle avait vécu. Elle ne pourrait jamais s'empêcher de changer le monde, plus qu'elle ne comptait déjà le faire.
Elle devait sauver Fred maintenant, avant de partir pour Azkaban.
Fred était mort dans un éboulement provoqué par une attaque de Mangemorts, pendant la bataille de Poudlard. Ginny n'était pas présente à ce moment-là, car elle se battait dans la Grande Salle. Devait-elle se laisser un message à elle-même pour voler au secours de Fred ? Devait-elle prévenir quelqu'un d'autre, comme George, Harry, Ron, Hermione ou Percy, qui avaient assisté à sa mort ? Devait-elle consolider la structure du château pour l'empêcher de s'effondrer ? Devait-elle tuer par avance les Mangemorts responsables ?
Ginny voyait des failles dans chaque solution, des conséquences qu'elle ne pourrait pas prévoir. Elle n'avait pas assez de contrôle.
Et surtout, il n'y avait pas le droit à l'erreur. Elle avait la possibilité de sauver son frère au creux de ses mains. Un pouvoir si précieux, un enjeu presque sacré, c'en était écrasant de responsabilité. Ginny était terrorisée à l'idée d'échouer.
« Hé, Fred, George », lança-t-elle avant de pouvoir s'en empêcher. Les deux têtes de ses frères se tournèrent vers elle en même temps. Soudain intimidée, elle se rappela qu'elle pourrait leur jeter un sortilège d'Amnésie s'il le fallait. « Imaginez que je suis au courant que l'un de vous va mourir, mais je pourrai pas être là pour l'empêcher. Qu'est-ce que je dois faire ? »
Fred et George la dévisagèrent quelques secondes, le temps de jauger le sérieux de sa question. Puis, ils échangèrent un regard et hochèrent la tête.
« Ben préviens-nous ? proposa Fred d'un ton compatissant, comme s'il s'inquiétait pour sa santé mentale.
— Ça paraît être une solution assez évidente au problème », convint George.
Ginny leva les yeux au ciel.
« D'accord, d'accord, admit-elle. Alors imaginons : ça se passe dans six ans, pendant une bataille horrible, avec plein de morts. Comment je fais pour vous prévenir sans vous en dire trop sur l'avenir, mais en étant sûre que vous l'oublierez pas au moment venu ? »
Ses deux frères la regardaient comme si elle s'était mise à cracher des boursouflets.
« T'es sûre que ça va, Ginny mimi ? demanda gentiment George.
— Je pense qu'on a la preuve que la fumée des pétards est nocive pour les êtres humains, George, souffla Fred.
— Je suis sérieuse ! »
L'angoisse la prenait à la gorge, maintenant. Et si elle n'en était pas capable ? Si elle échouait à sauver Fred ? L'idée était si atroce qu'elle sentit des larmes lui brouiller la vue. Elle enfouit son visage dans ses mains, incapable de regarder ses frères.
« Comment je peux faire pour que vous me croyiez ? bredouilla-t-elle. J'ai tellement besoin de savoir quoi faire. Dites-moi ce que je dois faire. »
Ginny sentit le matelas s'affaisser à ses côtés, et deux paires de bras l'enlacer. La chaleur, l'odeur, la tendresse, c'était un cocktail explosif, pile ce qu'il fallait pour qu'elle éclate en sanglots. C'était peut-être la dernière fois qu'elle les voyait. Elle pouvait tout perdre, trahir ses proches et les envoyer à la mort, plonger à nouveau le monde dans les Ténèbres, comme lorsqu'elle avait libéré le serpent…
« Hé, Gin, ça va aller, murmura Fred. Tout va bien se passer. »
Elle mit quelques minutes à se calmer et s'essuyer les yeux. Puis, elle releva la tête.
Fred souriait.
« On te croit, Ginny choupi. C'est simple, d'accord ? On te fait confiance.
— Regarde », ajouta George.
Il tendit un parchemin et une plume à Ginny.
« Tu peux tout écrire ici. Ensuite, on le met dans une enveloppe, et on l'ouvrira quand tu veux.
— J'ai même un ou deux sortilèges sous la main pour éviter qu'on oublie, précisa Fred.
— Et un ou deux maléfices pour nous empêcher d'y toucher avant l'heure », compléta George.
Ginny les contempla bouche bée.
« On te fait confiance, répéta Fred d'un ton sérieux.
— Toi aussi, tu peux nous faire confiance, Gin. »
C'était très probable que ça ne fonctionne pas. Il y avait tant d'aléas possibles en six ans que son propre plan de survie lui parut tout à coup très sûr, en comparaison. En plus, Fred et George racontaient sûrement tout ça juste pour la rassurer.
Pourtant, Ginny saisit le parchemin et la plume.
Elle s'était autorisée à prendre le risque de changer l'avenir pour sauver une unique personne : son frère. Elle n'allait pas cesser d'écouter son cœur au moment le plus crucial.
Elle faisait confiance à Fred et George.
Il était trois heures du matin lorsque Ginny transplana, le petit journal en poche.
Elle se matérialisa sur une plage de rochers noirs et acérés, déchiquetés par les vents et par les eaux tumultueuses de la mer. Au large se dressait la forteresse d'Azkaban, enveloppée dans un manteau d'obscurité et d'embruns. La lumière argentée de la lune se dispersait aux alentours de la prison, comme si rien de ce qui ressemblait de près ou de loin à un Patronus n'était le bienvenu sur l'île. Dans le spectre de la nuit, les pans les plus sombres se mouvaient, des ombres dans le noir, les pires engeances que les Ténèbres aient jamais régurgitées : les Détraqueurs.
Ginny avait laissé une lettre à Fred et George. Elle avait tout expliqué en détail : la date de la bataille, les circonstances et l'emplacement exact du meurtre de Fred. Elle avait laissé ses frères appliquer les sortilèges de protection sur l'enveloppe et s'était assurée de leur bon fonctionnement. Ils auraient accès aux informations la veille de la bataille.
Elle n'avait pas jugé nécessaire de leur effacer la mémoire. Elle croyait, elle espérait de tout son cœur, qu'ils sauraient se protéger. Elle leur faisait confiance.
Maintenant, elle devait oublier que son propre plan de survie était environ dix fois plus improbable, et se jeter à l'eau.
Ginny attendit, les pieds plantés dans les rochers, pendant un temps indéterminé. Jedusor était là, à ses côtés, elle le sentait. Il devrait ramener bébé Ginny à la maison quand Ginny ne serait plus là. Il la posséderait, tenterait de la tuer, et Harry la sauverait. Avec la chance d'un chaudron entier de Felix Felicis, les évènements se dérouleraient peut-être à nouveau de la même manière. En tout cas, c'était le plan.
Enfin, la lumière déclina encore, si c'était possible. Le froid s'intensifia, si humide qu'il brouillait la surface de la mer. Ginny était déjà malade de peur, mais à présent, la terreur la clouait sur place. Elle planta ses ongles dans ses paumes pour s'empêcher de hurler.
Détraqueurs.
Maintenant, pensa Ginny. Protège-la.
Une sensation honnie, qu'elle s'était longtemps efforcée d'oublier, s'insinua aux frontières de sa conscience. Tom Jedusor se glissa en elle, comme il l'avait déjà fait, des années auparavant. Il enveloppa une partie de Ginny dont elle n'avait pas conscience jusqu'à maintenant : des pensées enfantines, des joies brutes et une spontanéité qu'elle était certaine d'avoir perdue depuis longtemps. Une folle seconde, elle voulut jeter le livre à l'eau et s'enfuir, loin, pour sauver bébé Ginny de l'ombre de Voldemort, pour qu'elle ne vive jamais ce qu'elle avait vécu.
Ce ne fut pas son courage qui la poussa à s'en tenir à son plan, mais une vision paralysante : une centaine de Détraqueurs s'avançaient vers elle. Ils flottaient sur la mer, les fantômes mangeurs d'âmes, comme si les damnés leur donnaient la force de voler en tentant de s'échapper de leur bouche.
Le désespoir la prit à la gorge, béant. Elle pouvait se perdre dedans.
Mais ce n'était pas le plan.
Les Détraqueurs provoquent le désespoir, alors ton âme a fui, quelque part en toi, vers une époque plus heureuse.
Elle devait le refaire. Fuir à nouveau, quelque part en elle.
La dernière fois que j'ai vraiment eu de l'espoir pour l'avenir, c'était l'été de mes onze ans, en 1992. C'était maintenant.
Maintenant qu'elle était au beau milieu de l'été de ses onze ans, en 1992, la donne avait changé : à présent, la dernière fois qu'elle avait vraiment eu de l'espoir pour l'avenir, c'était le jour de ses dix-sept ans.
Ginny s'en rappelait très bien. Elle avait hâte de fêter son anniversaire et d'enterrer la guerre, loin dans le cimetière des horreurs passées, avec le souvenir de son frère. Elle voulait souffler ses bougies et moucher le désespoir. Elle avait la certitude qu'un jour, le sourire ne serait plus une grimace morte sur le visage d'un être cher, mais le signe d'un joli moment, à respirer vite, les joues rouges, pleines de vie et d'envies partagées. Ce jour-là, elle y croyait tellement qu'elle s'était abandonnée au temps.
Perdue dans le néant, privée de ses sens, Ginny ignorait même si elle était encore consciente. Sur sa rétine, il lui semblait voir ses propres pensées se disperser : des formes longilignes et vaporeuses, comme la fumée d'une bougie, qui s'étiraient vers le ciel, qui s'évasaient jusqu'à fondre dans le noir. L'obscurité, puis la nuit, puis les étoiles et la lune, et des pensées tissées de fils d'argent, qui s'entrelaçaient pour dessiner une silhouette fantômatique, translucide, lumineuse. La forme était solide et Ginny s'y accrocha de toutes ses forces, comme à l'encolure d'un cheval.
Est-ce que le corps est encore vivant après ?
Très bonne question, Hermione, pensa Ginny. J'arrive tout de suite avec la réponse, là.
Une bouche croûteuse s'écrasa sur la sienne.
Et puis plus rien.
« Mais… qu'est-ce qu'elle fait là ?
— Elle dort ?
— Elle est pâle, non ?
— Va chercher maman !
— Ginny ? Ginny ! »
Ginny s'éveilla en sursaut.
Le nez plongé dans une forêt de cheveux noirs, les yeux inondés de soleil, il n'y avait pas grand chose à voir. À sentir, il y avait la moiteur salée des joues de Harry. À penser, il y avait trop.
Ginny voulait retomber dans les limbes, dans les bras de son actuel-petit ami, mais c'était impossible. La terreur et les ténèbres disputaient ses derniers neurones disponibles avec les voix qui se frayaient un chemin sous son crâne. Les voix des morts.
« Tiens, Harry, donne-lui du chocolat. »
Elle releva la tête. Derrière la touffe broussailleuse de Harry, ce qu'elle vit dépassait tout ce qu'elle avait vécu d'étrange ces dernières semaines.
Remus Lupin lui souriait gentiment.
Près d'elle, Harry avait un sourire joyeux, quoiqu'un peu inquiet. Accroupis à leurs côtés, sa mère et son père affichaient des sourires soulagés. Rassemblée tout autour d'eux, devant le jardin du Terrier, il y avait sa famille. Il y avait Fred et George. Il y avait Hermione. Il y avait Tonks.
Sous le soleil du zénith, tout le monde arborait un sourire radieux.
Le temps des sourires.
Harry lui tendit du chocolat.
« Hé, bon anniv, Gin ! Qu'est-ce que- »
Ginny enfourna le chocolat dans sa bouche et se leva pour se jeter dans les bras de Fred.
« C'est fini ? hoqueta-t-elle d'une voix d'outre-tombe, pleine de chocolat fondu. T'es pas mort ? »
Une lueur de surprise brilla dans les yeux de Fred.
« Oh, alors tu te souviens, maintenant ?
— On dirait bien, sourit George. Ça explique pas pourquoi tu broutes l'herbe de bon matin, par contre.
— Il est midi, précisa Hermione. C'est bientôt l'heure du déjeuner.
— Le matin est un concept propre à chaque être humain », affirma Fred.
Ginny savait qu'elle ne rêvait pas. Elle se sentait différente, comme si une partie d'elle n'avait jamais vécu le deuil de son frère. La douleur comme le soulagement s'effaçaient devant un sentiment familier, si vieux qu'elle l'avait presque oublié : la sérénité.
Les mots lui manquaient. Elle se tourna vers Lupin.
« Vous… vous non plus ? Et Tonks… ? »
Lupin fronça les sourcils. Tonks la regardait curieusement, et Hermione avait une expression soupçonneuse. Lupin voulut poser une question, mais Fred posa ses mains sur les épaules de Ginny et planta ses yeux dans les siens, avec un sérieux presque théâtral.
« Ma très chère sœur, déclama-t-il d'un ton pompeux. Le moment est-il venu ? Vas-tu enfin nous expliquer comment tu as pu prévoir la date de la bataille ?
— Fred ! protesta sa mère. Ce n'est pas le moment ! »
Prévoir la date de la bataille ?
… Oh.
Dans tous ses efforts pour agir avec prudence, Ginny avait oublié que la bataille de Poudlard n'avait jamais été prévue. Fred et George avaient dû prévenir l'Ordre, ce qui avait changé le cours des évènements. Elle aurait pu s'insulter tellement elle se sentait stupide, mais les regards insistants de Lupin et Tonks constituaient un antidote efficace contre la honte. Ils étaient vivants.
« Pourquoi tu croyais que j'étais censé mourir ? continua Fred. Pourquoi tu t'en rappelais pas, quand je t'ai montré ta lettre ?
— En vrai, on avait oublié aussi, au début, rappela George. On a même cru que c'était une blague.
— Heureusement qu'on sait que personne fait des blagues aussi bizarres à part nous.
— Et sûrement pas Ginouille tête de nouille. »
Les paroles de ses frères n'avaient pas de sens, pourtant il y eut un écho, quelque part à l'intérieur de Ginny. Une vie similaire et pourtant radicalement différente, comme un reflet dans un miroir déformant ; des émotions mêlées à des souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Puis, d'un coup, les fragments de vie s'assemblèrent, complétèrent ce dont Ginny ignorait manquer, et tout devint clair.
Bébé Ginny avait eu la même vie, à quelques différences près : elle ne se souvenait pas de l'été de ses onze ans, et son frère n'était pas mort. Après la bataille, Fred et George lui avaient montré le message qu'elle avait laissé, mais elle ne se souvenait pas l'avoir écrit. Quand les Détraqueurs l'avaient attaquée, par un malheureux hasard, le jour de ses dix-sept ans, elle avait remonté le temps.
Les souvenirs lui étaient revenus à mesure qu'elle les avait vécus. Elle avait sauvé Fred, parce qu'elle avait compris : ce qu'une autre avait fait avant elle, ce qu'une autre ferait après elle, ce serait leur version de l'Histoire. Une lettre gravée dans le temps à chacun de leurs passages, un passé scellé dans les Ténèbres, pour un futur aussi brillant qu'un Patronus.
Puis, elle avait réussi à revenir, comme Ginny.
Elle était Ginny.
À la lisière du jardin, les odeurs du Terrier se mêlaient aux parfums de l'été. Il y avait le fumet gras du repas et les effluves sucrés du dessert préparé pour son anniversaire. Il y avait les rayons du soleil, l'herbe grasse, le ciel myosotis, qui s'étendaient à perte de vue, à couper le souffle et saturer l'air d'une évidence, immense, infinie : il était temps de sourire.
« Je vous raconterai tout, promit Ginny. Mais d'abord, je veux souffler mes bougies. »
