Soundtrack : I elven finnes alt (Frost 2)
Chapitre 2
Sylvie
Un soleil timide apportait sa lueur au travers des grandes fenêtres du jardin d'hiver. Il ne faisait pas très chaud, à peine assez pour maintenir les plantes estivales en vie lors de leur dormance annuelle. Au printemps, l'endroit ruisselait de couleurs chatoyantes pour la vue, avec les parfums entêtants des fleurs qui se mélangeaient dans l'air et la vue savoureuse des premières baies exotiques. Dans un coin, deux servantes jouaient un air sur une lyre et un clavecin, quelque chose de lent et quelconque, ne servant qu'à couvrir le blanc environnant. La vie passait par les sons, et Frigga s'efforçait au quotidien d'étendre ses croyances autour d'elle. Facile pour un oracle dont les visions sauvaient des vies ; trésor d'Asgard, Mère de toute chose.
La magnifique reine se balançait dans un grand siège à bascule en frêne, d'avant en arrière, comme les coups immuables d'une horloge. Un petit paquet était pressé contre son sein ; elle le dévorait d'amour, les iris ancrés sur sa silhouette, les lèvres figées en un sourire maternel. Elle semblait heureuse, sereine, parfaite dans son rôle de mère, et berçait le nourrisson avec dévotion. Une vision familière et apaisante, la première dont il parvenait à se souvenir, autrefois trop jeune pour saisir l'importance de chaque seconde écoulée. Trop immature pour percevoir la teinte changeante du minuscule bras tendu vers le sein nourricier, ou pour comprendre la raison de cette température anormalement basse. Il se remémorait simplement la musique calme et les fredonnements occasionnels de sa mère.
Der hvor kuling møter kav
[Où le vent rencontre les embruns marins]
Danser minner mot et mektig hav
[Les souvenirs dansent contre la mer]
Sov, du lille, i min favn
[Dors, mon petit, dans mes bras]
Et, parfois, tournées dans sa direction par-dessus les bras protecteurs, deux iris au vert vacillant. Une teinte qui deviendrait précieuse avec le temps, un ouvrage difficile à déchiffrer mais passionnant à découvrir.
For i den elven finnes alt
[Parce que tout se trouve dans cette rivière]
Un regard qui hantait ses nuits depuis des décennies, et sur lequel il se réveillait trop souvent.
Comme cette nuit-là, encore une fois.
Allongé dans sa couche – un simple drap suspendu faisant office de hamac -, les yeux fixés sur le plafond, Donar attendait. Les ronflements superposés de ses camarades résonnaient autour de lui ; certains émettaient de faibles gémissements, d'autres grognaient des mots dans leur sommeil. La nuit se mourrait dans quelques heures, il suffisait d'attendre. Depuis leur départ en haute mer une semaine plus tôt, chaque jour se ressemblait pour se succéder. Rien d'extraordinaire ne se passait. Comme ses compagnons, il se levait aux aurores pour dompter les voiles des heures durant, puis la nuit tombait et il se retrouvait à discuter avec le vieil Hector et d'autres hommes, accomplissait son tour de garde, avant de finalement rejoindre la cale et les bras peu cléments du sommeil.
Chaque jour, la même chose. Le même rêve, les mêmes pensées.
Pour avancer, il avait besoin de se rapprocher de cette Sylvie, mais la timonière n'était pas la plus accessible des personnes du bateau, encore moins pour un matelot comme lui. Elle demeurait la plupart de son temps à la barre, quand elle ne rejoignait pas le capitaine dans sa cabine durant des heures. Beaucoup parlaient dans son dos, et Hector avait toujours un mot mauvais à son égard. Une femme à bord portait malheur ; les superstitions étaient ancrées dans la marine et difficiles à dénouer. Pour autant, personne n'élevait la voix trop fort, de peur d'être entendu par le quartier-maître en train d'insulter le « joyau » de leur supérieur. Une femme maudite, qui attirait le respect par la peur sans même ouvrir la bouche.
Une description qui aurait pu correspondre à une autre de ses connaissances. « Les mots sont parfois plus forts que les gestes, mon frère. Mais le silence… » Il soupira face au souvenir. Oui, le silence était le plus cruel des bourreaux.
Au-dessus de lui, les planches du plafond laissaient passer entre elles quelques faibles raies lumineuses. Elles étaient devenues familières au cours des nuits passées sans sommeil, car chaque homme avait sa petite habitude pour monter la garde : certains se laisser choir sur le pont, et leur bougie formait alors un halo constant autour d'eux ; d'autres préféraient marcher d'un pas lent et régulier, faisant voyager leur source de lumière avec eux. C'était devenu une sorte de jeu pour lui, afin d'attendre l'aurore dans l'obscurité. Les heures étaient souvent longues et éprouvantes ; bien qu'il eût appris la patience avec le temps – et le meilleur des professeurs -, cette vertu ne lui avait jamais été associé durant sa longue existence. Donar avait plutôt été le garçon énergique, qui courait dans les couloirs en entrainant frères et sœur à sa suite pour accomplir un maximum de bêtise. Il était le sourire qui demandait pardon face aux actions déjà faites, qui tentait de recoller les morceaux d'un vase renversé dans la précipitation, ou même qui finissait toujours par s'endormir sur les pages mornes d'un quelconque livre. Il était l'action, les champs de bataille et les tavernes gorgées de plaisir et de bruit. Il n'avait jamais aimé attendre, car il savait son esprit trop lent pour surpasser ses muscles rapides. « Trop lent. » Un défaut qu'il reconnaissait à présent, car il en avait déjà vu les conséquences.
« Les mots sont parfois plus forts que les gestes. » Mais les gestes étaient le plus souvent les premiers à faire mal. Contrairement aux paroles qui pouvaient ne pas être entendues, les gestes ne pouvaient qu'être ressentis. « Tu le sais mieux que personne » murmura-t-il dans sa barbe naissante en frottant sa paume le long de lignes en relief sur son pectoral gauche.
L'image de sa mère et du petit paquet pressé contre sa poitrine revint un fragment de seconde dans son esprit. Son sourire était ravissant, solaire, éblouissant.
Comme le rai de lumière qui passa subitement sur sa rétine.
Aveuglé, Donar cligna plusieurs fois des paupières afin de chasser le surplus de photon, tout en camouflant son visage contre sa maigre couverture. Il détestait cette sensation ; Hela avait autrefois l'habitude de venir tirer les rideaux dans sa chambre au petit matin afin de laisser la lueur de Sól l'éveiller. Une mauvaise habitude, reprise par la suite par ses femmes de chambre lorsque l'heure devenait trop pressante pour le préparer. Personne n'avait jamais eu de compassion pour son sommeil dans ce palais de toute manière.
Mais cette lumière était différente, car elle n'indiquait pas la venue du jour. Différente, car elle ne correspondait à aucune des rondes auxquelles il s'était habitué ces derniers jours. Trop forte, trop aléatoire, aux mouvements saccadés qui ne trahissaient ni la fatigue, ni l'ennui de son porteur ; mais plutôt sa nervosité, ou quelque chose de similaire.
Intrigante.
Enfin un élément qui se détachait de l'ordinaire.
Sans un bruit, Donar s'extirpa de sa couche et traversa la cale aménagée en dortoir, sans prendre la peine d'enfiler ses bottes – elles auraient pu être trop bruyantes. Quelques marches grincèrent sur son passage lorsqu'il les gravit pour rejoindre le pont, mais le bruit se perdait facilement dans les ronflements des marins et le mugissement du vent au-dessus des mats. Il avança sur les dernières presque en rampant pour être certain que sa grande taille ne trahirait pas sa présence. Contrairement à la cale, il y avait en effet suffisamment de lumière à l'extérieur pour dessiner les contours du bateau et les silhouettes le peuplant. Dans son premier quart, la lune offrait une clarté généreuse, blanche et flatteuse, qui lui permit d'étudier le terrain de son poste d'observation. Sur la proue du bâtiment, une dizaine de personnes étaient rassemblées. Il ne distinguait pas réellement leur visage, mais il reconnut sans peine le gabarit large et haut du quartier-maître, dos face aux vagues, et à sa droite, plus petite d'une tête et demie, l'apparence svelte de la prénommée Sylvie. Chaque homme tenait une lanterne dans sa main gauche, tandis que la seconde brandissait une arme au choix : dague, harpon, couteau de cuisine, ou même balai. Une vision qui lui fit froncer ses sourcils. Pourquoi un tel rassemblement à une heure aussi tardive ?
« Mutinerie… » La réponse lui parvint tel un murmure acide par-dessus son épaule.
Surpris, Donar dut retenir un sursaut et se tourna avec une lenteur contrôlée. Avant de se retrouver nez à nez avec le visage crispé du vieil Hector. L'homme portait toujours son bonnet de nuit et, sous les rayons lunaires, il apparaissait vieilli d'une quinzaine d'années, ses rides creusées d'ombres.
Hector lui fit aussitôt signe de se taire en portant un doigt tremblant à ses lèvres. Il se retint donc de gronder son ami et se contenta d'un simple coup d'épaule contre la sienne comme réprimande. Geste qui tira un sourire percé à son aîné, avant que le sérieux ne revienne à la charge. Car, oui, si ce qu'il disait était vraie, la situation était sérieuse. Voire dangereuse. Donar avait déjà connu deux mutineries au cours de son séjour dans les galères espagnoles : l'une s'était terminée sur une victoire rapide des esclaves ; la seconde avait nimbé les eaux océaniques d'un manteau écarlate et ferreux. Un carnage, un enfer. Pour un marin, un bateau était sa maison, mais il pouvait aussi devenir une prison, un cercueil. Quatre planches voguant au milieu de nulle part, guidées par la simple force du vent tantôt clément, tantôt capricieux.
Mutinerie… Cela pouvait expliquer les messes basses des deux derniers jours, les regards appuyés en direction de la cabine du capitaine, ou même la nervosité grandissante qui avait peu à peu tari les chants entrainants des hommes à l'ouvrage.
Mutinerie. Conflit. Discorde.
Il devait en avoir le cœur net.
« Don- Mais qu'est-c'que tu fais ?! » chuchota Hector avec panique en le voyant bouger.
Une fine pluie s'éveilla peu à peu au-dessus des voiles, suffisante pour brouiller le grincement des lattes sur son passage. Aussi discret qu'un chasseur guettant sa proie, l'Ase quitta les marches pour rejoindre le mat principal, robuste et épais, parfait pour le camoufler du regard de Sylvie et de son acolyte, tournés dans sa direction. De son nouveau point d'observation, il pouvait apercevoir le dessus du crâne dégarni d'Hector qui luisait sous les rayons lunaires, les deux grandes portes menant à la cabine du capitaine, mais aussi – et surtout –, il pouvait mieux distinguer les hommes contenus dans le groupe des mutins. Seize pour être précis, d'âge et de taille variables. Environ un cinquième de l'équipage. Pourtant, les couches lui avaient semblé pleines lors de son passage. Une pensée qui se superposa à une observation supplémentaire : il ne reconnaissait pas la moitié des hommes sur le pont.
Qui ? Mais surtout quand ? Comment ? En une semaine de navigation, ils n'avaient croisé ni autre bâtiment, ni terre à accoster. Et aucun vaisseau n'était non plus présent autour d'eux. Étaient-ils là depuis le début, camouflés quelque part où le reste de l'équipage ne pourrait les surprendre ? Ou même…
« Cette Midgardienne est tout ce qui est des plus normaux, si on omet cette trace de seidr autour de son aura. » Les mots d'Heimdall s'imprimèrent dans son cerveau. De la magie ? Un tour d'illusion ? Une tromperie ?
Non, il devait garder son calme, repousser cette joie qui galopait de plus en plus vite dans son cœur à cette simple pensée. D'abord, il devait s'occuper de cette mutinerie. Ensuite, il se chargerait d'interroger cette femme. Puis, il lui faudrait un grand verre – pour fêter sa victoire ou noyer son énième échec, la raison dépendrait des réponses que lui apporterait la timonière. Chaque chose en son temps. Marche après marche, « ou tu risquerais de te prendre les pieds dans ta cape » rit une voix enfantine dans sa mémoire.
Le chagrin céleste s'intensifia encore un peu ; les nuages se gonflèrent pour masquer en partie la lune. L'obscurité s'étendit depuis la poupe, lui permettant d'avancer vers un regroupement de tonneau sans être repéré. De sa nouvelle position, il avait ainsi accès aux chuchotements des mutins, dont certains semblaient perturbés par le changement soudain de météo.
« C'n'est peut-être pas une si bonne idée » marmonna l'un d'eux en pressant le harpon tenu contre son torse. « Je crois que les Dieux sont en colère. » Deux de ses compagnons approuvèrent d'un mouvement de tête.
- Tosk ! » ricana alors le quartier-maître. « Les Dieux nous ont laissés pour ce soir, alors restez concentrés. C'est notre chance. Votre seule et unique chance » rectifia-t-il en pointant les neuf marins que Donar avait déjà pu croiser sur le pont. « Ne gâchez rien, ou nous repartirons sans vous.
- Tout doux Ali. » Sylvie s'avança entre eux pour intervenir. À son cou, le collier luisait faiblement comme à son habitude. Ses boucles blondes étaient ramenées en un demi-chignon sur le haut de son crâne ; elle avait troqué ses jupons pour un pantalon confortable et une haute paire de bottes solides. « Ce bateau sera nôtre, les Nornes l'ont déjà décidé. »
Donar cligna des yeux à l'évocation des divines tisseuses. Il l'avait déjà entendu dans quelques bouches midgardiennes, mais jamais aussi éloigné des côtes scandinaves.
La femme poursuivit en s'avançant parmi ses alliés : « Cette nuit est notre chance, mes amis. Une bataille, avant de rentrer chez nous victorieux. Où nous boiront jusqu'à être plein » ajouta-t-elle en oscillant un sourcil aguicheur et complice.
Une proposition plutôt tentante, Donar devait l'avouer. Il aurait échangé bien des choses contre une bonne gorgée d'hydromel fruité. La taverne et l'histoire de ce pauvre écossais ivre étaient bien loin à présent. Hélas, l'heure n'était pas aux festivités.
Requinqués par ces mots – de manière plus ou moins efficace suivant les hommes -, les marins rebelles se mirent alors en marche. À priori, leur objectif principal était le capitaine. Une bonne stratégie, il devait le reconnaître, car un essaim sans reine avait très vite de s'autodétruire toute seule. Le pauvre bougre n'était pas mauvais pourtant, bien au contraire : un boujaron était distribué chaque soir à l'heure du repas, les pauses étaient nombreuses, et ils étaient suffisamment de matelot pour que le travail ne soit jamais éreintant. Si ces hommes se plaignaient réellement de leurs conditions de travail, alors Donar ne leur souhaitait pas de connaître l'ambiance atroce de ceux entassés dans les cales des grandes frégates marchandes, obligés de ramer des heures durant contre le vent sans la moindre goutte d'eau pour les remercier.
Peu importait, la décision de vie ou de mort de toutes ces âmes – y compris celle du capitaine – ne lui appartenait pas. Qu'ils fassent leur mutinerie, qu'ils la réussissent ou qu'ils échouent, lui n'avait qu'une cible ; une seule et unique cible.
Pour son aubaine, Sylvie resta en retrait sur le pont, laissant les mutins guidés par le quartier-maître avancer et le dépasser. Il conserva son attention sur elle, sur sa silhouette dressée au milieu des flots, les mains croisées dans le dos et la tête relevée vers le ciel assombri. Des cris s'élevèrent dans son dos, depuis la cabine du capitaine devina-t-il. La minute d'après, l'agitation se répandit dans les dortoirs sous ses pieds où les marins avaient sans doute été éveillés par le bruit. Il était l'heure d'agir, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu-
« Combien de temps comptes-tu encore te cacher derrière ce mat ridicule ? » Les lèvres de Sylvie bougèrent à peine, mais sa voix était claire à son oreille. Et son regard d'un bleu profond fixé dans sa direction. Elle savait. Bien.
Échappant à la pénombre, Donar s'avança vers elle d'un pas prudent. Elle l'observait de loin, une moue boudeuse peinte sur ses lèvres candides. Sylvie, une femme bien différente de celle qu'il avait vue pendue au cou du capitaine avant son embarcation. La naïveté apparente avait cédé sa place à de l'ingéniosité ; malgré ses traits juvéniles, elle paraissait plus vieille qu'une semaine auparavant. Était-ce le pantalon, l'éclat de confiance dans son regard, ou le stylet qu'elle faisait danser avec adresse entre ses doigts liés ?
« Je me doutais que tu agirais ce soir » poursuivit-elle lorsqu'il ne fut plus qu'à cinq mètres d'elle, distant et méfiant. « Mais, je dois admettre que je suis déçue. »
Il patienta, attendit la suite de ses mots, avant que la raison du silence prolongé ne lui fasse comprendre les attentes de son interlocutrice. « Pourquoi ? »
Elle sourit, heureuse de le voir prendre part à son jeu. « Parce que je pensais que tu agirais plus tôt. À vrai dire, depuis ta première nuit ici. »
La jeune femme décroisa ses bras pour venir serrer son pendentif dans sa main droite, l'autre toujours occupée à faire tournoyer son arme. Un pressentiment – bon ou mauvais, difficile de choisir – chatouilla l'échine de Donar. La jolie blonde lui apparaissait familière, et pourtant n'avait rien de ce qu'il recherchait. Elle était trop, mais en même temps pas assez. « Une trace » répéta Heimdall dans son esprit. Lui désirait la totalité.
Alors il se lança, franc, car c'était toujours ainsi qu'il réussissait le mieux au final : « Où est-il ?
- Qui donc ?
- Mon frère. » Si elle souhaitait jouer, il serait son joueur. Tirer les vers du nez était une étape parfois obligatoire sur le champ de bataille, afin de mieux gérer les actions futures de ses adversaires. Et, sans éloge, Donar avait toujours été doué pour ça.
La jeune femme pencha la tête sur le côté, visiblement confuse. « Ton frère ? » Puis, elle émit un rire étouffé. « Il va falloir être un peu plus précis, mon joli. Sais-tu combien de frères égarés nous recueillons ? »
Ses doigts pianotèrent d'impatience contre sa cuisse. Au loin, un grondement résonna dans le ciel. Il était proche, si proche. « Une trace », un vestige qui ne serait bientôt plus à sa portée, car le temps ne cessait jamais de s'écouler. Pas pour eux. L'immortalité ne protégeait pas de tout.
Il fit un pas de côté ; elle fit de même en réponse. Doucement, ils mirent en place une ronde éloignée, chacun sur ses gardes de son côté du cercle, toujours face à l'autre pour ne rien manquer de lui. Le moindre indice, la moindre trace.
« Joli collier » tenta-t-il alors. Elle plissa les yeux en réponse. « Je suppose qu'il est précieux.
- Très. Mais il n'aurait aucune valeur pour un égaré tel que toi. »
Ce fut à son tour de rire. « Vous n'avez pas idée. » À quel point il était égaré. À quel point ce pendentif comptait. « Une grande force s'en émane. Mais elle ne vous appartient pas. »
L'orage gronda à nouveau. Un éclair zébra l'horizon avant de se faire entendre, si proche. Il devenait de plus en plus difficile de la canaliser ; dans l'action, les conseils de sa mère et autres précepteurs finissaient toujours par s'estomper derrière le crépitement des étincelles. Cela aurait été plus facile de simplement tout relâcher, laisser exploser, libérer les émotions primaires enfouies au fond de lui. Il n'oubliait néanmoins pas sa – leur – situation : quatre planches de bois flottant au milieu de nulle part, avec à leur bord tout un équipage d'innocents.
Alors il retenta, aussi calme qu'il pouvait le paraître : « Une dernière fois ». Tendant le bras sur le côté, il laissa les étincelles se regrouper au creux de sa paume pour se matérialiser. Leur excitation était grande ; elles piaillaient comme de jeunes chèvres en quête de liberté. L'instant d'après, il put sentir le toucher réconfortant du cuir sous ses doigts, et le poids familier de son plus fidèle compagnon le long de son bras. Mjöllnir. « Où. Est. Mon frère. »
Les traits féminins se tintèrent alors d'agacement. « Mignon mais têtu. »
Il pouvait la foudroyer sur place. Avec un peu de concentration, il pourrait lui arracher les mots de sa petite bouche boudeuse. Elle ne ferait pas la fière bien longtemps. Malgré la trace de seidr, il pouvait deviner à quel point elle était mortelle. Une Midgardienne, sans défense face au Champion d'Asgard.
« Besoin d'un coup d'main, Syl ? » demanda une voix derrière lui – ou elle, ou eux. Il reconnut sans peine la voix grave du quartier-maître.
Du coin de l'œil, il l'aperçut debout devant la cabine du capitaine, plusieurs colliers de joyaux enroulés autour de son cou large, et une main épaisse sertie de bagues drapée sur la gorge froissée du pauvre Hector. Des lumières brillaient de partout sur la poupe du bateau, et des marins, sortis de leur sommeil, désorientés, s'entassaient au milieu du groupe révolutionnaire. À priori, la mutinerie avait réussi dans son dos. Qu'importait.
« Le Commodore est sous notre commandement » déclara la jolie blonde en cessant ses pas, brisant leur ronde. Il l'imita aussitôt.
À présent, c'était lui qui tournait le dos à l'océan et elle qui frôlait l'ombre des mâts. Fièrement dressée devant ses hommes, son équipage. D'un mouvement agile, elle rangea son arme dans sa botte droite, avant de prendre appuie sur sa jambe et de lui demander, bras croisés sur sa poitrine : « Alors, que comptes-tu faire maintenant, joli cœur ? Tous nous arrêter avec ton marteau ? »
Il le pouvait. Oh, il n'aurait aucun mal à le faire.
Un nouvel éclair déchira le ciel, éclairant au passage le visage de tous ces mortels, effrayés et perdus pour la plupart.
« Ou bien nous suivre ? » Comme elle l'avait fait avec ses hommes, elle oscilla son sourcil gauche au-dessus de son œil dans un geste taquin, provocateur, complice. Face à son mutisme, elle poursuivit ensuite : « Tu vois ce collier ? » Elle fit tournoyer le pendentif à l'éclat céleste entre son pouce et son index. « Il m'est très précieux, car il m'a été confié par une personne qui m'est chère. Mais ce n'est pas tout. »
Sylvie le rejoignit en quelques pas. Le quartier-maître fit mine de vouloir faire de même, mais elle le maintenu à distance d'un geste de la main. Le dépassant, elle se dressa face à l'océan, leur tournant à tous le dos pour guetter l'horizon. Entre ciel et vagues, les premières lueurs du jour commençaient à se dessiner, mais leurs teintes étaient plutôt particulières. Aucun rose, ni orange n'annonçaient la venue du soleil. Les couleurs étaient plus froides, comme une ligne de givre se dessinant à la surface des eaux. Il fallut un instant à Donar pour comprendre. Ce n'était pas le jour qui naissait, mais un éclat de seidr qui se répandait face à eux.
« Ce collier est aussi mon seul moyen de toujours retrouver ma maison » expliqua Sylvie.
Un portail qui déchirait l'air pour s'ouvrir. Une voie entre ciel et mer.
Tournant la tête dans sa direction, et visiblement amusée par la tête qu'il devait faire – étonnement ? émerveillement ? -, elle ajouta pour finir d'un timbre plus doux qui trahissait son affection : « Dépêchons, Mère nous attend. »
Notes de l'auteur
Et coucou ! J'espère que vous allez bien pour ce deuxième chapitre qui commence à étoffer l'intrigue. Les prochains seront un peu plus longs dans la moyenne avec, comme ici, des analepses pour voyager vers le passé de nos personnages.
Note 1 : I elven finnes alt, la berceuse chantée par Frigga, est la version norvégienne de La Berceuse d'Ahtohallan présente dans La Reine des Neiges 2 (j'ai jamais dit que j'avais de grandes références XD). Comme Arendelle se localise aussi en Norvège, je trouvais que cette berceuse collait plutôt bien à l'ambiance de l'histoire :3
Note 2 : Divinité de la mythologue nordique, Sól est la personnification du soleil. Son nom signifie d'ailleurs soleil. Elle est donc utilisée ici pour prêter son nom à l'astre. Mjöllnir (qui s'écrit qu'avec un seul L chez Marvel) est quant à lui un puissant marteau de guerre forgé par les nains au cœur d'une étoile mourante. Il est l'arme favorite de Thor et est un excellent conducteur pour ses éclairs (sans pour autant en être la source).
Note 3 : Tosk veut dire imbécile en Norvégien.
Note 4 : Le boujaron désigne la ration journalière d'alcool accordée à chaque marin sur un bateau, un peu comme une récompense après une dure journée de labeur.
Merci d'avoir lu ! Et à très vite pour la suite !
Chu
