Chapitre 3

Lamentis


Dix-huit minutes, ce fut le temps nécessaire qu'il fallut aux mutins pour prendre possession du bâtiment. Les hommes volontaires avaient directement été mis à l'ouvrage, malgré l'heure tardive et la tenue peu adaptée de certains. Les fortes têtes et les indécis, eux, furent enfermés derrière des barreaux dans la cale. Seuls Hector et lui demeuraient immobiles sur le pont, à observer l'agitation autour d'eux. Le pauvre vieil homme avait une marque de strangulation autour de son cou ridé ; il avait dû s'assoir sur un tonneau pour retrouver son souffle trop longtemps séquestré par la forte poigne du quartier-maître. Cet homme n'avait aucun scrupule, c'était certain. Pourtant, Donar avait vu la manière dont il observait Sylvie : il y avait du respect dans son regard, une certaine forme d'affection et un besoin de la conserver toujours dans son champ de vision. Si ce colosse de muscules devait posséder un point faible, la jolie blonde était sans aucun doute le premier de la liste. Là était le problème majeur des relations : elles pouvaient rendre le plus commun des mortels aussi puissant qu'un dieu, ou bien le réduire à néant d'un simple mot. Pour avoir testé ces deux extrêmes, Donar pouvait l'attester.

Rien n'était plus jouissif, ou plus terrifiant, que de s'abandonner complètement dans la poigne d'une autre personne.

« Alors ? » Sylvie vint s'adosser contre le mât à côté d'eux. Au-dessus, un trio de matelots s'activait à défaire les cordages pour choquer les voiles. Leurs ombres, dessinées par les lanternes, reproduisaient leurs mouvements sur le tissu immaculé. « As-tu pris ta décision, joli cœur ? » Le surnom lui tira un froncement de sourcil. Elle dut mal interpréter sa réaction car elle ajouta, comme pour expliquer à un enfant : « Vas-tu nous aider ? Nous suivre ? Ou… faire que sais-je avec ce marteau ? »

Mjöllnir pendait à présent à sa taille, la tête pressée contre sa cuisse gauche. Son poids rassurant était comme une évidence pour son corps qui s'était aussitôt réhabitué à sa présence. Donar avait cessé de compter le nombre de champs de bataille qu'ils avaient traversés ensemble, le nombre de victoires qu''ils avaient arrachées, le nombre de paix qu'ils avaient restaurées. En ce temps-là, il était encore naïf de tout. Sa famille était encore complète, soudée et aimante ; un miroir intact qui ne se briserait que des décennies plus tard. Un seul grain de sable avait suffi à rayer sa surface, une risible fissure qui avait finit par s'étendre, par fragiliser la structure globale, avant d'entraîner son explosion en mille éclats.

Une seule mauvaise décision avait entraîné tout ce gâchis. Les champs de bataille, il les parcourait à présent dans ses songes, armé uniquement de ses regrets et de sa solitude. Il n'était pas fait pour attendre, ni pour réfléchir, ressasser, réinterroger le passé afin de mieux comprendre le lendemain. Non, cela n'avait jamais été sa place dans la fratrie, et il ferait toujours en sorte que cette place revienne à celui qui l'avait initialement forgée.

Inconsciemment, il tira sur la lanière carmin accrochée autour de son poignet. « Si je vous aide, m'aiderez-vous en retour ?

- Mon mignon » rit Sylvie, « tu as conscience que nous pouvons le faire, avec ou sans ton aide ? »

Il tourna son attention dans sa direction. « Et vous avez conscience que je peux réduire ce bateau en poussière avant même que vous rejoignez ce portail ? »

La timonière plissa les yeux face à la menace. Si elle le crut, son visage ne laissa traverser aucune peur ni irritation ; au contraire, elle paraissait s'amuser comme une enfant au milieu des grenouilles. Et il détestait ça. Les personnes qui aimaient le chaos étaient aussi les plus imprévisibles.

Un éclair zébra le ciel au-dessus des voiles, faisant sursauter les hommes dans les cordages, tandis qu'il conservait son regard ancré dans celui de son interlocutrice.

C'est alors qu'elle rouvrit la bouche, pour prononcer tout sauf les innombrables paroles auxquelles il aurait pu s'attendre : « Tu es un troll ? Ou quelque chose du genre ?

- Un quoi ? » lâcha-t-il, mais elle poursuivait sans lui prêter attention :

« Tu n'serais pas le premier, j'ai déjà vu bien des choses au cours de mon existence. Même si, je dois l'admettre, un troll de foudre, c'est plutôt classe.

- Par ma barbe, un troll ?! » s'exclama Hector, s'attirant l'attention de ses deux cadets. Il s'était relevé d'un bon pour s'éloigner de trois pas, les yeux ronds de surprise et les lèvres pincées dans une grimace effrayée. « Ce genre de troll qui fouille les poches et croque les orteils des malheureux endormis ?!

- Oh, moi ça n'me dérangerait pas d'être croquée dans ce cas » roucoula Sylvie, ce qui lui valut un regard désabusé de la part de son interlocuteur. Réaction qui, une nouvelle fois, la fit rire. Avant qu'elle ne déclare, un sourire, plus sincère que tous ceux adressés depuis leur première rencontre : « Qu'importe ce que tu es. Si tu as nulle part où aller, alors tu n'as qu'à venir avec nous.

- Et qui vous dit que j'ai nulle part où aller ?

- Parc'que tu as ce regard. » D'un geste inconscient, elle vint triturer le pendentif autour de son cou. Un geste que Donar avait fini par assimiler à la recherche de réconfort, de courage. « Le même regard. »

« Quel regard ? » voulut demander le blond mais, appelée au loin par le quartier-maître, Sylvie se redressait déjà pour le quitter. Avant néanmoins, elle se stoppa face à lui pour déclarer d'une voix assurée, riche de promesses, mais surtout de compassions :

« Je te l'ai déjà dit, et j'ignore toujours qui est ce frère que tu recherches, mais… Sais-tu combien de frères égarés nous recueillons ? » Son sourire s'agrandit en sentant toute l'attention de son interlocuteur focalisée sur sa personne. Sa prise se fit plus ferme autour de son collier. « Viens avec nous. Dans le pire des cas, je t'offrirais un verre avant de te ramener à bon port. Après tout, tu n'as rien à y perdre. » Elle recula lentement, puis tourna le dos afin de rejoindre le gouvernail d'où elle était appelée.

Du coin de l'œil, il l'observa prendre place à la barre, donner les dernières directives pour favoriser l'avancer du bateau en direction de l'immense portail dont les rebords cérulés éclaboussaient la nuit.

Rien à perdre. Il ne pouvait nier à quel point elle touchait juste. Combien de temps lui restait-il ? Combien d'erreur lui serait encore permise ? Mais surtout, combien encore pourrait-il tenir ?

Rien à perdre, car il avait déjà tout perdu. « Un jour, tu seras roi, fils. » La voix de son père était encore forte dans sa mémoire. « Je te l'interdis ! » Sa colère grondait toujours dans ses entrailles. Pour la première fois depuis une éternité, Donar avait eu peur ce jour-là. Non pas de tout perdre comme l'avait supposé son père en faisant pression sur tout ce qu'il supposait compter pour son fils. Non, l'Ase avait eu peur, simplement, de l'échec. Il savait le choix qu'il avait fait, mais il avait aussi compris la différence entre choisir et agir, avait expérimenté le pas titanesque à faire entre les deux. Mais, parce qu'il n'y avait justement plus rien à perdre, sa peur s'était finalement tarie pour laisser place à de l'espoir. L'espoir de recoller les morceaux du miroir. L'ouvrage ne pourrait jamais être achevé, redevenir comme avant, car il manquerait toujours des fragments, à tout jamais perdus. Cependant, s'il pouvait au moins retrouver celui-ci, alors peut-être… pourrait-il à nouveau se refléter dans sa famille ?

Rien à perdre. Il inspira profondément.

Tout à gagner. Avant de finalement relâcher l'air avec une lenteur contrôlée.

Rien à perdre. Seulement un frère à récupérer.

Aussitôt, le vent changea de cap. Des exclamations de surprise se firent entendre au-dessus de sa tête à mesure que les voiles se gonflaient. Il ne leur prêta pas attention et se mit immédiatement à l'ouvrage. Après plusieurs décennies sur Midgard, et plusieurs grades testés dans la marine, il avait appris à dompter les vents pour favoriser la vitesse des bâtiments. Celui-ci n'échapperait pas à son expérience.

Depuis la barre, Sylvie lança un cri d'encouragement pour tout l'équipage qui vint s'adapter à la célérité soudainement acquise par le bateau. Les mâts grincèrent sous le poids du vent, les vagues crachèrent sur leur passage, et le portail les enroba peu à peu dans sa lueur éblouissante. Cela ne prit pas plus d'une dizaine de minutes – une éternité pour Donar dont l'appréhension montait à chaque mètre franchi. Son ventre se retourna face à la soudaine aura qui l'enveloppa à mesure que le paysage se brouillait autour de lui. La nuit laissa place à un jour timide et enneigé, la brise agréable à un froid mordant qui fit contracter ses muscles de surprise. Ses oreilles sifflaient, et il reconnaissait ce vertige au fond de lui, typique des voyages au travers du Bifröst. Certains marins ne purent d'ailleurs se retenir et durent passer la tête par-dessus bord pour soulager leurs boyaux, là où d'autres perdirent connaissance. Près de lui, il put même entendre le pauvre Hector murmurait dans sa barbe un « sorcellerie ! » d'effroi. Et, dans un sens, il n'avait pas tout à fait tort.

Car, ce qui attira l'attention de Donar une fois le portail franchi, ce ne fut ni l'état perturbé de l'équipage, ni le changement brusque de météo, ni même les immenses drakkars voguant autour d'une île face à eux, ou encore le cheval ailé qui les survola un instant avant de disparaitre derrière un nuage neigeux. Non. Ce qui attira son attention aussitôt, et qui manqua d'arracher des larmes à ses iris, ce fut cette soudaine odeur d'ozone qui flottait par intermittence autour d'eux. Légère, à peine marquée, mais bien plus qu'une simple trace.

Du seidr.

« Chers compagnons, bienvenue à Lamentis ! » s'exclama Sylvie depuis son poste. « La nation des laissés-pour-compte. »

Son cœur accéléra dans sa poitrine. Pas n'importe quel seidr.

o

« Loki ? » Le souvenir envahit brusquement son esprit. Les grandes colonnes d'argent de Valaskjálf, où ils avaient été emmenés pour suivre une audience royale, se redessinaient autour de lui. Au travers, une vue imprenable sur le cœur d'Asgard offrait un sentiment de nostalgie à son âme partie depuis trop longtemps. À cette époque, il n'avait été qu'un petit garçon insouciant, parti en quête de son frère au milieu des couloirs interminables et des regards curieux. Un jeune prince n'avait pas à courir sans raison ; pourtant, il l'avait fait sans la moindre honte, poussé par ses propres raisons. « Je suis désolé, d'accord ? Tu as gagné ! » Son souffle était court, sa panique grandissante en se remémorant la blessure peinte sur le visage de son cadet. Il avait toujours été un tel idiot, se rappelant à chaque fois trop tard que son petit frère fonctionnait d'une autre manière. Tout ça, c'était la faute de ces affreux fils à papa qui n'avaient pas su tenir leur langue, et de sa manière polie de rire même aux blagues les moins drôles. « Loki ? » Cela avait toujours été ainsi, lui courant après son frère pour se faire pardonner, s'excuser de ne pas s'être retourné plus tôt pour l'attendre. Alors qu'il n'avait toujours souhaité que de pouvoir marcher côte à côte, épaule contre épaule, en riant de n'importe quoi. « Je n'suis qu'un imbécile, je l'sais. S'il te plaît. Loki ! »

Il s'était stoppé au milieu d'un corridor interminable, à bout de souffle et la panique de plus en plus oppressante dans sa poitrine. Avant qu'il ne sente un parfum léger et familier flotter autour de lui. Quelques éclats d'un vert profond dansèrent devant ses yeux, puis deux crochets pointus vinrent creuser le bas de sa mâchoire. La douleur le fit grimacer, mais elle fut très vite oubliée en croisant les pupilles fendues du serpent enroulé autour de sa gorge. Il avait un air menaçant, bougon ; cette même moue qu'il connaissait sur le visage du plus jeune prince lorsqu'il était fâché contre lui – et seulement lui. De manière étrange, Loki n'avait toujours été extrêmement en colère que contre lui, comme si les fautes d'autrui ne compteraient jamais autant que les siennes. Et il adorait ça, car c'était pour lui une manière pour son frère de lui montrer son attachement.

« Je suis désolé » répéta-t-il donc face au serpent ; aucune honte n'existait quand il s'agissait d'avouer ses faiblesses face à son petit frère. « Tu peux me mordre autant que tu veux, je l'mérite. »

En réponse, le serpent montra de nouveau les crocs. Cependant, il n'en fit rien et se contenta de mieux s'installer sur l'épaule conquise, sa prise à peine plus resserrée autour du cou blond. Le plus vieux des deux avait alors ri, emplissant avec ardeur ses poumons de ce parfum magique – mélange d'ozone et de givre. Une odeur qu'il reconnaîtrait toujours.

o

Les disputes fraternelles étaient autrefois courantes ; rares étaient celles qui duraient plus longtemps que le tour d'un cadran. Loki était un enfant introverti et facile à vexer, mais Donar n'avait jamais hésité à laisser son ego de côté pour retrouver les faveurs de son petit frère, prêt à reconnaitre ses fautes ; car il savait qu'il n'était pas non plus le petit garçon parfait dépeint par les paroles paternelles. Et puis, il y avait eu plus avec le temps : de raisons de se disputer, de raisons de s'excuser.

« Eh, petit ! » La voix tremblante d'Hector le tira peu à peu hors de ses souvenirs. Le vieux marin s'était rapproché de lui pour agripper le bas de sa manche. Son teint était livide, ses dents grelottantes et ses yeux exorbités par tout ce qui l'entourait. Il semblait incapable de choisir une chose à fixer autour de lui, perpétuellement en quête d'observation ; ce qui lui donnait un air fou, proche de la panique. « J'crois que c'est l'heure. Après une longue et périlleuse vie, c'bon vieil Hector va avaler sa gaffe. »

Donar rit malgré lui. Pauvre mortel projeté avec force dans un monde plus grand, beaucoup trop grand pour son imagination sans doute stérilisée avec le temps. « Tu ne croyais pas aux sirènes ?

- Y a une différence entre croire et voir, mon p'tit » maugréa Hector.

Au même moment, la voix de Sylvie hurla dans le vent : « Préparez-vous à carguer les voiles et à mouiller l'ancre ! »

Ils évitèrent de justesse un imposant drakkar, qui n'aurait eu aucun mal à les couler d'une simple caresse, avant que l'île ne se dessine plus précisément à l'horizon. Un épais manteau de neige bordait ses falaises pour la plupart vertigineuses. Un bras de mer s'enfonçait dans les terres pour rejoindre l'intérieur de l'île où une vallée, luxuriante malgré le froid, les accueillit. Le contraste entre les eaux bleutées, le vert sombre des pins cernant le rivage, et le blanc des pics enneigés était saisissant.

Le grand lac, où se mêlaient les flots salés du rivage et ceux doux des fleuves, apparaissait comme étant le point central d'une nation autour duquel venait s'articuler plusieurs bâtiments de tailles modestes. Un grand quai recouvrait la majeure partie des berges, où de nombreux vaisseaux étaient accostés. À leur bord, des hommes et des femmes s'affairaient pour charger ou décharger des caisses. Le pégase, qui les avait survolés plus tôt, atterrit sur l'un d'entre eux avec sa cavalière qui s'exclamait fort entre les rires braillards de ses compagnons. Il aperçut aussi d'autres individus bien loin de leurs terres natales, des organismes bien étrangers à Midgard – était-ce un groupe de Kronien qu'il voyait au loin en train de replier les voiles d'une embarcation ?

Peut-être avait-il finalement bien une chance de retrouver son frère ici.

L'espoir était chaud dans ses veines ; il laissa l'air glacé refroidir ses ardeurs. Trop de fois la déception l'avait fauché trop tôt ; la douleur était à chaque fois plus difficile à éteindre.

Le bateau volé fut amarré près de la plus grande bâtisse. Elle n'avait rien d'extraordinaire, si ce n'était sa taille, et s'harmonisait avec les autres demeures par le bois sombre composant sa façade. Donar repéra néanmoins les nombreuses runes peintes sur les poutres ; des prières de protection reconnut-il sans trop s'attarder dessus, car Sylvie se dirigeait déjà vers lui. Elle lui tendit une lourde cape similaire à celle dans laquelle elle s'était elle-même enveloppée. Frileux de nature – et, même s'il ne l'avouerait jamais à voix haute, il se retenait de claquer des dents depuis leur arrivée dans le fjord -, l'homme accepta le vêtement avec un simple hochement de tête pour remerciement.

« Suis-moi » déclara-t-elle ensuite en entamant déjà la montée des marches menant au manoir.

Derrière eux, les mutins s'activaient déjà pour décharger le bateau, sous le regard sévère du quartier-maître, toujours vêtu de sa seule chemise. Un fou, sans la moindre once de doute. Ou peut-être n'était-il pas humain. Peu importait.

« Allez ! » appela Sylvie du haut des marches.

Prenant les mots pour lui, Hector ne se fit pas prier pour obéir. Soupirant, Donar finit par faire de même. Dans quoi s'était-il embarqué ? En quelques enjambés, il rattrapa donc son retard sur ses compagnons d'infortune, et c'est ensemble qu'ils traversèrent les grandes portes en bois de la demeure. Il faisait chaud à l'intérieur, ce qui lui suffit pour approuver son choix. Néanmoins, il osa tout de même demander : « Pourquoi ?

- Pourquoi quoi ? » fut la réponse de Sylvie tandis qu'ils traversaient l'entrée sans aucun intérêt.

« Pourquoi ce traitement de faveur ? »

Elle rit. « Parce que tu ressembles à un petit chiot abandonné, et que j'adore les chiens. » Il fronça le nez, incertain d'apprécier la raison donnée. Sylvie poursuivit tout de même : « Ici, on n'a que des loups, et même si Fenrir est adorable, c'n'est pas vraiment la même chose. Et puis », elle lui adressa un sourire par-dessus son épaule, « je connais la personne idéale pour t'aider. Un vrai rat de bibliothèque, qui- Ah, les garçons ! » Son ton se chargea soudain de joie à la vue de cinq hommes assis dans un petit salon.

Ils venaient d'en traverser déjà trois ou cinq, chacun aménagé autour d'une cheminée à l'accueillant foyer ardent. Ils avaient aussi croisé bon nombre de personnes à qui Sylvie n'avait accordé qu'un rare hochement de tête en guise de salutation. Aussi, Donar fut surpris par son changement brusque. Mais sa surprise ne fut pas moins que lorsqu'il se rendit compte que, dans le lot, deux visages lui étaient familiers.

« Sylll-vie ! » s'exclama l'un d'entre eux en prolongeant le L de son prénom plus que nécessaire, un Kronien aux traits rocheux étonnamment candides. « Ça fait quoi, trois mois qu'on ne t'a pas revu ?

- Oui ! » poursuivit son voisin aux yeux d'un bleu si clair qu'ils semblaient capables de percer la moindre armure. « Il me semble même que tu étais privée de sortie, non ? »

La jeune femme grimaça à l'entente de ces mots, contrairement à ses acolytes qui rirent de bon cœur face à son malheur. « Oui, à ce propos… Enfin, qu'importe. Comment va la situation ici ? » Le changement de sujet fut loin d'être subtil, mais le petit groupe l'accepta avec une aisance qui s'expliqua par un unique mot prononcé en chœur :

« Mal.

- Tu t'rappelles la mue de Jör y a une cinquantaine d'années ? » demanda le Kronien d'une petite voix. « Bah là, apparemment, c'est pire » compléta-t-il face à son hochement de tête.

« Faut le comprendre aussi » poursuivit un autre en picorant des noix, « vous vous voyez, vous, sortir d'une couverture plus longue que l'Amérique ? Et puis, comme on sait tous- ». Il s'interrompit à la seconde où son attention se tourna sur Donar. Ah. À priori, la reconnaissance était mutuelle. Pourtant tellement improbable que l'Ase avait refusé de le croire, avant d'entendre son ancienne identité dans la bouche de ce vieux compagnon de route : « Sigurd ? »

Un nom qui attira l'attention de son confrère hors de son ouvrage, et dont les yeux s'ouvrirent encore plus grands que ceux de son voisin. « Sigurd ? Comme Sigurd Jarlsen ? »

James Barnes et Steven Rogers, deux prisonniers rencontrés sur une galère alors qu'ils n'étaient que de jeunes adolescents maigrichons. La mutinerie de leur équipage avait permis leur affranchissement, et ils s'étaient quittés en bons termes quinze ans plus tôt sur les rives du Mexique. Quinze années que les deux amis avaient su exploiter à leur avantage visiblement : en bonne santé, bien bâtis et le cœur léger. Si Steven avait conservé ses cheveux blonds en la coupe courte des esclaves, James avait laissé pousser les siens qui formaient à présent de jolies tresses brunes sur l'arrière de son crâne.

« Attendez » s'interposa Hector qui, pour une raison complètement étrange, suivait docilement depuis le début, « tu n'avais pas dit que tu t'app'lais Donar ?

- Donar ? » dirent en chœur les anciens galériens, avant que James ne poursuive seul : « Non, Sig était un compagnon d'infortune sur Le Vengeur y a des années de ça. On n'était que des gosses à l'époque et… Et d'ailleurs, tu n'as pas pris une ride, mon frère !

- Frère ? » Ce fut au tour de Sylvie d'intervenir. « C'est lui le frère que tu recherches avec tant de dévotion ?

- Quoi ? » rit James, avant de reprendre plus sérieux : « enfin, j'pense pas. Tu me recherchais ?

- Et Donar, qui c'est du coup ? » poursuivit le Kronien, comme pour remettre du vin de confusion dans la cruche déjà pleine.

Le prince en cavale se pinça l'arête du nez en soupirant. Avant de sentir un coup d'épaule contre la sienne. Sylvie, évidemment, dont les yeux d'un bleu profond, et avide de réponses, l'invitaient déjà à poursuivre. « Allez mon mignon, va falloir nous fournir des explications.

- Pourquoi le ferais-je ? » clama-t-il, exténué. « Nous ne nous connaissons que depuis une semaine, j'ignore qui vous êtes et je n'ai de comptes à rendre à personne. »

Sa réponse jeta un froid dans le salon, plus mordant que les vents à l'extérieur. Il s'en voulut presque aussitôt, surtout pour ses deux anciens amis qui n'avait jamais rien connu d'autre de lui que sa bonne humeur contagieuse face à l'adversité. Ils avaient été des gamins, deux petits esclaves qui ne rêvaient que de liberté et dont la complicité lui avait irrémédiablement rappelé celle qui partageait autrefois avec son propre frère. Donar n'était pas un homme négatif ; au contraire, les textes de la noblesse le dépeignaient comme un joli prince solaire, dont le sourire était le principal rival de Sól. De ce fait, il n'aimait pas inspirer chez les autres de la peur – en dehors des champs de bataille, bien sûr. Mais il était fatigué, facilement irritable. Tout le monde l'aurait été face aux derniers grains d'un sablier incoercible.

« Donar » débuta une voix étrangère dans son dos, « marin sans prétention qui a loué ses services à plusieurs compagnies marchandes aux abords de l'Italie. » Une voix claire, qui récitait de manière claire et monotone. Soupirant déjà, le prince se retourna pour analyser le nouveau venu, mais se figea bien vite en entendant la suite de son discours. « Connu quelques années plus tôt sous l'identité de Sigurd Jarlsen où il se fit embrigader dans les galères espagnoles. Un siècle plus tôt, l'apprenti médecin Donald Blake fait des miracles au Moyen-Orient pour combattre la deuxième vague de Peste. »

L'homme descendait d'un pas lent et contrôlé les marches d'un escalier menant à l'étage. Il portait une tenue typique de la nouvelle mode britannique ; un foulard était noué autour de son cou, la chaîne d'une montre pendait à sa hanche et un monocle lui permettait de lire les minuscules écritures du carnet tenu entre ses mains gantées. Ses cheveux poivre et sel étaient tirés vers l'arrière, de telle sorte que son visage était complètement dévoilé. Un visage aux traits anguleux, au nez cassé et à l'âge incertain.

« Au début du dix-septième siècle, Jake Olsen embarque sur le Duyfken en tant que brancardier et vogue vers les terres inexplorées de l'Australie. » Ses yeux, d'un bleu-gris sombre, quittèrent les pages de son carnet pour plonger directement dans les siens. « Dois-je continuer ?

- Qui êtes-vous ? » Sa voix grogna malgré lui dans sa gorge.

« Oh, je pense plutôt que c'est à vous de nous le dire, Thor Odinson. » Son sang se figea dans ses artères. « Après tout, nous ne recevons pas la visite d'un dieu dans un lieu aussi reculé tous les jours.

- Mobby » intervint Sylvie en s'avançant vers l'escalier, « je-

- Je ne pense pas que ce soit dans votre intérêt d'intervenir, jeune fille » la coupa-t-il aussitôt, sans même lui prêter le moindre regard. « N'étiez-vous pas privée de sortie ?

- Si » dit-elle d'une petite voix, figée sur place par le ton calme de l'inconnu.

« Et ne venez-vous pas d'enfreindre une fois de plus les règles en invitant des personnes sans demander autorisation au préalable ? »

Une fois de plus, la jeune femme concéda : « Si. »

Le prénommé Mobby décrocha finalement son attention de l'étranger pour venir, soupirant, sur la dernière marche des escaliers où il observa la demoiselle par-dessus la rambarde « Sylvie, Sylvie, Sylvie. Avez-vous conscience que nous avions besoin de tout, sauf de ce problème en ce moment ? »

Le prince déchu fronça les sourcils ; était-ce lui le problème en question ?

Poussée par une émotion impulsive, Donar – ou plutôt Thor – s'avança à son tour pour rejoindre la jeune femme. « Si vous savez qui je suis, alors vous savez sans nul doute ce que je recherche. »

De nouveau, le regard de Mobby glissa sur lui. « Oui.

- Vous savez où il se trouve. » Ce n'était pas une question, et l'homme y répondit avec un petit rire dans la voix :

« Oui. » Avant que son attention ne s'élève de lui pour se porter par-dessus sa tête.

Suivant son regard du sien, Thor se retourna, juste à temps pour entendre des pas précipités dans la salle voisine. La seconde d'après, une femme ravissante débarqua dans le salon, des nuances de noir et de vert voletant dans la précipitation autour de sa silhouette. Une nouvelle venue dont la simple apparence arracha le souffle de la poitrine divine. Sa chemise et ses jupons – qui composaient les teintes de sa tenue -, maintenues autour de sa taille par une ceinture épaisse, étaient trempés par endroits, comme si elle avait dû affronter une tempête avant sa venue. Ses cheveux sombres étaient quant à eux retenus en une tresse lâche sur son épaule droite ; des mèches s'en échappaient joyeusement pour boucler autour de son visage à la familiarité douloureuse. Une version d'Hela, plus jeune et plus vivante, aux iris perçants d'un vert lumineux. Qui se posèrent immédiatement sur lui.

Une attention qui lui retourna aussitôt l'estomac. La douce sensation de seidr chatouilla ses sens tandis qu'un silence pesant régnait dans la salle. Il pouvait entendre les sifflotements magiques, pareils à des serpents à son oreille. Il pouvait voir les émotions valser dans les pupilles de la nouvelle venue, tout ce qu'elle aurait souhaité lui crier, et tout ce qu'elle ne lui dirait jamais. Un livre difficile à déchiffrer, mais dont les années d'expérience et de rigueur lui avaient offert la clef. Une clef qui retrouvait toujours sa serrure, car cela avait toujours été ainsi.

Il fit un pas dans sa direction, elle en fit aussitôt trois. Sa langue était lourde, pâteuse de ne plus savoir quoi prononcé, malgré les nombreux discours préparés pour ce jour. Très vite, ils se retrouvèrent au centre du salon, lui plus grand d'une tête et demie, elle tentant de compenser la différence de taille par celle de ses talons. Des taches sombres marquaient ses pommettes saillantes, avant que Thor ne distingue des écailles reptiliennes, assorties à ses pupilles encore fendues. Visiblement, les métamorphoses s'étaient enchaînées, confrontées, perturbées. Mais peu importait ; même avec une queue de serpent, il était prêt à l'accepter.

À accepter cette main aux ongles parfaits qui se tendit en direction de son visage pour se poser contre sa joue gauche. C'était doux et glacé, comme la poudreuse tombée au petit matin. Il apposa aussitôt la sienne par-dessus, avec le besoin viscéral de se rassurer. Il avait besoin, après tout ce temps. Besoin, après cette si longue traque. Besoin, de lui, d'elle, de qui il voulait être – qu'importe ! Juste. Besoin.

Foutument besoin.

« Loki. » Le nom sortit tout seul, pour la première fois depuis une éternité.

Une émotion nouvelle dansa dans le regard de son frère. Son frère. « Min bror » voulait-il murmurer, chanter, hurler, rire, pleurer. « Min kjære bror ». Son cher frère.

Si bien qu'il ne perçut pas à temps l'étincelle dans le regard fragile de la jeune femme. Il ne ressentit que la douleur, soudaine et criarde, au niveau de son ventre lorsqu'elle retira d'un simple mouvement la dague qu'elle y avait enfoncée. Une douleur qui le fit se raccrocher aux épaules fines, avant de mettre genoux à terre, désorienté. Du poison. Son monde tanguait, ses oreilles bourdonnaient tandis que les voix s'élevaient autour de lui. Il reconnut les voix inquiètes de Steven et James, les deux petits garçons devenus si grands, celle de Sylvie qui tentait de raisonner quelqu'un, celle beaucoup trop calme de Mobby qui tentait d'atténuer les cris de ce pauvre Hector, amené dans un monde décidément trop fou pour lui.

Mais, plus que tout, il entendit sa voix, sa propre voix qui suppliait. Et par-dessus, celle de son frère qui lui murmura : « Tu n'aurais pas dû venir. »


Notes de l'auteur

Chapitre 3 terminé, notre cher Loki montre enfin le bout de son nez. J'espère que ce nouveau chapitre vous aura plu ; la suite arrivera très bientôt ;)

Note 1 : Lamentis est le nom de la planète sur laquelle Loki et Sylvie se rendent dans l'épisode 3 de la saison 1 ; c'est d'ailleurs le titre de ce même épisode. « La nation des laissés-pour-compte » : cette phrase fait quant à elle directement référence à l'épisode 5 où l'un des variants de Loki lui déclare qu'ils sont les Dieux des laissés-pour-compte.

Note 2 : James Barnes et Steven Rogers, évidemment, vous les aurez reconnus je suppose ; il s'agit de Bucky et Captain America dans Marvel. Le Venger, le nom du bateau sur lequel ils se sont rencontrés, est une traduction de Avenger, pour le petit clin d'oeil. Les Kronien sont quant à eux des extraterrestres qui ressemblent à des amas de roches humanoïde. L'un des représentants bien connu de cette race est Korg, introduit dans Thor 3.

Note 3 : Pour les identités de Thor citées, Donar est l'un des autres noms donnés au dieu dans la mythologie. Donald Blake, Sigud Jarlsen et Jake Olson sont quant à eux trois identités empruntées par le personnage dans les comics avec comme activité respective chirurgien, ouvrier et infirmier.

Note 4 : Le Duyfken est quant à lui le nom du bateau sur lequel Willem Janszoon découvrit l'Australie en 1606. Chris, l'acteur de Thor, étant Australien, je trouvais la petite anecdote sympa XD Anecdote qui situe à peu près notre histoire à la fin du dix-huitième siècle.

Note 5 : Les trolls sont des créatures de la mythologie nordique qui incarnent les forces de la nature ou la magie (troisième catégorie des légendes avec les hommes et les dieux). Ici, Sylvie fait donc allusion à ce terme puisque Donar semble manipuler l'orage. L'image que se fait Hector des trolls est quant à elle plus proche du folklore scandinave où les trolls rejoignent le petit peuple pour faire des farces.

Note 6 : Valaskjálf est le nom du manoir d'Odin.

Note 7 : « Avaler sa gaffe » : expression marine pour dire « mourir ».

Note 8 : « Min kjære bror » signifie « mon cher frère » en Norvégien.

Encore une note de fin bien longue x) Merci d'avoir lu ! Et à la revoyure !

Chu