Les notes de violon résonnaient avec lenteur et mélancolie dans la chambre, presque effacées, comme la vie de leur compositrice. Cachée dans cette haute tour, où leur mère venait tisser des nuages lorsque son cœur était trop plein, Hela avait appris à attendre chaque souffle comme le dernier. Face à la grande fenêtre, elle observait en soupirant le chaos régnant à l'extérieur. Sous la lueur diaphane de la lune, de nombreux soldats Ases parcouraient les jardins et la cité en quête de ce qui n'aurait pas dû s'y trouver. Tout en ignorant que ce qu'il cherchait était déjà loin, bien loin, hors de leur portée. Du moins, Thor aimait l'espérer.
Personne ne retrouverait Loki. À présent qu'il était libre, à présent que les mots étaient prononcés, plus jamais il ne reparaitrait sur cet embranchement d'Yggdrasil. Sa faute était impardonnable, suffisamment tranchante pour réclamer sa tête. Le Père de toutes choses l'avait déjà exigée. Seules les larmes maternelles lui avaient octroyé un sursis, que le Dieu de la Malice avait su utiliser à son avantage. Coupable, Loki était parti, fuyant ce foyer toxique, cette famille brisée ; tout ce qui avait composé son existence jusqu'alors. Pour une faute impardonnable.
Telle était la situation imprimée dans tous les esprits.
« Alors pourquoi ? » Le souffle glacé d'Hela forma une nappe brumeuse sur la surface hyaline. Autrefois si chaud et épicé, il ne dégageait à présent qu'une sensation de lac gelé et de larmes intarissables. Au travers de son reflet, son œil droit au vert moucheté d'or l'interrogea.
Assis sur le rebord du grand lit, Thor observait simplement la silhouette de sa sœur en silence. Sa grande sœur, autrefois si vivante, à présent ombre d'elle-même. « Parce qu'il est innocent.
- Mais il est aussi coupable. »
Oui. Coupable de tant de chose, à commencer d'exister. Toute sa vie n'avait été faite que d'erreurs, de mots incompris et indésirés. Mais il était son petit frère.
L'archer se stoppa sur l'hardingfele. « Et nous sommes aussi ta famille » compléta Hela en se tournant enfin vers lui. Aussitôt, il baissa les yeux, encore peu habitué à cette apparence qui lui rappelait la récente catastrophe. Un doigt sous son menton l'obligea cependant à relever la tête. « Thor » Il était froid, comme le souffle qui vint chatouiller sa joue, comme l'étincelle de vie dans le seul œil visible de sa sœur. Le second, comme la moitié gauche de son visage, était maintenu derrière une épaisse mèche de cheveux ébène qui tombait jusqu'à son menton avant de venir se perdre dans un chignon bas tressé. Seulement, la coiffure ne camouflait pas tout ; demeurait sa clavicule gauche, osseuse et décharnée, ainsi que son bras squelettique en partie transparent. Il avait déjà tenté de le toucher, avant de ne rencontrer qu'un vite glaçant qui l'avait fait reculer. « Petit frère, je ne te blâme pas. Personne ne le fera tant que personne ne saura. Loki s'est enfui, seul. » Il ne corrigea pas. « C'est un garçon intelligent.
- Il a besoin de moi » murmura-t-il, reformulant à voix haute sa propre pensée. Instinctivement, sa paume se pressa contre son pectoral gauche ; ses doigts s'étalèrent à la surface de sa tunique pour profiter des pulsations endormies dessous. « Il a besoin. De moi.
« Thor, il t'a poignardé ! » le réprimanda-t-elle. « Par les Nornes, cesse de toujours prendre sa défense ! » Paroles qui, étrangement, lui arrachèrent un rire. Certes timide, mais qui eut le don d'égayer à la fois son cœur et le visage terne de sa sœur. « Vous et vos petits jeux… bizarres » soupira-t-elle en prenant place à côté de lui. Le matelas s'enfonça à peine sous son poids, et il fut heureux de sentir son épaule encore faite de chair contre la sienne. Hela faisait toujours en sorte de le mettre au mieux à l'aise malgré sa condition. « Alors » souffla-t-elle ensuite en l'observant par en dessous, comme elle le faisait autrefois pour convaincre une version plus jeune de lui de se confier, « tu es sûr ? »
Son ton était redevenu plus calme, presque trop calme. Une ensorceleuse calme n'était jamais bon signe ; avec le temps, Thor avait appris à craindre les silences maternels, les sourires figés d'Hela et – pire -, le mutisme de son cadet. Car, si le corps ne montrait rien, le seidr préparait toujours quelque chose.
Il opina, avant de se laisser tomber vers l'arrière en soupirant. « Je te l'ai dit, il a besoin de moi.
- Seulement parce que tu as besoin de lui. » Hela avait toujours été douée pour lire dans les cœurs des gens. Le plus souvent, il détestait cette partie d'elle, mais il était parfois bon d'entendre dans une autre bouche ce que l'esprit vous murmurait si bas.
Alors, il déclara la seule chose qui pouvait être dite en réponse : « C'est mon p'tit frère. » La seule chose, comme une évidence immuable, une excuse à tous les problèmes, un refrain entêtant qu'il ne voudrait pour rien au monde changer. Ou peut-être juste un peu, si cela permettait de jouer en sa faveur : « Notre petit frère ? Je sais partager, tu sais ? »
Hela leva les yeux au plafond en soupirant de nouveau, mais le sourire tendre sur ses lèvres entachait son dépit feint. Tout en trahissant sa décision déjà prise. Bien évidemment qu'elle aiderait. Il lui suffirait juste de garder un œil ouvert – enfin, manière de dire – pour surveiller Loki le temps qu'il trouve une solution. Des preuves. Plusieurs plans de rechange. Et peut-être un ou deux discours bien mielleux afin de panser l'ego écorché de son plus jeune frère ?
En conclusion, il lui fallait juste du temps, un peu de temps, avant de pouvoir se mettre en route.
Odin ne trouverait jamais Loki, c'était une évidence, mais il devait être certain que son frère ne se perdrait pas lui-même.
o
« Thor, je t'en prie, atte- » ; les mots s'achevèrent dans un gémissement de douleur. Se retournant brusquement, il fit face à sa sœur, la vision embrouillée par une rage dont il n'avait pas souvenir de croitre. Elle était toujours vêtue de ses voiles vaporeuses qui camouflaient sa demi-vie dans la pénombre. Sans doute mordue par un rayon solaire, elle avait reculé de trois pas sous le porche, comme sa grimace le laissa suggérer. Debout dans la lumière des jardins, comme une provocation involontaire, le prince héritier se contenta de l'observer de loin sans même prendre la peine de la rejoindre. « Je suis désolée, d'accord ? Je ne voulais pas, je-
- Loki est dehors, tout seul ! » la coupa-t-il avec plus d'amertume qu'il n'aurait voulue. Il n'aimait pas détester les gens, encore moins sa sœur, la douceur à l'état pur. « Il a besoin de moi. » Du temps, il n'en aurait jamais assez. Une larme roula sur sa joue, solitaire et vagabonde. « Et j'ai besoin de lui. » Son poing se resserra contre son torse face à cette dure réalité. « Il est coupable, oui, mais il est innocent. Père ne l'acceptera jamais, car il ne l'a jamais accepté.
- Thor, écoute. »
Thor n'écouta pas, cela n'avait jamais été son truc. De même que réfléchir. Au lieu de quoi, il prit une profonde inspiration, tentant de chasser les orages dans son esprit et dans le ciel. Il devait prendre sa décision, maintenant.
o
« Mon prince, êtes-vous sûr ?
- Heimdall, ouvre le Bifröst. »
Chapitre 4
Mobius
Le réveil fut douloureux. Une migraine martelait contre ses tempes avec empressement, tel un coucou détraqué tentant d'échapper à son horloge d'accueil. Son estomac était tout embrouillé, une boule d'acidité ne demandait qu'à remonter le long de son œsophage pour se libérer. Obscur, le monde tanguait autour de lui ; il crut un instant être encore à bord d'un vaisseau, endormi au milieu d'une tempête. Néanmoins, aucun marin ne criait sa détresse autour de lui ; il n'y avait que le coucou criard et ses propres gémissements. Pourquoi avait-il si mal déjà ? La douleur provenait d'un point précis, logée sous le côté droit de son diaphragme. Par instinct, il porta une main à la blessure, où ses doigts rencontrèrent le toucher irrégulier d'un bandage. Blessé, puis soigné. De manière précise dans les deux cas.
« Tu n'aurais pas dû venir. » siffla un écho du passé dans sa mémoire, à la fois troublée et colérique. Une voix familière, un peu trop aiguë pour correspondre à la majorité de ses souvenirs. Elle apparaissait néanmoins sur quelques images tirées du passé. Une fillette aux traits encore incertains, qui l'avait tiré jusqu'à la chambre de leur grande sœur afin de faire le guet le temps qu'elle fouille dans ses placards. Une adolescente tournoyant dans sa ravissante robe vert sapin brodée de dentelles dorées, à l'abri des regards, pour ne partager sa joie contagieuse qu'avec lui. Une jeune femme au visage ruisselant de larmes, parce que c'était « plus jolies sur des joues féminines ». La voix d'un ou d'une idiote, qu'il apprenait trop souvent à maudire.
Pestant contre à peu près tout ce qui lui passait par la tête, Thor parvint à remettre de l'ordre dans ses sens et à discriminer l'envers de l'endroit, juste assez pour se tourner sur le dos et retirer de sa blessure le poids de ses muscles. Mieux, ou plutôt moins pire. Qu'avait-il fait pour mériter cela ? « Tu n'aurais pas dû venir » ; le souvenir le nargua, et ce fut à son tour de siffler entre ses dents. Pourquoi se faisait-il toujours avoir ? Pourtant il savait : la main qui caressait camouflait assurément celle qui trompait.
Pourtant il savait : c'était Loki.
Loki, son frère.
Un sourire naquit enfin sur ses lèvres, le positif perçant enfin les nuages de pessimisme dans son cerveau. Presque deux cents ans – il n'avait plus vraiment les chiffres en tête, bien sûr – de traque à travers les différentes branches d'Yggdrasil. À suivre des pistes, des traces et des fantômes. À voir naître des espoirs, aussitôt assassinés dans l'œuf par la dure réalité. À retravailler encore et encore ses paroles pour le jour où il le retrouverait, afin de le persuader – car il devait le persuader – de revenir. Car Asgard avait besoin de lui. Car sa place était, et serait toujours, là-bas. Car, sans lui, rien ne tournait rond. Car Hela lui avait demandé d'écouter. Car leur mère nécessitait son retour pour retrouver un peu de clarté. Car…
Il soupira. Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et treize jours. Ou quatorze, cela dépendrait combien de temps il était resté inconscient.
« Trois jours. »
Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et- Une voix ?
Il tira sur ses paupières, encore lourdes de sommeil et de ce que-savait-il-? contenu sur la dague. Pour son plus grand bonheur, la lumière de la pièce était tamisée, à peine suffisante pour stimuler sa rétine. En contrepartie, une bonne part de son environnement demeurait secrète dans la pénombre. Une lanterne, repéra-t-il, servait de source lumineuse, posée à même le sol contre la grille formant le quatrième mur de la pièce. Une prison. Évidemment, il ne s'était que très rarement attendu à plus de luxe de la part de son frère pour leurs retrouvailles. Après tout, c'était dans un décor similaire qu'ils s'étaient quittés deux siècles plus tôt. « Viens avec moi. »
« Où est-il ? » Le monde ne lui était pas encore complet mais peu importait, car une seule chose lui était certaine : cette personne n'était pas son frère. Loki ne veillait jamais sur les personnes, si ce n'était pas emmitouflée contre elles dans une étreinte presque étouffante. Or, son corps grelotait de son absence et ses oreilles demeuraient sourdes des sifflements somnolents de seidr.
« Évidemment » rit la voix de son surveillant. Un homme, au ton calme, trop calme. Un accent britannique, profond et un poil grésillant. Loin des timbres graves et solides des Ases. « Vous avez été poignardé, empoisonné, trainé inconscient dans une geôle où vous avez dormi pendant trois jours ; et la première question que vous posez est, d'une manière étrange et pourtant tellement logique, où se trouve votre frère. Je suis impressionné. » Sa voix, neutre, n'en montra rien.
Décidé à mettre un visage sur ce timbre qui l'insupportait déjà, Thor se redressa sur sa couche de fortune – une planche en bois et une couverture tout de même assez épaisse pour le protéger du froid. C'est alors qu'il vit l'homme assit avec élégance sur une chaise face aux barreaux. Cet homme. Un châle était drapé sur ses épaules, et il observait toujours son fichu carnet au travers de son monocle. Sa plume glissait sur le papier sans jamais s'arrêter, comme pour attraper la moindre seconde entre les pages de son œuvre.
« Mobius M Mobius » se présenta-t-il sans demande. « Je suis, en quelque sorte, l'intendant de ce manoir. Mais aussi trésorier, conseiller, archiviste, médecin et. » Il rit, un son sec et étouffé. « Probablement tout un tas d'autres choses. Mais vous pouvez vous contenter de Mobius.
- Je vous connais. » Thor revoyait l'homme descendre de son pas lent les marches pour réprimander Sylvie, et dévoiler toutes ces choses sur sa propre vie que personne n'aurait dû pouvoir réunir.
« Non. » La réponse du Britannique fut ferme. « Mais moi, je vous connais. » Sa plume se stoppa enfin, à l'instant où il décrocha son regard du papier pour l'ancrer dans le sien. Dans la pénombre, le bleu gris de ses yeux empruntait des nuances plus sombres qui vieillissaient son visage. « Thor Odinson, Dieu du Tonnerre, de la Protection, de la Force et de la Fertilité. Un beau tableau que voilà, je dois le reconnaître. Mais rien de bien étonnant pour le Champion d'Asgard, le prince héritier d'Hlidskjalf. Bien sûr » ajouta-t-il, un sourire en coin, « je suis un grand admirateur, de toutes ces batailles, de toutes ces prouesses, de tout- »
Oubliant la fatigue et la douleur, l'Ase se leva d'un bond pour rejoindre les barreaux et saisir le foulard de l'homme au travers. « Je déteste les discours trop longs.
- Contrairement à votre frère, je sais. » Il ne semblait pas le moins du monde impressionné par sa poigne, et encore moins effrayé de ce que ce Dieu pourrait lui faire. Son calme était épatant, presque sot. « Il se lance dans des monologues parfois sans fin, sans même se rendre compte que vous soyez là ou non, et ensuite-
- Où. Est. Il ? » Thor détacha chaque mot, accentua chaque syllabe en resserrant sa prise autour du foulard.
Une fois de plus, la réaction de son interlocuteur alla à l'encontre de ses attentes. La peur ou grimace voulue fut en effet remplacée par ce même petit rire étouffé que plus tôt, à la fois irritable et tendre. « Vous êtes exactement comme il vous a dépeint. Fort. Têtu. Impulsif. » Ses doigts s'enroulèrent autour de son poignet tendu. « Idiot. » Avant que ses yeux ne s'enflamment soudainement d'une lumière aveuglante. Les doigts sur son épiderme devinrent brûlants, l'obligeant à défaire sa prise et à battre en retraite derrière la grille en sifflant.
D'un coup d'œil, il vit les cloques se former sur sa peau les unes après les autres là où les phalanges avaient laissé une trace de leur toucher.
Lorsqu'il reporta son attention sur Mobius, ce dernier avait repris les notes sur son carnet, comme si de rien n'était. Avant de lui adresser un rapide regard, sourire aux lèvres, en prononçant : « Pensiez-vous vraiment qu'un simple mortel aurait été suffisamment compétent pour les tâches qui m'incombent ? » Il retourna dans ses pages la seconde d'après, terminant de son ton toujours aussi neutre : « À présent, retournez vous coucher. Et inutile d'invoquer la foudre ; par pure chance, ces barreaux sont d'infaillibles paratonnerres. »
o
« Tu es sûr ? »
Projeté dans son enfance par son subconscient, Thor acquiesça, les dents trop grelottantes pour répondre à voix haute. De toute manière, ses cordes vocales étaient trop douloureuses pour le faire, rayées par un maudit coup de froid. Comme chaque hiver. Par les Nornes, comment pourrait-il devenir le Champion d'Asgard s'il n'était pas même capable de survivre à un pauvre rhum de pacotille ? C'était la faute de cette météo détraquée. Il détestait se sentir si faible. Du moins, en grande partie.
Une brise fraîche s'invita sous les couettes lorsque des petits bras les soulevèrent pour se glisser dessous, à ses côtés. Thor frissonna aussitôt. La différence de température entre son corps fiévreux et celui naturellement plus bas de son petit frère lui coupa le souffle à l'instant où il vint s'enrouler autour de lui. Les claquements de ses dents redoublèrent tandis qu'il offrit un sourire au petit minois à présent allongé à ses côtés. Une si mauvaise idée, mais toujours l'une de ses meilleures. Car il ne trouverait jamais meilleur remède que le vert chatoyant de Loki pour veiller sur son sommeil. Un visage qui voyagea dans les âges, inspiré par ses songes : tantôt candide et inquiet, tantôt mature et taquin ; quelques fois en larmes, si rarement en colère. Dans ce cocon de chaud et de froid où il aurait souhaité demeurer à jamais, apaisé, à sa place.
Un visage qui l'accompagna jusqu'à son éveil, pour ne laisser sur la couche de fortune qu'un vide déchirant. Son bras gauche était tendu, comme pour servir d'oreiller à un ectoplasme, et ses doigts recherchaient le contact soyeux de quelques mèches ébène. Mais il n'y avait rien, comme à chaque fois depuis deux siècles.
Thor vint étouffer un soupire contre son biceps. Les vertiges s'étaient complètement arrêtés, tout comme son irritation à être bloqué derrière ces grilles. Il avait pu tester la durabilité de ces dernières, tant vantée par l'indésirable Mobius qui l'avait observé sans un mot s'acharner contre durant une bonne demi-heure. Bien évidemment, Mjöllnir lui avait été retiré. Sans ce catalyseur, et empli de rage, il n'avait au final réussi qu'à dévaster son piètre logis et à rouvrir la fine plaie sur son thorax. Vaincu, il s'était alors allongé sur son lit et s'était laissé bercer par les spirales sombres que ses éclairs avaient gravées dans la pierre.
Bien qu'éveillé, il conserva ses paupières closes. À quoi bon de toute manière, il était bloqué ici jusqu'à ce que son frère se souvienne de son existence et daigne venir à lui. L'endroit semblait être un véritable refuge, bâti et amélioré durant des dizaines et des dizaines d'années. Connaissant Loki, il ne laisserait pas tout tomber d'un simple battement de cils juste pour lui échapper. Du moins, il espérait son cadet suffisamment intelligent pour ne pas le faire, car alors ils devraient tout recommencer : la construction d'un nouveau foyer pour son cadet et la recherche de ce dernier pour lui-même. Un cercle vicieux qui prendrait du temps - chose qu'il n'avait pas mais détail ignoré par le prince adopté.
« Tu es réveillé ? » demanda une voix, bien plus agréable à ses oreilles que l'accent monotone de Mobius. Pas pour autant celle qu'il aurait souhaité entendre.
Il conserva les paupières closes. « Qu'est-ce que cela changerait ? »
Un bref rire, comme tout ceux qu'elle lui avait adressés sur le bateau. « Je pourrais te proposer de prendre un bain ? » La proposition lui fit ouvrir un œil, et arracha un second éclat amusé à Sylvie. « Sans vouloir te vexer l'ami, tu dois sentir le rat mort.
- Je suis vexé. » Il se redressa sur sa couche pour observer la jeune femme, assise de manière décontractée, en équilibre sur les pieds arrières de cette même chaise qu'avait occupée Mobius avant sa sieste. « Pourquoi es-vous ici ?
- Pourquoi ne le serais-je pas ? » demanda-t-elle en retour avec un simple hochement d'épaules. Puis, tendant un trousseau de clefs devant elle, elle reprit : « Alors ? Qu'en dites-vous, Dieu de je-n'sais-plus-trop-quoi ? »
Il soupira, la paix apportée par ses songes déjà évaporée. Un bain ne pouvait que lui être bénéfique ; après une semaine en mer – et un peu plus dans cette geôle -, il se sentait lourd de crasse, de sel et du sang de sa plaie rouverte dans sa colère. Le pansement, autrefois fait consciencieusement par des doigts anonymes, n'était plus qu'un gâchis d'hémoglobine coagulée et de sueur.
Il se releva sans peine. La sieste avait redonné de la vigueur à ses jambes, et il en fut très heureux. Au moins, il pourrait courir après son idiot de frère s'ils devaient se croiser à un tournent de ces interminables couloirs. Mais pour l'heure…
Sylvie lui sourit en ouvrant la porte de sa cellule. Un bon bain oui. Et, avec un peu de chance, il pourrait même se détendre sous une bonne pluie d'eaux brûlantes.
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Elle était glacée. Par les Nornes, il allait les tuer !
Grelotant, il s'extirpa aussi rapidement que possible dudit bain – dans lequel il s'attendait presque à voir flotter des glaçons – pour venir s'enrouler dans deux ou trois lourdes serviettes. Thor avait toujours détesté le froid, tout Asgard le savait. Plus que n'importe qui, son frère le savait. Et s'il n'y avait pas une farce de celui-ci derrière cette torture aquatique, alors il était prêt à s'arracher lui-même un œil.
Une supposition qui se confirma presque lorsque, sortant de la salle d'eau pour rejoindre la chambre adjacente, il croisa les iris pétillants de malice de Sylvie, à moitié allongée sur le lit, les jambes pressées contre le rebord et le dos contre le matelas.
« Elle était bonne ? » osa-t-elle-même demander, et il crut faire un meurtre sur place – dommage pour cette pauvre literie qui apparaissait tellement confortable pour son corps endolori et frissonnant.
Il ne répondit pas. La tête froide – c'était le cas de le dire -, il contourna simplement le lit pour rejoindre le petit tas de vêtement qu'il supposa être préparé pour lui. Au moins une chose positive, car il ne restait plus grand-chose de sa chemise crasseuse et il était à peu près certain de ne pas vouloir se promener torse exposé par de telles températures.
Le voyant faire, Sylvie roula sur les couvertures pour se retourner sur le ventre et l'observer, son menton posé contre ses mains jointes. Il stoppa ses propres doigts sur le rebord de la serviette masquant le bas de son anatomie pour jeter un regard mauvais en direction de la jeune femme. « Comptez-vous assister à tout le spectacle ?
- Est-ce là une invitation formelle, joli cœur ? » Il fronça les sourcils ; elle rit de bon cœur. « D'accord, d'accord, je n'regarde pas » lâcha-t-elle en bougeant de nouveau pour observer le plafond. « Même si, de toi à moi, il n'y a sans doute rien là-dessous que je n'ai pas déjà vu ailleurs. » Elle attrapa un coussin pour le presser contre sa poitrine, puis commença à fredonner quelques notes dans son coin.
Ravi de voir l'ancienne timonière si obéissante – mais tout de même méfiant -, Thor se pressa donc pour enfiler les habits. Ils étaient chauds et portaient une douce senteur de feu et d'iode. Le pantalon noir épais était parfaitement ajusté à sa taille. La tunique qui l'accompagnait, d'un rouge coquelicot, était quant à elle suffisamment large d'épaules pour accueillir les siennes. Les manches tombaient sur ses poignets, le bas arrivait à mi-cuisse, et les futharks finement brodés sur les galons de soie évoquaient la chaleur et le confort. Un amoncellement de petites attentions qui piqua le cœur du Dieu Fertile ; ces vêtements avaient été préparés pour lui. Même la ceinture, qu'il enfila par-dessus sa tunique, arborait une tête de bouc – son animal totem. Du bout du doigt, il suivit en silence les traits en relief du mammifère, redessinant presque religieusement ses cornes enroulées, comme celles de ses deux valeureux destriers restés sur Asgard.
« Il a dit que tu f'rais cette tête. » La voix de Sylvie attira son attention hors des gravures pour la poser à nouveau sur elle. La jolie blonde avait encore bougé, à présent assise en tailleur au milieu des draps, un sourire énigmatique peint sur les lèvres. « Il a dit que tu aurais froid, et que tu serais grognon. Alors il a fait préparer ça pour toi. »
Une boule grimpa soudainement dans sa gorge à l'entente de ces mots. Sa prise se resserra d'elle-même sur la boucle sculptée. « J'aime le rouge » repensa-t-il - sa couleur. « Chaleur » et « confort » disaient les runes.
D'une roulade gracieuse, Sylvie s'extirpa du lit pour bondir à ses côtés. Elle se pencha ensuite pour attraper une paire de bottes fourrées qu'elle lui tendit en demandant, d'une voix partagée entre inquiétude et amusement : « Je compte sur toi pour ne pas lui dire, d'accord ? » Elle rit. « Ou il serait capable de me punir une année de plus. Et toi, de te renvoyer nu dans les geôles. » Et il rit à son tour. Oui, Loki en serait capable.
Et, étrangement, cela faisait du bien. Pour la première fois. Depuis trop longtemps.
« Allez, Monsieur le Champion de je-sais-pas qui, finis de te préparer, Mobby nous attend. Et, crois-moi » ajouta-t-elle en rejoignant déjà la porte, « vaut mieux ne pas l'faire trop attendre. »
Notes de l'auteur
Hellow mes ptits agneaux, le chapitre 4 est enfin de sortie ! Quelques révélations dans ce quatrième chapitre, le mystère s'épaissit, et notre héros court toujours après son frère. J'espère que vous prenez autant de plaisir à le voir patouner que moi XD
Note 1 : Ce cher Mobius est directement inspiré du personnage éponyme de la série Loki. Notez tout de même que ce personnage existe dans les comics et que son nom complet est Mobius M Mobius (facile à se rappeler).
Note 2 : D'après la mythologie nordique, Frigga se réfugie parfois dans la haute tour de son manoir pour tisser des nuages. Un passe-temps comme un autre qui est évoqué au début de ce chapitre. Hlidskjalf désigne, lui, à la fois le trône d'Odin et la salle dans laquelle il se trouve.
Note 3 : Dans le MCU, Hela est dépeinte comme la demi-soeur de Thor, mais dans la mythologie nordique - où elle répond au nom de Hel -, elle est la fille de Loki. Elle représente alors l'état entre la vie et la mort avec une partie de son visage d'une grande beauté, et l'autre partie plongée dans la brume de la mort ou dépeinte squelettique. J'ai donc fait ici un subtil mélange entre ces deux personnages pour créer le mien ;)
Note 4 : Le mot futhark désigne les runes employées dans la culture Viking.
Merci d'avoir lu ! À la revoyure !
Chu
