Chapitre 5

Bror


Immense, plus qu'il ne l'avait imaginé lorsqu'il avait franchi les grandes portes du manoir quelques jours plus tôt. En dehors des geôles, où la pierre prédominait pour geler les prisonniers sur place, le reste de la demeure était construit dans ce même bois sombre gravé de multiples runes protectrices. De lourds rideaux drapaient chaque rebord de fenêtre, un feu accueillant brulait dans l'âtre des nombreuses pièces de vie, des rires et de la musique résonnaient aux quatre coins, et ils croisèrent tant de monde en chemin que Thor fut certain d'en avoir enregistré aucun. Un peu penaud dans cet univers d'un coup beaucoup trop grand pour lui, il se contentait de suivre Sylvie là où elle semblait sûre d'aller. Ils passèrent par les cuisines où elle lui offrit quelques lanières de viande séchée et une miche de pain encore chaude, dont le simple contact sur sa langue raviva la faim de trois jours complètement oubliée par les différentes vagues émotionnelles.

« Mère ? » osa-t-il relever entre deux bouchés, alors qu'elle débattait seule sur l'organisation du manoir, penchée de l'autre côté du comptoir.

« Adoptée » répondit-elle avec son sourire mutin habituel, « mais cela ne change rien, pas vrai ? » Il ne nia pas, et acheva son repas, muet, pour laisser la place au flot de paroles de sa guide autoproclamée.

Ils gagnèrent ensuite l'étage par un grand escalier aux lattes grinçantes sous leurs bottes, traversèrent un long couloir aux multiples portes, bifurquèrent à gauche, puis deux fois à droite – il tentait de prendre note au cas où la jeune femme oserait une nouvelle farce -, avant de finalement se stopper devant deux grandes portes plus larges et hautes que les précédentes. Les mille branches et racines torsadées d'un frêne serpentaient sur le bois pour rejoindre un tronc droit et épais ; Thor dut se retenir d'offrir une révérence à l'image de l'Arbre Monde. Heureusement, Sylvie brisa bien vite sa silhouette en ouvrant l'une des deux portes afin de s'infiltrer à l'intérieur. Il la suivit sans un mot et retint le panneau pour le refermer en silence derrière lui. Ses yeux, quant à eux, avaient déjà attaqué la contemplation du nouveau lieu.

Une bibliothèque, immense et sans fin, qui lui donna aussitôt la sensation de n'être qu'une risible fourmi égarée. Des mètres et des mètres d'étagère se succédaient, à la fois en longueur et en hauteur, sans que le moindre trou ne soit permis entre chaque volume. Parmi le brun prédominant du vélin, des dos bleu roi, écarlates ou émeraude apportaient des touches de couleur harmonieuses, assorties aux vitraux qui permettaient l'entrée d'une lueur feutrée dans la salle. Des tables d'étude et des fauteuils étaient disséminés entre les étagères, de longues échelles s'agrippaient à ces dernières pour permettre l'accès aux ouvrages hauts perchés, et trois escaliers en colimaçon rejoignaient les étages supérieurs.

Une bibliothèque vertigineuse, où les odeurs d'encre et de vieux parchemin s'entrelaçaient pour reconstituer ce même parfum qui emplissait autrefois l'étude de sa mère, l'une des cachettes préférées de son jeune frère. Car, s'il y avait bien une chose que Loki adorait plus que les farces, c'était la connaissance. Une chose qui, visiblement, n'avait pas changé. Et qui le rassura de manière inconsciente. En près de deux siècles, il s'était attendu à bien des changements – après tout, Loki était le métamorphe le plus doué de sa génération -, mais il avait espéré, secrètement, retrouver le petit frère de son enfance. Cet être qui lui avait un matin arraché le cœur d'un simple babillement.

« Et s'il refuse ? » murmura le souvenir d'Hela dans un coin de son esprit, l'inquiétude de sa sœur, entièrement dirigée vers lui, rendant son ton plus grave. Car elle savait, se doutait. « S'il ne veut pas revenir ? »

Thor embrassa à nouveau du regard la bibliothèque dans son ensemble.

Alors, il comprendrait. De ce qu'il avait pu voir depuis son arrivée à Lamentis, tout ici respirait le foyer parfait pour accueillir son jeune frère : la température basse, le calme reposant embelli par de la joie, de nombreuses cachettes possibles, et une source improbable de savoir. Tout était parfait.

« Viens avec moi » supplia une voix dans sa mémoire. « Ne revenons jamais. »

Il ferma les paupières pour la faire taire, empêcher l'amertume de ses erreurs passées de remonter le long de son œsophage. Il devait être concentré. Rester concentré.

« Sig ! » Hélas, sa concentration fut perturber dès les dix premières secondes par une exclamation non loin de là. Il eut à peine le temps de rouvrir les yeux que deux bras vinrent l'étreindre. « Sig, mon Dieu, tu- Enfin non, pas mon Dieu. Tu es un Dieu - à priori - mais là, c'est une expression et- Bon sang, j'ai eu si peur l'ami ! » Les mots se superposaient pour s'embrouiller, se perdre, à mesure que l'accolade se resserrait autour de son cou.

Par-dessus l'épaule de son potentiel assassin par asphyxie – le bougre avait réellement pris du muscle en quinze ans ! -, Thor aperçut le second garçon du duo inséparable qu'ils avaient formé autrefois. Car là où James s'emportait, il y avait toujours eu un Steven pour tempérer. Le garçon – non - l'homme blond les observait avec un sourire rassuré et attendri, de ce genre d'émotion attendue d'un père fier des prouesses de ses enfants. Une expression bien étrange sur son visage, car il était encore difficile à envisager pour l'Ase que ses anciens partenaires avaient dépassé la trentaine d'années – une bonne part de vie pour un Midgardien. Une simple pensée qui lui suffit d'ailleurs à rendre l'accolade au brun qui, en réponse, rit de bon cœur.

« Mon pauvre » reprit ce dernier lorsque l'étreinte fut achevée, en conservant néanmoins une main sur son épaule comme pour se stabiliser, « on peut dire que le Maître n'y a pas été de main morte avec toi. » James grimaça. « Heureusement, il ne rate jamais son coup.

- Une sollicitude qui ne fait pas l'unanimité de tous mes organes » maugréa le prince en portant malgré lui une main au bandage encore en place sous sa tunique. Une seule entaille, à peine plus large que la lame utilisée pour la faire, qui avait suffi à atteindre son foie. Heureusement, comme disait le Midgardien, il fallait bien plus pour abattre un Ase.

« Il faut la pardonner » intervint Steven en donnant un faible coup de livre contre son épaule libre. « L'ambiance n'est pas au beau fixe en ce moment et-

- Le Maître ? » Il tiqua sur les paroles du brun, coupant court à celles du second. « Vous travaillez pour mon frère ? » demanda-t-il alors, les sourcils froncés d'incompréhension.

« Pour ta gouverne, l'ami, nous ignorions qu'il était ton frère. » James posa son avant-bras contre sa clavicule pour prendre appui. « Nous ignorions même que tu avais un frère. Tu étais toujours si secret, si mystérieux. La preuve, on pensait même que tu étais Grecque. » Thor haussa un sourcil à ces mots. « Enfin peu importe, c'est une assez longue histoire e-

- Et nous n'avons pas le temps pour. » interrompit une nouvelle voix à l'accent monotone qui donna envie au Dieu de perdre ses yeux dans le plafond.

Comme pris en flagrant délit, James se recula d'un bond de sa personne pour mettre de la distance entre eux, ce qui lui laissa tout le champ libre pour observer la silhouette de l'intendant descendre d'un pas lent les marches de l'escalier. Comme s'il était né pour ne descendre que des escaliers à une allure désinvolte. « Mobius » le salua-t-il avec une joie si fausse qu'elle arracha un sourire à Sylvie, debout en bas des marches.

Il n'avait pas prêté attention à son départ, trop distrait par l'environnement, puis par ses compagnons de longue date. À priori, la jeune femme était entre-temps partie chercher le trésorier-conseiller-machin-chouette dont le carnet et le monocle, si viscéralement attaché à sa pommette, ne lui avait manqué pour rien au monde. Ce type était irritable. Pourquoi ? Thor lui-même l'ignorait, mais il faisait confiance à son intuition. De sûr, le Ragnarök se préparait dans les iris orageux de cet homme.

« Sir Thor. » L'accent tinta d'une note plus amicale qu'à son réveil dans les geôles. Une forme de politesse supposa-t-il, puisque cet homme en semblait drapé de la tête aux pieds. Tendant la main vers le haut de l'escalier qu'il n'avait qu'à moitié descendu, il ajouta : « Permettez ? »

Il le permit sans mot dire – ou maudire. Tant qu'on lui offrait enfin ce qu'il demandait depuis son arrivée à Lamentis, il était prêt à emprunter n'importe quelle porte, n'importe quel escalier, n'importe quelle main tendue. Pour avoir enfin la chance de discuter avec Loki.

Car, évidemment, cet idiot ne se donnerait jamais la peine de venir de sa propre volonté, en personne jusqu'à lui.

Que représentaient une trentaine de marche face à cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et seize jours d'attente ?

« Tvi, tvi, joli cœur » lui offrit Sylvie avec un sourire lorsqu'il la dépassa. Plus loin, les deux garçons devenus adultes lui envoyèrent des encouragements silencieux. Mobius, quant à lui, avait rebroussé chemin sans l'attendre, déjà replongé dans son carnet tout en conservant un œil sur sa montre à gousset.

L'étage supérieur était en tout point identique au précédent, seules la répartition colorée des ouvrages et les silhouettes dessinées par les vitraux changeaient. L'étage encore au-dessus en revanche était beaucoup plus ouvert et lumineux. Les étagères se faisaient plus rares, alourdies par des volumes plus denses et des parchemins à la fragilité visuelle. L'endroit était désert, et aucun bruit autre que le trottinement de la montre tenue entre les doigts gantés ne dérangeait le sommeil des mots. Un son à rendre dingue l'Ase, car il lui rappelait indéniablement ce qui lui manquait.

Et ce que tout le monde en Lamentis semblait heureux de lui faire perdre. Du temps.

« Je ne vous aime pas. » Il laissa sa frustration s'exprimer au travers de ses lèvres, pour rompre ce silence trop pesant.

Des paroles qui lui valurent à peine un regard par-dessus l'épaule élégante. Mais qui eurent au moins le privilège de recevoir une réponse : « Et j'en suis le premier attristé, croyez-le. » Mobius rangea enfin son maudit carnet dans la poche de son veston et retourna son attention devant lui. « Même si je pourrais prendre cela comme un privilège de votre part. De ce qu'on dit, rares sont ceux que vous ne portez pas dans votre cœur.

- Car rares sont ceux encore en vie pour s'en vanter.

- Décidément » rit l'intendant, « vous me flattez.

- Mobius. » Sa patience atteignait ses limites. « Où est mon frère ?

- À l'heure actuelle, Sir Loptr se trouve dans son étude.

- Là où vous me menez. » Ce n'était ni une question, ni un ordre, ni même une requête. Juste une suite de mots logique engendrée par sa fatigue mentale, par cet espoir toujours brûlant malgré les nombreuses tempêtes traversées.

« Oui. » Bien que monotone, la réponse de l'intendant parvint à lui arracher un sourire.

Très vite dévoré par le souvenir de leur dernière retrouvaille. « Pas de dague cette fois ? »

Mobius rit face à son interrogation. « Je ne peux hélas rien vous promettre. À ma connaissance néanmoins, aucune imbibée de poison. L'odeur altère celle des grimoires. Un crime que votre frère ne permettrait jamais. »

Bon, c'était au moins cela de pris. Si un coup lui était porté, alors il n'aurait qu'à tordre le poignet coupable, pousser son propriétaire contre le mur le plus proche et user de son corps pour bloquer celui plus svelte de son cadet. Comme lorsqu'ils étaient enfants et que Loki refusait d'écouter ses excuses. Comme lorsqu'ils étaient adolescents et que les jeux du plus jeune allaient trop loin. Comme lorsqu'ils furent plus matures et qu'il fallut une nuit entière à Thor pour retirer de cette opiniâtre tête qu'il était loin d'être le monstre qu'il croyait être.

Loki avait la rapidité, la ruse et l'agilité de son côté ; Thor pouvait toujours compter sur ses muscles et la sous-estime que son frère lui octroyait. Car, des deux, le Dieu de la Foudre avait toujours été celui qui connaissait le mieux les limites de la Malice.

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L'image de Loki tirée de son enfance le présentait chétif, aux traits délicats et encore incertains plongés dans un ouvrage aussi haut que son torse. Assis sur un banc près d'une baie vitrée, qui offrait toutes les beautés qu'Asgard avait à offrir, le garçon à peine âgé de raison n'en avait que pour les lettres tracées sur les pages d'histoire. Des pages qu'il tournait depuis des jours, et dont son aîné, assis par terre contre l'assise, la tête penchée vers l'arrière pour reposer contre sa cuisse, ne voyait pas la fin. Pourquoi ne lisait-il pas directement le dernier paragraphe ? Quel plaisir y avait-il à décortiquer les moindres détails d'une bataille dont le dénouement était connu de toute la cité ? Bien évidemment que les Asgardiens gagnaient à la fin ! À quel genre de rebondissement s'attendait-il au recoin d'une virgule ou d'un point ?

Thor voulait jouer avec son petit frère. Des jours qu'il suppliait sa compagnie. Leur récente dispute les avait séparés trop d'heures et, depuis, les sourires du cadet à son encontre étaient plus rares, moins lumineux. Pardonné, mais pas entièrement. Il savait la rancune de Loki tenace, plus vile que les crocs d'un serpent, plus affamée que ceux d'un loup. Il ne sifflait pas sa rancune, n'aboyait pas sa colère ; il gardait simplement le silence, excusé par les pages dans lesquelles il se plongeait.

« Lo-kiii ! » appela-t-il ; son désespoir allongea la seconde voyelle d'une manière pathétique. De son point d'observation, il aperçut alors, timide mais bien réel, le faible éclat de satisfaction étirer à peine les lèvres de son frère. Ah, tenait-il quelque chose ? « J't'en priiiie » retenta-t-il alors.

Cette fois, le vert fraternel quitta une fraction de seconde les détestables pattes de mouche pour frôler son bleu oculaire, avant de disparaître à nouveau dans les épiques et ennuyeuses batailles rédigées. Par les Nornes, ce petit vaurien jubilait de son malheur ! Thor gonfla ses joues dans un geste absolument peu princier, mais qui eut le don d'arracher un gloussement aux lèvres pâles de la Malice.

Soit.

Se relevant d'un bon, Thor apposa une main sur chacune des couvertures, avant de les refermer dans un bruit sourd. Son frère émit une exclamation désapprobatrice, mais il en avait cure. Les excuses, il les avait déjà faites. Les remontrances de sa mère, il les avait déjà subies. Son tour était venu, sa récompense devait être donnée. Un peu de temps, juste un peu. Pour retrouver l'adoration dans ses perles verdoyantes et les sourires destinés rien qu'à lui. Car Loki était son frère, à lui, et rien qu'à lui – à cette époque où le partage était une notion encore trop difficile à comprendre, même si la comprendre n'avait rien changé par la suite.

L'ouvrage fut poussé sur le côté, avec une rudesse contrôlée – évidemment, sinon cela n'aurait fait qu'aggraver sa situation. Alors, comme espéré, il cueillit toute l'attention de son frère. Sa moue était boudeuse, faussement le devinait-il. Car si Loki détestait être interrompu dans une lecture nouvelle, Thor savait qu'il en était déjà à sa deuxième relecture de ce volume. La fin était déjà connue, et les détails enregistrés dans sa petite tête trop pensante.

Toujours debout sur ses jambes, un peu maladroites des soudains centimètres acquis ces dernières semaines mais solides - toujours pour jouer -, le futur roi d'Asgard tendit sa main en direction du métamorphe en devenir. « S'il te plaît » ajouta-t-il d'une voix suppliante, lorsque son interlocuteur, enfin décidé, accorda une pointe d'intérêt à ses doigts. Et dire que sa mère lui répétait sans cesse qu'il n'était pas patient !

Calculateur, malicieux, rancunier, et adorable. Tellement adorable. Loki était sans nul doute le meilleur instructeur des Neuf Royaumes pour apprendre la patience.

Qui faisait mine d'enfin céder en levant les yeux au ciel, lorsque ses lèvres indiquaient une pensée tout autre. Un goût de victoire que Thor était prêt à lui offrir, pour une simple heure de jeu ensemble.

Car « Une heure » avertit le plus jeune en prenant sa main.

« Une heure » répéta-t-il en l'aidant à se relever à son tour. Heureusement, il avait toujours su soutirer davantage de temps au sablier lui étant alloué.

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La porte menant à l'étude privée était camouflée dans la pénombre d'une large étagère tout aussi lourde d'ouvrage que ses semblables. Thor aurait bien eu du mal à la repérer si l'intendant ne s'était pas dirigé dans sa direction. Il devait sans nul doute s'agir du coin le plus tranquille de l'immense bibliothèque, même si l'étage tout entier était désert. Lorsque Mobius ouvrit le panneau de bois, il s'effaça aussitôt sur le côté pour lui permettre d'avancer en premier dans le petit salon aménagé. Contrairement aux autres salles, aucun feu ne brûlait dans l'âtre ; l'atmosphère était aussi frigorifiant qu'à l'extérieur, ce qui permit à l'Æsir de tester l'épaisseur de sa tunique. Ici aussi, de nombreux livres se partageaient les différentes étagères. Certains étaient ouverts sur un bureau, d'autres sur la table basse entourée par quatre fauteuils au velours vert émeraude. Un immense tapis s'étendait entre les deux, recouvrant le parquet en grande partie. Et, allongé en plein milieu, dormait un loup à la robe nocturne. Vu ainsi, l'animal mesurait au moins deux mètres de haut ; ses pattes, larges et robustes, auraient sans aucune peine pu déraciner un chêne d'un seul coup, et sa gueule faire une seule bouchée d'un Midgardien en pleine forme.

Lorsqu'il fit un pas en avant dans le salon, l'une des paupières s'ouvrit avec lenteur sur un œil cramoisi fendu, qui l'étudia avec minutie et un éclat d'intelligence. Puis le loup la referma, n'émettant qu'un simple grondement préventif avant de retourner à sa sieste.

« Un ami fidèle ; il ne te fera aucun mal. »

Thor détourna son attention en direction des grandes baies vitrées. Elles offraient une vue imprenable sur les eaux du fjord, avec en arrière-plan le vert des pins et le blanc des hauteurs enneigées. Une fine pluie de flocons tombait sur Lamentis, telles des larmes gelées. Un tableau parfait sur lequel contrastait une silhouette qu'il désespérait presque de rencontrer de nouveau.

Une tunique longue fendue sur le devant, aussi verdoyante que ses yeux, dont les manches fluides masquaient ses paumes et dont l'ouverture laissait apercevoir le pantalon noir serré en dessous. Une large ceinture en cuir était lacée sous sa poitrine féminine, et des perles d'or venaient orner ses cheveux finement tressés pour former un demi-chignon sur le haut de son crâne. Les boucles ébène laissées libres lui arrivaient à peine plus bas que les épaules ; elles avaient poussé depuis leur séparation deux siècles plus tôt.

Une chose qui n'avait pas changé en revanche était le saphir suspendu à son cou, enveloppé de fines branches d'or pour l'attacher à sa chaîne. Le cœur du Tesseract, posé là par les mains du Champion d'Asgard, et qui avait permis la fuite du plus jeune des princes. Sa lueur était plus vive que celle du reliquat porté par Sylvie ; elle pulsait par intermittence, comme un cœur somnolent. « Pas certain de la couleur » marmonna la voix fraternelle dans le souvenir de son évasion. Ils avaient été pressés, et le Dieu Malin avait, comme à son habitude, tentait de camoufler ses émotions derrière une couche épaisse de sarcasme. Les doigts tremblants autour des siens, les yeux luisants de peur et d'incompréhension, les lèvres tirées dans un sourire forcé. Pour le rassurer lui.

« Ne m'en veut pas si je te déteste. »

D'un bruit étouffé, Loki referma l'épais volume qu'il tenait entre ses mains. Geste qui mit fin à la pensée fugace de son aîné. Ressasser le passé ne servait à rien, comme lui répétait souvent son ami Fandral.

Thor fit un second pas dans l'atelier, un œil posé sur le loup assoupi. « Aussi inoffensif que mon frère, je présume ? » répliqua-t-il sur les paroles précédentes.

Les lèvres mutines s'étirèrent aussitôt en un sourire qui leva ses pommettes saillantes, mais n'atteignit jamais son regard. Comme bien souvent, un simple sourire de connivence. « Plutôt rancunier » chantonna sa voix, partagée entre ses deux sexes.

« Tu l'as toujours été pour bien moins qu'un coup de poignard dans le foie. »

Loki fit une moue songeuse, avant d'avouer l'euphémisme fait d'un simple haussement d'épaules. « Je présume que tu es en droit. » Il bougea, à peine pour déposer l'ouvrage sur le rebord de fenêtre et s'adosser contre cette dernière, bras croisés sur son torse.

« Trop aimable de ta part. Ta sollicitude me touche droit au cœur. » Il retint un soupir au bord de ses lèvres. « Peu importe. Des embrassades classiques auraient été plus étonnantes venant de ta part.

- J'étais surpris. » Le métamorphe tenta de se défendre. « Et agacé.

- Hm. » L'Ase blond fit un nouveau pas en avant. « Une évidence de poignarder son frère dans ce cas. »

Le plus jeune leva les yeux au ciel, son sourire terni par un subtil voile d'agacement. Dommage pour lui, il commençait à peine. Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et seize jours. Peut-être que oui, finalement, Thor aussi était rancunier quand il le voulait. Même si, pour chaque seconde écoulée, il devait se retenir de ne pas combler les mètres le séparant encore de son cadet ; le besoin de le serrer – de le sentir, vivant – grandissait peu à peu dans sa poitrine. C'était difficile, douloureux, mais il tenait. La patience, Loki lui avait enseigné la patience. Un loup ne s'apprivoisait pas en un claquement de talons.

« Je t'ai trouvé Loki.

- Oh. Attends-tu de moi que je célèbre cette prouesse ? »

Il ignora son sarcasme. « Je t'ai trouvé, et je ne repartirai pas sans toi. »

Le sourire du fils adopté acheva de se faner. Sur sa gauche, il entendit le loup grogner ; il ne lui accorda aucune attention, enfin prêt à affronter le regard verdoyant. Des moirures dorées dansaient autour de ses pupilles, rappelant les rayons solaires coulant sur les branches des pommiers d'Idunn. Enfant, Thor s'était autopersuadé que chacun de ces éclats renfermait l'un des plus grands secrets de son petit frère, et il s'était alors juré de les déchiffrer un par un. Sans jamais se lasser. Car il ne s'était jamais lassé de jouer avec lui. Jusqu'à ce jour, jusqu'à cette partie de cache-cache longue de près de deux siècles. Il se rappelait encore trop bien ce soir-là, où il avait enfilé la pierre cérulée autour du cou blanc, avant de compter dans un coin mental et laisser les minutes défilées l'éloigner de lui. « Viens avec moi » ; il avait refusé. Avant de le regretter un milliard de fois la seconde d'après.

Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et seize jours. Il n'avait jamais cessé de compter.

« Dans ce cas » reprit Loki après un long silence, « nous ferions mieux de te faire préparer une chambre. »

Un énième pas en avant. « Pourrais-je rester ? »

Le métamorphe demeurait immobile. « Peux-tu rester ? » reformula-t-il. Si subtile, tellement bien joué. Car Thor connaissait déjà la réponse.

« N'oubliez pas cependant », le grésillement des grains temporels dans le sablier agressa son âme, « il vous faudra bientôt rentrer afin d'accomplir votre rôle. » Il n'oubliait pas. Mais tant que son frère ignorait cet accord passé avec leur père, il n'avait pas à l'avouer à voix haute. Ce frère qu'il avait refusé de suivre, pour mieux lui permettre de revenir, tout en repoussant l'idée même qu'il ne souhaiterait peut-être pas revenir. Ce frère qu'il avait si désespérément cherché au travers des Neuf Royaumes, avançant à tâtons sur les branches d'Yggdrasil tel un funambule incapable de reculer. Ce frère debout face à lui, pour la première fois depuis si longtemps.

Pouvait-il rester ? Non.

Un soupir déchira l'air. Les talons de Loki claquèrent sur le parquet lorsqu'il se redressa pour se retourner et observer le paysage au travers de la vitre. « Enfin, peu importe. Il n'y aura peut-être bientôt plus d'endroit où rester de toute manière. » Le prince blond fronça les sourcils à l'écoute de cet aveu. Pour une fois peu avare, son cadet lui offrit les explications sans attendre sa demande : « Le fjord abrite un serpent marin un peu plus grand que la normale. Sa mue est assez chaotique et le rend très irritable. Si l'envie lui prenait, il pourrait submerger tout Lamentis d'un simple coup de queue. »

Un peu plus grand que la normale ? Quelle était la norme pour un serpent marin si « un peu plus grand » lui offrait la possibilité de noyer tout un village ? Et à quel point l'euphémisme lui-même était grand ?

Mais ces questions pouvaient attendre, car Thor sentait déjà la suite arriver. « Tu as besoin de mon aide » il devina à voix haute. Ce n'était pas une question.

Le plus jeune ne répondit pas, le regard verrouillé sur le mouvement des drakkars en contrebas. Ses bras et son visage étaient scellés ; de manière habituelle, il ne l'avouerait pas.

Réduisant encore un peu la distance les séparant, le Champion d'Asgard reprit alors à sa place : « Tu as besoin de moi. » « Il a besoin de moi » n'avait-il eu de cesse de répéter à quiconque tentait de le retenir, de le persuader de ne pas se lancer dans cette quête folle. « Tu as besoin de moi et tu oses encore te montrer bougon à mon égard ?

- Nous aurions dû préparer des banderoles, ton ego l'aurait peut-être mieux accepté.

- Loki » souffla-t-il en avançant encore. Il n'était plus qu'à un bras tendu de son frère dont l'attention persistait à lui être refusée. « Je t'en prie. » Pourquoi était-ce toujours lui qui suppliait ? Mais il pouvait la voir au travers de son expression reflétée, l'éclat d'inquiétude qui fleurissait au fond de son regard. Inquiet pour son foyer ? Inquiet pour toutes ces personnes ?

Thor sentit son cœur se serrer à sa prochaine pensée : inquiet de le voir le rejeter une nouvelle fois ?

Ses bottes butèrent près de celles du plus jeune. « Eh », il leva une main, « si c'est important pour toi, alors ça l'est pour moi aussi. » Enfin, il retrouva le vert enchanteur qui fixa son regard. Une odeur familière d'ozone chatouilla ses narines ; les sifflements du seidr chantèrent à son oreille. Sans prudence, il approcha ses doigts de la joue malicieuse. La dernière fois qu'il s'était tenu aussi proche de lui, il s'était retrouvé avec une dague enfoncée dans le torse. La fois d'avant, deux siècles plus tôt, son pas en arrière avait été mille fois plus douloureux que le coup assigné par déception. Pour lui, comme pour Loki. Il n'était pas bon, pour l'un comme l'autre, de rester trop éloigné ; mais être si proche avait toujours eu un goût de risque. Comme une dague.

« Mais lorsqu'on peut enfin s'en emparer… » Ses doigts se stoppèrent à deux millimètres de la joue convoitée. L'odeur d'ozone était trop forte, le seidr beaucoup trop bruyant. Loki beaucoup trop calme.

Un soupire. « Si tu as tant besoin de mon aide », il abandonna l'image de son frère pour se retourner en direction du bureau, « pourquoi ne pas me le demander directement ? »

Un rire, reconnaissable entre mille. La seconde suivante, l'illusion s'effaça dans son dos pour révéler la véritable silhouette de son frère, assis à son bureau, le nez dans ce même ouvrage qu'il avait semblé lire près de la fenêtre. Le loup aussi avait bougé, allongé aux pieds du Dieu Malin, sa longue queue enroulée autour du bureau. « Parce que tu as toujours détesté me voir le nez dans un ouvrage » lui adressèrent deux prunelles par-dessus les feuilles du vieux grimoire. Et bon sang qu'il le détestait.

Loki avait toujours été ainsi : à bonne distance ou à bout portant. Comme une dague.

« Sans vouloir vous interrompre », Mobius rejoignit le côté gauche du métamorphe en consultant les aiguilles sur sa montre, « je crains que nous ne devions remettre vos réjouissances à plus tard.

- Bien. » Pour la seconde fois - mais cette fois-ci pour de vrai -, Loki referma l'ouvrage si passionnant qu'il n'avait pu quitter pour accueillir son frère en vrai – après cent quatre-vingt-sept foutues années ! – et se leva de son fauteuil en offrant une caresse au crâne lupin. Son vert oculaire chercha ensuite le bleu de ses yeux, le trouvant avec aisance comme à chaque fois et, le sourire de retour sur les lèvres, il lui demanda : « Prêt à rejouer à hjelp ? »

Thor inspira longuement, avant de maintenir son souffle. Devait-il soupirer ou s'esclaffer ? De dépits ou de joie à l'idée de ce vieux jeu puéril ? Il ne savait pas trop ; sa bouche trancha pour un bruit chimérique résumant assez bien sa situation : perdu. Comme l'attente camouflée dans les traits de son frère. Non, il ne méritait pas son aide. Mais, Nornes !, il n'avait jamais pu refuser une partie à son jeune frère. Et puis, la proposition était bien plus tentante qu'un coup de poignard en plein estomac.

Alors il accepta.

En faisant taire la voix au fond de lui qui regrettait déjà son choix.


Notes de l'auteur

Hellow mes p'tits loulous ! Le nouveau chapitre est enfin de sortie avec, pour une fois, une vraie discussion entre les deux frères. Comme vous l'aurez peut-être compris, de l'action nous attend dans les prochains chapitres, mais pour ça, va falloir encore un peu patienter ;)

Note 1 : Plusieurs mots sont empruntés au Norvégien dans ce chapitre : pour rappel, « Tvi, tvi ! » est un équivalent de « Bonne chance » ; « Brorr » signifie « frère » ; et « Hjelp » signifie « À l'aide ». Ce dernier point qui directement écho à la stratégie employée par Thor et Loki dans le troisième film dans la scène de l'ascenseur.

Note 2 : Pour continuer dans les références, celle de la dague provient directement du discours de Loki dans l'épisode 3 de sa série. D'ailleurs, la citation « Mais lorsqu'on peut enfin s'en emparer » est tirée de cet épisode, de même que « à bonne distance ou à bout portant ».

Note 3 : Pour ceux qui n'auraient pas connaissance de ce point, le Tesseract, ou cube cosmique, est l'artefact dans lequel est enfermée la Pierre de l'Espace qui a le pouvoir, comme son nom l'indique, de voyager spatialement. Il était conservé dans la salle aux trésors d'Asgard, et est dérobé dans le MCU par Loki à plusieurs reprises.

Note 4 : Loptr est un autre nom employé pour parler du dieu Loki. Et Idunn, pour rappel, est la Déesse de l'Immortalité qui distribue des pommes capables de rajeunir ceux qui les mangent.

Merci beaucoup d'avoir lu ! À la revoyure !

Chu