Chapitre 6

Hjelp


Il le regrettait déjà.

Appuyé avec nonchalance sur le rebord du bateau « emprunté sans permission » par Sylvie et ses mutins, Thor observait d'un œil grognon l'agitation en contrebas. Encore à quai, le Revenger – comme il fut apparemment rebaptisé – patientait les dernières préparatives. Un grand nombre de barils à poudre et de boulets de canon était amené sur le pont, si bien que Thor n'était plus certain d'avoir compris la requête de son frère : allaient-ils aider un serpent à muer, ou bien préparer ses funérailles vikings ? Il s'était néanmoins attendu à de la difficulté : Loki n'aurait pas demandé son aide si la situation ne l'avait pas désespérément exigée. Une demande demeurée informulée, malgré ses multiples tentatives, sur la fin insistantes. Encore une chose qui n'avait pas changé.

Thor s'était aussi attendu à des renforts. Si leur présence ne faisait que conforter son mauvais pressentiment quant à l'euphémisme de son frère face à la situation future – « un peu plus grand que la normale » il avait dit -, le Dieu doré était bien content de retrouver quelques visages familiers dans le lot de marins. À commencer par ses deux anciens compagnons de galère. Steven se tenait à la barre, le torse bombé de fierté alors qu'ils n'avaient pas encore pris la mer. Assis sur un tonneau à ses côtés, James nettoyait avec amour la lame d'une longue épée tout en discutant avec un autre matelot. Sur le pont, le quartier maître – présenté un peu plus tôt par Sylvie sous le nom d'Alioth – dirigeait les hommes de sa voix portante. C'était un être à la peau basanée et aux iris d'un gris froid. Taillé comme un roc, le crâne rasé sur les côtés pour ne laisser qu'un demi-chignon noir sur le sommet, il semblait indifférent à la basse température environnante soufflant au travers de sa chemise légère. L'Æsir ignorait à quelle espèce il pouvait appartenir, et il s'en fichait, mais une chose était certaine : cet Alioth n'était pas humain.

Tout comme le petit groupe littéralement sorti des berges un quart d'heure plus tôt, à présent étalé le long du quai, dans l'ombre du Revenger.

Tous similaires ; leur peau présentait une coloration inhabituellement bleue – deux teintes plus claires que celles des Jötnar, pareille à un filet de givre à peine déposé sur leur épiderme -, à peine dissimulée sous des armures en cuir fin minimalistes. Leurs pieds étaient nus, leur bras droit armé d'une lance décorée de corail, et le gauche protégé derrière une carapace de tortue vidée. Certains arboraient des parures de perles et de coquillages autour des articulations ; d'autres avaient coiffé leur haut chignon sombre de plumes exotiques. Mais rien n'était plus intrigant dans leur silhouette que le masque fixé sur chacun de leurs visages, sorte de coupelle remplie d'eau couvrant nez et bouche. La voix qui en sortait était étouffée, et la plupart communiquaient entre eux par des claquements de langue et des sifflements bulleux.

Des hommes poissons. Une armée d'hommes poissons.

« Ce sont des Talokanils » expliqua Sylvie, appuyée sur sa gauche. « Ils sont venus aider pour apaiser Jög. De ce que j'ai compris, leur chant est plutôt efficace pour ça.

- Des sirènes. » Il repensa à la comparaison faite par Hector une semaine plus tôt pour désigner la demoiselle. Le pauvre homme aurait sans nul doute fait une attaque en voyant tous ces soldats aquatiques dressés devant le bateau qu'ils avaient habité le temps d'un court voyage. Ou peut-être n'aurait-il cessé de crier des « Je l'savais ! » bruyant en pointant un à un les étrangers.

Sylvie haussa les épaules. « En quelque sorte. Eh ! » Elle pointa du doigt, « tu vois l'homme là-bas ? »

Thor retint une grimace ; comment aurait-il pu faire autrement ?

Ledit homme prêtait compagnie à son frère, tous deux côte à côte face à l'expression figée de Mobius et à une femme poisson qui parlait dans une révérence sincère. Des muscles saillants dorés par le soleil, une barbe parfaitement taillée, le crâne enfermé dans une tête de serpent aux yeux incrustés de saphir et coiffée de longues plumes turquoise, des épaulettes sculptées dans l'or, un pagne assorti et, plus remarquable, une petite paire d'ailes blanches vissées sur chacune de ses chevilles. Un bel homme en somme, qui aurait pu arracher bon nombre de cœurs Asgardiens ; dont le regard sombre tombait trop fréquemment sur le visage pâle de son frère, plus petit à son côté.

« C'est Ch'ah Tôh Almehen » poursuivit Sylvie, faisant de son mieux pour ne pas écorcher le prénom étranger. « Le chef des Talokanils. Leur K'uk'ulkan comme ils l'appellent. » Mais le Dieu foudroyant ne l'écoutait que d'une oreille, les sourcils froncés face aux sourires échangés entre les deux dirigeants. Trop amicaux pour n'être qu'une forme de politesse.

Quel idiot. Son jeune frère était bien trop idiot pour ne pas se rendre compte.

« Es-tu en train de me dire que je vais devoir travailler avec ces hommes poissons et leur coucou suprême ? »

Ou bien, au contraire, était-il trop intelligent dans sa cruauté ?

Fort heureusement, Thor parvenait à conserver une voix neutre, bien loin de l'orage qui grondait déjà dans ses veines. « Vous avez conscience que l'eau et la foudre ne font jamais bon ménage ? » Et ce n'était pas l'envie qui lui manquait de leur montrer, à tous. À lui. Surtout à lui.

Bien évidemment que Loki savait.

Sylvie lui offrit un sourire en coin, un air à la fois malicieux et compatissant peint sur ses traits. Comme détentrice d'une vérité connue de personne. « Ne t'en fais pas, joli cœur.

- Je ne m'en fais pas » répondit-il par automatisme. Sans être certain de partager le même sujet que la jeune femme concernant la crainte énoncée. Qu'aurait-il pu craindre de toute manière ? Il était un Dieu, et le peu de chose qu'il possédait était déjà perdu, ou en train de se faner : il avait abandonné son trône, sa famille n'était plus que des fragments égarés, et son frère préférait jouer les sauveurs reptiliens au bras d'un thon volant plutôt que de lui offrir audience.

Approuvant d'un fredonnement chanteur, Sylvie enroula ses bras autour de son biceps gauche et vint presser sa joue contre son épaule. Un geste enfantin qu'il ne prit pas la peine de repousser. Au contraire. La timonière était attachante, à sa manière, lui rappelant par moments la petite sœur que lui avait autrefois offert Loki lors de ses périodes féminines. Le même sarcasme coulait sur sa langue, et il dansait dans son regard le même besoin d'attention de son entourage. Ce besoin d'exister aux yeux de ceux qui comptaient, de faire ses preuves, d'être félicité. Une seule différence était notable : là où son frère avait été bridé toute sa jeunesse, forgeant ce mur de glace infranchissable, Sylvie était une femme épanouie, riche d'une enfance tendre et heureuse. « C'est Mère Loptr qui m'a élevé » lui avait confié la jeune femme alors qu'ils rejoignaient le Revenger, lors d'une discussion sans enjeu, amorcée pour occuper le silence entre eux. Elle lui avait alors raconté comment, malgré son demi-siècle passé, elle parvenait à conserver l'apparence d'une jeune femme – un faible pourcentage de sang Vane coulait dans ses veines.

Elle lui avait aussi conté l'histoire de Sigyn, « l'amie de la victoire », une jeune orpheline dont la route avait croisé celle d'une personne extraordinaire, qui avait changé sa vie, lui avait donné un but, une raison de vivre, de s'accrocher malgré les difficultés. « Mère Loptr était seul à cette époque. Du moins, Mobby et Fenry étaient déjà avec lui, mais ils n'avaient aucune attache, aucun foyer. Mais la rencontre avec Mère Sigyn a tout changé. » Ils avaient alors bâti Lamentis, ensemble, l'endroit où tous les laissés-pour-compte pourraient retourner, car il y aurait toujours quelqu'un pour les attendre. C'était il y a un siècle. Puis, en grandissant, Sigyn avait découvert l'amour, et avait porté la vie. Avant de voir la sienne emportée par la maladie huit printemps plus tard. « Une vie prolongée ne protège pas de la mort éternellement. Alors, elle est partie, et nous sommes restés tous les cinq. Avec le reste des cœurs brisés. »

Une histoire qui avait bouleversé malgré lui le Dieu de la Foudre. Il s'était alors imaginé une minuscule version de Sylvie suspendue au cou de son frère. Et son cœur s'était aussitôt empli de quelque chose de chaud, de moelleux, d'apaisant. Le temps d'une seconde, les pommiers d'Idunn avaient repris leur danse lente dans les rayons naissants de Sòl. Le temps d'une seconde, le Bifröst avait retrouvé ses couleurs d'antan. Le temps d'une seconde, il avait entrevu le portrait d'une famille dans un éclat de miroir.

Le temps d'une seconde, il y avait eu un violon qui jouait dans l'ombre d'un grand frêne, des enfants qui riaient et frappaient dans les mains ; une paix lointaine et épargnée ; un regard vert moucheté d'or qui ne souriait que pour lui ; la naïveté du silence et la douceur de l'ignorance.

« Elle devait être une grande femme.

- Elle l'était. Ce monde était juste… trop petit pour elle. » Le temps d'une seconde, il avait ressenti la fragilité dans la voix de la jeune femme. Avant de revoir le sourire sur ses lèvres, de ce même genre de gaité qui servait à camoufler les ombres émotionnelles. Une fille de la Malice, c'était certain.

Par instinct, Thor laissa son menton se percher sur le sommet des boucles blondes. Sylvie était au final un peu comme la nièce qu'il n'aurait jamais. C'était agréable, comme un baume sur ses nerfs irrités. Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes, à observer en silence le poisson à plume traduire les paroles de sa semblable à Loki, replacer une mèche égarée de ce dernier derrière son oreille – dans un geste inutilement lent et précautionneux -, avant de venir la fixer avec une pince en or sertie d'émeraudes. Cadeau sur les pierres duquel vinrent se réverbérer les rayons de l'astre déjà haut dans le ciel ; bien pâles face au pendentif suspendu à son cou. Sa marque, celle qu'il avait laissée deux siècles plus tôt et que son frère portait encore, tel un souvenir de cette fuite insensée au beau milieu de la nuit. Un aurevoir, une promesse : celle de revoir un jour le soleil brillait à nouveau sur leurs conversations, leurs jeux et leurs étreintes. Au-delà du sang et du rang, à jamais liés.

« Tu sais qu'il ne l'apprécie pas plus que ça » marmonna Sylvie, toujours blottie contre lui, telle une commentatrice insatisfaite de ce qu'elle voyait. Thor opina d'un simple hochement de tête. Après tout, toute personne suffisamment proche du Dieu de la Discorde savait que le vert n'était pas sa couleur de cœur, mais celle par défaut : celle qu'il arborait uniquement pour assortir à ses iris, elles-mêmes héritage affiché par son subconscient lorsque, en quête d'une apparence Ase à créer, Hela s'était penchée au-dessus de son couffin. Oui, Loki aimait le vert, mais seulement parce que cette teinte flattait son ego.

« Pas certain de la couleur » se plaignit une voix du passé, sarcastique pour masquer son anxiété.

Il sentit la descendante Vane ouvrir la bouche, prête à poursuivre son commentaire, mais le chuchotement d'un battement d'ailes résonna au-dessus du pont. D'un même mouvement, les deux blonds soulevèrent donc leur attention vers le ciel, où une ombre passa, se faufila entre les nuages. Dans un sens, puis dans l'autre, chacun de ses passages créant une ombre vive sur le bois naval. Puis, un hennissement déchira le silence céleste, tel un avertissement pour ses ennemis – de se cacher, de fuir, ou de combattre pour survivre. L'appel du Valhalla. Thor ne l'avait jamais entendu en personne ; personne ne l'avait plus entendu depuis des siècles. Depuis la dissolution de cette valeureuse confrérie à la demande d'Odin, après la signature du traité de paix entre Asgrad et Vanaheim.

Les légendes étaient néanmoins encore là pour se souvenir, pour transmettre le courage de toutes ces femmes aux générations futures. Enfant, le Dieu doré avait lui-même eut le rêve de combattre à leurs côtés, de recevoir la lance ailée sur son avant-bras, et de manier des épées aussi légendaires que leur propriétaire. Il avait d'ailleurs beaucoup pleuré lorsque son précepteur lui avait fait comprendre que cela était impossible, qu'il devait grandir pour des rêves plus raisonnables. Le soir même, Loki avait matérialisé une tenue traditionnelle de ces amazones sur les muscles en développement de son grand frère. Et ils avaient ri, beaucoup, avant de se peloter l'un contre l'autre sur une couverture pour lire et relire les épopées de Nibelung. C'était d'ailleurs en s'inspirant de cette histoire que Thor avait trouvé l'une de ses identités factices, empruntant le nom Sigurd à ce chant mystique.

« Brunny ! » s'enjoua Sylvie en se redressant afin d'offrir des mouvements de mains amicaux au cheval ailé que Thor avait déjà aperçu lors de leur arrivée à Lamentis. Le pégase était d'un blanc immaculé, si bien qu'il fallut un temps à l'Æsir pour le repérer entre les nuages. Sur son dos se dessinait une tache sombre, qui se révéla être sa cavalière lorsque la créature perdit de l'altitude et que ses sabots claquèrent sur le pont du Revenger. Aussitôt, la mutine quitta son côté pour rejoindre le duo fabuleux, pile au moment où la cavalière mit pied à terre pour l'attraper dans une étreinte serrée et tournoyante.

« Syl ! Par le char de Freyja, mais où t'étais passée ?! Trois mois que t- » Le reste de sa phrase fut étouffée contre la bouche adverse. Un baiser court et appuyé, suffisant pour faire naître une tension entre elles.

Un dialogue débuta ensuite entre elles, silencieux et personnel. Front contre front, regard ancré dans celui d'en face, mains agrippées aux avant-bras de l'autre. Un dialogue secret, mais facilement déchiffrable. Thor se sentit alors sourire face à la joie partagée des deux femmes, un sourire timide, compréhensif, presque envieux. Comme ces vieux Ases qui observaient depuis les bancs les jeunes s'entraîner à l'épée sur le terrain. Ou comme ces ventres affamés qui contemplaient les plus fortunés avaler un bon repas copieux.

« Dony ! » appela Sylvie, et il ne tilta le surnom qu'au moment où elles le rejoignirent, épaule contre épaule, suivies de près par le pégase. « Laisse-moi te présenter la merveilleuse et authentique Brunnhilde, et son fidèle compagnon Warsong. Bruny, Sony, je vous présente-

- Le Dieu Thor » compléta la cavalière en posant ses doigts libres sur l'un des pommeaux accrochés à sa ceinture, « Champion d'Asgard ; fils d'Odin, Roi des Neuf Royaumes, et de Frigga, Mère de toutes choses. » Son autre main quitta sa cadette pour venir se presser contre sa poitrine, avant de lui offrir une profonde révérence de tête. « Je suis honorée.

- L'honneur est partagé. » Il lui rendit aussitôt ses salutations.

Valkyrie. Si Thor avait supposé l'identité de Brunnhilde, celle-ci se confirma par le symbole gavé au fer rouge sur l'intérieur de son poignet droit. Une lance ailée surmontée d'un œil. Elle arborait aussi la même allure que toutes ces femmes représentées sur les anciennes tapisseries du palais royal : silhouette élancée vêtue d'une combinaison de cuir aussi noire que les plumes des corbeaux leur servant de métaphore. Sa peau, halée, contrastait contre celle pâle de Sylvie ; de même, ses fines nattes ébène retenues en une haute queue-de-cheval se démarquaient des boucles blond vénitien. Une cape azurée flottait derrière elle et contre les deux épées accrochées à sa taille. Deux armes qu'il devinait avec aisance mortelles, au tranchant entretenu avec dévotion ; car l'arme d'une Valkyrie, et sa capacité à récolter les meilleures âmes guerrières, faisaient toute sa fierté. De grandes dames dont l'honneur perdurait encore, bien au-delà de leur extinction, tel un modèle transmis à la nouvelle génération.

« Alors, vous aussi vous vous êtes laissé séduire pour rejoindre la mission ? » Sa voix était à peine grave et cassante, comme habituée à hurler contre le vent pour se faire entendre.

« Il semblerait, hélas.

- Mon compagnon et moi survolerons le champ de bataille en tant que sentinelles. Nous comptons sur votre clairvoyance, cher prince, pour ne pas nous foudroyer sur place. » Elle rit.

Il l'imita malgré lui, sentant l'affabilité de la Valkyrie chasser quelque peu ses mauvaises pensées. « J'y veillerais. » Après tout, si quelqu'un devait réellement laisser des plumes par sa faute dans cette histoire, il avait une idée bien précise de qui serait sa cible favorite.

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« Tu veux jouer à un nouveau jeu ? » La proposition était sortie sans prévenir des lèvres malicieuses, à peine dissimulées derrière un vieux volume traitant de métamorphose.

Cela faisait des semaines que son petit frère étudiait le sujet, sans jamais hélas s'en lasser. Au grand dam de Thor, dont les demandes d'attention s'étaient depuis bien longtemps transformées en supplication. Aussi, à l'écoute de ces mots, il avait cessé tout mouvement de son épée - l'entraînement l'aidait plus à passer le temps qu'à faire progresser son jeu de jambes. Ils étaient dans un coin du terrain des novices, à part des autres, préservés dans l'ombre fraîche d'un grand chêne plus vieux qu'eux deux réunis. Sif et les garçons avaient cessé de l'appeler depuis des heures, convaincus qu'il ne quitterait pas le côté de son frère pour les rejoindre ; du moins, le temps que ce dernier serait décidé à rester dehors. Si rare, surtout lorsque les températures commençaient à grimper. L'été était encore loin bien sûr, mais bien moins que l'hiver, période plus clémente pour le né Jotunn. Aussi, Thor fut étonné d'entendre le son de sa voix, s'attendant à ne profiter que de la présence fraternelle pour entraîner ses muscles dans un cadre apaisant – ce qui était déjà beaucoup pour ses nerfs mis à rude épreuve au quotidien. Mais les mots avaient été prononcés, par la bouche plus jeune, pour formuler une proposition qu'il ne pouvait refuser. Qu'il ne refusait jamais.

Ses yeux se tournèrent alors vers lui, ce petit garçon pas même âgé d'un siècle, dont la sagesse faisait déjà frémir les plus grands conseillers de leur père. Il croisa néanmoins à la place l'attention de deux yeux verts fendus, décorées d'un millier d'écailles noires brodées d'or, au centre d'un visage reptilien longiforme. Sa bouche s'ouvrit en grand par automatisme, à la fois surpris et émerveillé ; il lâcha son arme et tomba à genoux pour être à sa hauteur. Le serpent était magnifique, à peine plus large que le manche de son épée. Agile, l'animal vint ramper sur ses cuisses, étonnement froid et doux, avant de grimper jusqu'à son épaule où il s'enroula autour de son cou, comme une évidence. Aussi près, Thor put alors mieux observer les moirures dorées danser dans le regard de son petit frère. Parce que c'était lui ; c'était Loki. Sa nouvelle apparence portait un effluve d'ozone et de givre, l'odeur si caractéristique de son seidr.

Des semaines – si ce n'était des mois – que Thor observait en silence le petit Dieu malicieux étudier ces pages sans lassitude, sans qu'il n'en comprenne, lui, l'intérêt. À présent, il comprenait ; Loki avait réussi. Sa première métamorphose, complète et maintenue. Un serpent de plus, l'animal préféré du blond. « Tu es parfait » Il ne trouva rien d'autre à dire, car c'était la seule vérité qui s'imposa à son esprit.

Le reptile lui rendit un semblant de sourire, faisant siffler sa langue bifide contre la mâchoire de son aîné. Il rit, avant de lever une main pour caresser les écailles crâniennes de son frère. Réelles, différentes de toutes les illusions créées par la magie de Loki.

« Maintenant je suis curieux. Quel est ton nouveau jeu ? »

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« Hjelp ! Hjelp ! » Les cris du prince héritier résonnaient dans les couloirs pavés de Bilskirnir, le manoir des quatre enfants royaux. L'agitation s'était répandue à tous les étages ; soldats et serviteurs couraient dans tous les sens afin d'en déterminer la provenance.

Camouflé derrière une tapisserie, Loki pressé contre son flanc droit, Thor devait se retenir de ne pas rire afin de conserver leur position secrète. Le jeu devenait de plus en plus amusant, à mesure qu'ils augmentaient les risques. Leur première victime avait été Eir, la médecin officielle de la famille royale, dans les jupons de laquelle le Dieu doré avait couru, son jeune frère transformé autour du cou. La pauvre femme avait glapi de terreur en voyant le mamba noir et s'était précipitée à son secours. Avant de hurler d'effroi lorsque, reprenant sa forme originelle, Loki s'était jeté à son propre cou. Les deux enfants avaient alors ri, beaucoup. Contrairement à Eir, et à leur mère qui avait su étouffer l'affaire sans que cela ne parvienne aux oreilles paternelles.

Ils avaient ensuite poursuivi, jouant des farces aux autres enfants, puis à des soldats novices, des serviteurs souvent trop froids avec le plus jeune des princes, ou encore des parents éloignés venus de Vanaheim pour visiter Frigga. De tous, seule Hela ne s'était pas laissé prendre ; elle avait simplement levé les yeux au ciel, avant de leur offrir à chacun un baiser sur la tempe.

Pour cette énième partie, ils avaient vu gros. Leur objectif : surprendre Balder, toujours figé dans un calme lassant. Thor s'était toujours demandé comment leur aîné criait : était-ce viril comme le feu coulant dans ses veines ? fragile comme ses sourires ? silencieux comme ses pas sur le marbre ? Loki avait alors poussé sa métamorphose encore plus loin, empruntant les traits d'un authentique basilic de plus de soixante mètres de long. Feindre la surprise, le prince blond n'eut guère besoin ; étouffer son admiration fut en revanche une tâche beaucoup plus complexe. Avalant ses rires, il s'était alors mis à courir dans les couloirs de leur foyer, poursuivi par les crocs fraternels. Tous avaient rappliqué à son appel ; tous avaient hurlé par-dessus sa propre voix face au monstre gigantesque. Il avait vu quelques domestiques s'évanouir par cette simple apparition, des hommes courir pour prévenir leurs confrères. Et, à présent, c'était la débandade.

De l'action, enfin.

Fier d'eux, Thor enroula son bras autour des épaules de son frère et appuya un baiser sur le sommet des mèches ébène. Des écailles persistaient encore autour de ses paupières, ses pupilles n'avaient pas repris leur forme d'origine, et le sourire qu'il lui offrit en retour était acéré. Si mignon, combinant deux des choses qu'il préférait par-dessus tout.

Mais la joie s'était vite éteinte lorsque, d'un mouvement brusque, la tapisserie avait été arrachée, dévoilant la cachette des deux garçons. Un regard ambré les attendait de l'autre côté, calme, comme les eaux d'une mer sur le point d'être ravagée par une tempête. Balder les avait trouvés. Et, visiblement, il ne trouvait pas la blague du « Hjelp ! » à son goût.

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La sanction avait été sévère, bien plus qu'elle n'aurait dû. Incapable de mentir, leur aîné avait rapporté leurs méfaits – innocents ! – à l'oreille paternelle. La colère d'Odin avait alors fait trembler les murs d'argent de Valaskjálf. Comme à chaque fois, Loki avait été le plus visé par les remontrances, accusé à tort de détourner son frère de ses obligations pour l'entraîner dans ses fourberies. Thor eut beau prendre sa défense, tenter de convaincre leur père que, non, il n'avait jamais été forcé, et qu'au contraire l'idée venait directement de son esprit, il n'y avait rien eu à faire. L'œil unique du Roi des Neuf Royaumes avait refusé de voir, aveuglé par un voile beaucoup trop sombre, beaucoup trop ancien et complexe pour être compris par des âmes aussi jeunes.

Lorsque les mots avaient été prononcés, le visage de son cadet avait perdu les rares couleurs qu'il arborait. Trois mois sans magie, sans frère, et sans sortie. Trois mois privé d'air, d'affection et de liberté. Trois mois enfermé avec ses propres cauchemars.

Trois mois qui furent durs.

Trois mois que Thor ne tint pas.

« Tu ne devrais pas être là. Si père l'apprend-

- Alors il suffit juste qu'il ne l'apprenne pas. Trois mois. Loki, tu ne peux pas espérer que je tienne aussi longtemps sans toi.

- Alors la punition sera prolongée.

- Seulement si on se fait prendre. » Et ils ne s'étaient jamais fait prendre. Jamais – Thor était certain que leur mère ou Hela avait toujours veillé sur leurs arrières pour le permettre, car il était loin d'être l'Ase le plus discret. « Jamais sans toi. »

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« Prêt à rejouer à hjelp ? » La proposition de Loki avait été alléchante, surtout pour lui en quête d'un frère disparu depuis deux siècles.

Après cet incident avec Balder, ils n'y avaient jamais plus rejoué. Les métamorphoses de son cadet avaient servi à d'autres desseins et, en grandissant, Thor avait dû se faire à la raison que les farces n'étaient plus de son âge. Le peuple qu'il persécutait enfant serait bientôt son peuple, celui sur lequel il devrait régner, protéger. Et puis, il y avait bien d'autres manières de les faire hurler : par exemple, embrouiller les conseillers lors d'une réunion, revenir d'un entrainement ou d'une bataille couvert de blessures afin d'agacer Eir, battre son aîné aux armes pour lui faire regretter sa trahison passée – lui aussi pouvait se montrer rancunier quand il le voulait.

Bien sûr, il y avait encore eu des serpents, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les couleurs. Sa mâchoire avait connu la morsure d'un grand nombre d'entre eux, et son sang connut la brûlure des plus douloureux venins. Car si lui s'était assagi avec le temps, Loki s'était assombri. « C'est toi qui es trop lent. » Froid, de plus en plus distant. « Tu ne comprends rien. » Jusqu'à ce qu'il comprenne enfin le pourquoi.

Oui, Thor en avait connu des serpents malicieux. Mais jamais aussi grand que celui qui venait d'apparaître dans un flash de seidr verdoyant face au Revenger. Sa tête était presque aussi longue que la coque du bateau, une seule de ses écailles sombres aussi haute qu'un demi-marin. La métamorphose de Loki était réussite, comme à son habitude ; mais plus encore, elle était extraordinaire. Et le Dieu foudroyant aurait certainement pu l'admirer des heures durant, tout en se demandant où pouvaient bien se situer les limites de son frère, si son regard n'avait pas été attiré par quelque chose de plus extraordinaire encore, de plus gigantesque qu'un serpent d'au moins cinq cents mètres de long. Car, si la tête fourbe mesurait la taille du bateau, ce n'était même pas le cinquième du croc du reptile qui fendit les eaux la seconde d'après.

Un autre serpent. Grand. Immense. Gigantesque.

« Jörmungand » entendit-il quelque part derrière lui – était-ce Sylvie ? était-ce Mobius ? était-ce son instinct de survie qui lui criait de fuir dans un autre monde ? Peu importait pour l'heure.

Rien, si ce n'était l'euphémisme le plus odieux de Loki.

« Un peu plus grand que la normale. » Par les Nornes, comment était-il possible de mentir autant ?!

Pour sûr, ils allaient avoir besoin d'aide.


Notes de l'auteur

Bonjour, bonjour ! Le chapitre est enfin de sortie ! J'espère que vous avez apprécié la lecture, avec l'entrée en scène de quelques nouveaux personnages et un flash de la relation passée de nos deux frères. Bref, beaucoup de choses à dire sur ce chapitre. Alors, allons-y !

Note 1 : « Hjelp » signifie « à l'aide » en Norvégien. Ce jeu est, comme dit dans le précédent chapitre, directement inspiré par la proposition de Thor à Loki dans le troisième film. Le fait que Loki emprunte l'apparence d'un serpent pour sa première forme est quant à lui une référence au fait qu'il est dit que Thor adore les serpents.

Note 2 : Pour plus de précisions, Loki prend l'apparence d'un mamba noir, un serpent qui a la particularité d'avoir l'intérieur de sa bouche entièrement noir, mais surtout il s'agirait du serpent le plus dangereux au monde, notamment dû à son venin qui peut rapidement entraîner une paralyse des poumons et donc la mort de sa victime.

Note 3 : Le Revenger, nouveau nom donné au bateau, est une référence au nom du groupe que se donnent Thor, Brunnhilde, Loki et Hulk dans Thor 3 afin de pouvoir s'extirper de la planète et rejoindre Asgard.

Note 4 : Brunnhilde est présentée comme la dernière des Valkyries dans l'univers Marvel. À la différence des comics où elle est blonde, j'ai ici emprunté les traits qu'elle arbore dans le MCU avec sa première apparition dans Thor 3. C'est d'ailleurs dans ce film que Thor nous confie son rêve d'enfant de vouloir rejoindre les Valkyries. Dans la mythologie nordique, Brunnhilde est aussi l'une des plus célèbres valkyries, qui apparaît notamment dans l'Anneau du Nibelung (cité dans ce chapitre). Sigurd, qui est une identité empruntée de Thor, est quant à lui un héros qui apparaît dans ces vieilles histoires. Enfin, le pégase s'appelle Warsong comme dans le MCU.

Note 5 : Alioth, le nom donné au compagnon de Sylvie, est lui aussi tiré de la série Loki où il désigne la créature à la fin des temps. C'était une manière pour moi de lui offrir un petit clin d'œil.

Note 6 : Les Talokanils sont des êtres qui appartiennent au peuple de Talokan, qui fait son apparition dans Black Panther 2. Pour la faire courte, ce sont les descendants de Maya qui ont évolué en mangeant des plantes contenant du Vibranium, ce qui leur a donné la capacité de vivre sous l'eau au détriment de leur vie terrestre. Ils ne peuvent de ce fait plus respirer hors de l'eau, et leur peau devient bleue au contact de l'air. Leur chef, Namor de son surnom, Ch'ah Tôh Almehen de son vrai nom bien compliqué, est un mutant qui peut respirer dans et hors de l'eau, et qui possède aussi une paire d'ailes à chaque cheville qui lui permettent de voler. Vénérer par son peuple, il porte le titre de K'uk'ulkan, ce qui en fait une sorte de dieu immortel aux yeux des siens.

Note 7 : Sigyn, le prénom porté par la mère de Sylvie, est emprunté à l'épouse de Loki dans la mythologie nordique. Comme écrit en italique tel un surnom dans le texte, son prénom signifie « l'amie de la victoire. » Sòl est quant à lui le dieu personnificateur du soleil ; et Eir est la déesse nordique de la médecine et de la guérison.

Note 8 : Bilskirnir désigne le manoir de Thor ; par extension, celui des enfants d'Odin dans cette histoire. Valaskjálf est le nom donné au manoir d'Odin. Jötnar est le pluriel de Jötunn.

Note 9 : Jörmungand est, dans la mythologie nordique, présenté comme un gigantesque serpent de mer, si grand qu'il serait capable de s'enrouler autour de Midgard et de se mordre la queue. Il est d'ailleurs surnommé « serpent de Midgard ». Pour des soucis de simplicité, il a été réduit de plusieurs kilomètres pour cette histoire. À noter aussi que, dans la mythologie, il est le fils de Loki et de la géante Angrboda, et donc le frère d'Hel (Hela dans le MCU, devenue demi-soeur de Thor - oui, c'est le bordel). Hâte que vous fassiez pleinement sa connaissance dans le prochain chapitre !

Encore merci d'avoir lu ce chapitre et de suivre cette histoire.

À très vite pour la suite !

Chu