Soundtrack : I elven finnes alt (Frost 2)
Chapitre 7
Jörmungand
Le Revenger prit le large en début d'après-midi, emportant avec lui une cargaison et un équipage bien différents de ceux qu'il avait abrités lors de sa venue à Lamentis. À sa suite, deux drakkars, chacun décoré d'une vingtaine de boucliers colorés, fendaient les flots. Et autour d'eux, un groupe de cétacés aux dos chevauchés par des Talokanils. Une armée d'hommes poissons, menée par Monsieur coucou calme, et soutenue par des laissés-pour-compte, simples mortels pour la plupart. Thor ignorait encore ce qu'ils allaient affronter – et affronter était sans nul doute le terme adéquat, même si son frère présentait la situation comme un sauvetage – mais une chose était sûre : sa foudre ne serait pas de trop pour aider ces gens. Même si Mobius lui avait explicitement fait comprendre qu'il ne devrait intervenir qu'en dernier recours, tel le glas de fin d'une partie qui n'aurait duré que trop longtemps. À cette annonce, le Dieu doré avait froncé les sourcils ; son frère avait pourtant exigé son aide, non ? Certes, il n'était pas dans son élément, ainsi en pleine mer – quoique, peut-être l'était-il justement trop – mais il n'avait pas pris un déjeuner sur le pouce et suivi cette bande atypique juste pour le plaisir de l'air marin. Loki avait demandé son aide ; la situation était obligatoirement désespérée. Et, comme il le disait toujours, aux grands maux les grands remèdes. Non ?
L'orage gronda au loin. Par réflexe, l'intendant de son frère leva les yeux au ciel, avant de les redescendre sur lui. « Je sais » maugréa le blond. Ce n'était pas évident à contrôler. Pas alors qu'il n'avait pas encore parlé avec Loki ; pas alors que ce dernier se trouvait sur un autre bateau, séparé du sien par deux baleines belliqueuses. Aussi, Thor laissa l'irritation se manifester au bout de ses doigts, jusqu'à prendre forme pour reconstituer le manche de son fidèle Mjöllnir.
« Tu n'es pas le Dieu des marteaux » lui avait un jour dit son père en riant, rare moment. « Tu es Thor, le Dieu de la Foudre. Mjöllnir n'est qu'une extension de ton pouvoir, pas ton pouvoir lui-même. » Depuis, il avait appris à user de son arme comme d'un catalyseur, non pas pour convoquer son pouvoir, mais plutôt pour l'absorber, l'apaiser, en faire quelque chose de moins violent que les tempêtes qui jaillissaient dans son esprit, jusque dans ses veines lorsque l'émotion était trop forte.
Il transmit ses tensions à son allié de manière lente et pulsatile, comme pour abaisser progressivement le niveau d'un barrage sur le point de rompre. Il était aussi le Dieu de la Force ; tout lâcher d'un coup pouvait se montrer dangereux, aussi bien pour lui que pour son entourage.
« Je vous admire, Sir Donar. » Mobius avait conservé l'habitude de l'appeler par sa dernière identité. Appuyé sur la rambarde à côté de lui, l'attendant referma son carnet et porta son attention sur le drakkar voguant sur leur droite. Celui dans lequel se trouvait son maître. « Votre puissance n'a d'égale que votre détermination. Et votre loyauté. Vous avez accepté de venir sans même savoir dans quelle bouche béante vous vous jetiez.
- J'ai connu la guerre », plus d'une fois. « J'ai vu des monstres plus effrayants les uns que les autres. » Inconsciemment, il caressa les lanières de cuir enroulées autour du manche de son arme. « J'ai croisé le regard de la Mort, admiré son sourire sur un grand nombre de visages. J'ai connu la peur des silences trop pesants, la terreur des cris agonisants de mes semblables. » Il tourna la tête, rencontra l'attention de l'intentant qui l'écoutait avec attention, ses doigts pianotant sur son carnet, comme pour se retenir de l'ouvrir et de prendre des notes. « J'ai connu des larmes sur des visages encore trop candides pour les porter, des trous creusés par des bras trop frêles, des voix brisées avant d'avoir chanté leur première balade. » Il retint un soupir, avant de se détourner à nouveau vers l'océan. « Pourtant, je sais aussi que le pire reste toujours à proximité. Afin de surgir, quand personne ne l'attend. »
Il y avait eu une famille, une fratrie de quatre enfants chantant sans inquiétude pour le bonheur de leur mère. Des pommiers gorgés de sourire, des tavernes respirant les rires, et un miroir intact reflétant le bonheur. Puis - « Je t'ai vu brûler. » - tout s'était brisé.
« Il a de la chance de vous avoir. Sir Loptr » ajouta Mobius en retrouvant son regard. « Et je suis ravi de vous compter parmi nous. » Il y avait un quelque chose au fond de ses iris d'un bleu-gris sombre. Ses lèvres demeuraient impassibles, mais la courbure des rides au coin de ses yeux indiquait une émotion tout autre. Qui offrait de la sincérité à ses mots. « Du moins, jusqu'à ce que nous nous fassions tous tuer. »
Thor rit malgré lui. Avant de froncer les sourcils en se répétant les derniers mots de l'intendant. « Attendez, qu'entendez-vous par-
- Ne sifflez pas trop fort en direction du soleil, Sir Donar, nous aurons besoin d'un temps clair pour notre réussite. » Et, sur ces paroles étranges, le vieux compagnon de son frère s'éclipsa, le laissant seul avec son cerveau comme seul partenaire de réflexion. Une mauvaise idée en sommes, tout Asgard le savait.
Ne sachant quoi faire d'autre, Thor retourna donc à la contemplation du drakkar voisin. Avant d'apercevoir, perché de l'autre côté des vagues, appuyé comme lui sur le rebord de son navire, la silhouette de son frère. Loki. Un sourire secret dansait sur ses lèvres. Pour lui ? Pour Mobius ? Pour leur discussion mutuelle ? L'Ase l'ignorait. Il savait seulement qu'il aurait pu laisser la foudre s'abattre sur le mât principal s'il aurait été assuré que ce dernier aurait formé le pont parfait pour rejoindre le navire voisin. Et son frère. Ils devaient parler. Parler. Rattraper ces cent quatre-vingt-sept années de traque inutile. Ils devaient parler, régler cette rancœur ancrée dans les cœurs. Ils devaient parler, recoller les risibles morceaux du miroir fracturé.
Cent quatre-vingt-sept ans.
Ils devaient parler. Parler. Juste.
o
Ils naviguèrent vers le Nord. À mesure que l'île de Lamentis rapetissait à l'horizon, l'air devenait glacial et l'océan peuplé d'icebergs. Des nuages denses flottaient au-dessus de leurs têtes, tamisaient la lueur solaire pour créer une atmosphère de pénombre en plein jour. Emmitouflé sous une épaisse cape, Thor tentait de ne pas se mordre la langue dans ses grelottements. Des heures qu'ils avançaient sans que le moindre centimètre écaillé ne pointe son nez. « Ce n'est pas tant de le trouver qui est difficile, mais plutôt de bien se positionner » lui avait confié Mobius en lui offrant le vêtement en laine avec un regard presque compatissant. Une subtilité qu'il n'avait pas compris sur le moment, ne se doutant pas encore de sa rencontre prochaine.
Ce ne fut que trois ou quatre heures plus tard qu'ils arrivèrent au dit bon positionnement. Des Talokanils hissés sur des orques sortirent des flots plus en amont de la flotte pour souffler dans un imposant coquillage. En réponse, la brise s'atténua et les voiles, gonflées pour un maximum de vitesse, retombèrent mollassonnes contre les mâts. Ils ralentirent sur plusieurs kilomètres, avant de se stopper complètement. Au beau milieu de nulle part.
Sur le drakkar de gauche, Warsong prit son envol avec sa cavalière, sous le chant des épées dégainées et des boucliers brandis. Tous se préparaient. Ses propres doigts se resserrèrent autour de Mjöllnir par anticipation. Quoi ? Il l'ignorait encore, mais quelque chose se préparait. Quelque chose de grand. « Nous le tenons » confirma l'intendant à ses côtés.
Curieux, Thor passa sa tête par-dessus bord. Les vagues étaient calmes, rebondissaient avec lenteur contre la coque du Revenger. Rien. Si ce n'était trop calme.
« N'oubliez pas, vous ne devez intervenir que si la situation devient critique. » Le timbre de Mobius était grave, entaché par une pointe de nervosité.
Quelle était la taille normale pour un serpent des mers déjà ?
Il n'eut guère le temps de se pencher plus sur cette question ; le mouvement des vagues commença à changer autour d'eux. Clapotant, en rythme lent avec les battements de queue chorégraphiés des cétacés. Puis, un chant résonna, fait de fredonnement et de vibrations qui vinrent chatouiller ses terminaisons nerveuses. C'était apaisant. Lui rappelant, le temps d'une minute, les berceuses entonnées autrefois par la Mère de toutes choses.
Den synger høyt om du går nær
[Elle chante fort si tu t'approches]
Det er i sang magien er
[C'est dans son chant que la magie persiste]
Ditt mot vil vises når du ser
[Ton courage fera ses preuves quand tu verras]
Elven vet hvorfor du er der
[La rivière sait pourquoi tu es là]
Enfant, Loki aimait beaucoup cette chanson, et, durant un temps, elle avait été la seule chose capable d'apaiser les cauchemars de son frère.
Frère qui, à présent, se tenait debout sur la proue de son navire. Les pans de sa tunique et les nattes décorées de perles dorées ventoyaient autour de sa silhouette. Ses bras étaient tendus vers le ciel, dans un geste théâtral et grandiose. Autour de ses doigts, des éclats verdoyants commençaient à s'accumuler. L'atmosphère se couvrit d'une forte odeur d'ozone, comme les soirs d'orage estivaux, à mesure que les minuscules étincelles de seidr se répandaient dans la voûte céleste pour former de grands arcs lumineux. Les vives nuances smaragdines s'accompagnèrent de fils d'or et de vagues turquoises ; les aurores polaires ainsi créées déchirèrent la pénombre neigeuse. Un spectacle magnifique, qui ouvrit plus d'une bouche sur les navires.
Mais bien moins grand que l'instant d'après où, retombant sur leur créateur en des volutes tournoyantes, les éclats de magie accrochèrent sa silhouette, comme pour reconstituer un puzzle tridimensionnel. Une image, bien différente de celle autrefois arborée par le Dieu Malicieux. Son corps s'allongea, encore et encore, telle une corde déroulée, dont une grande partie se déversa entre les vagues. Il s'allongea, encore et encore, sans fin.
Thor entrouvrit à son tour ses lèvres. Il ignorait la dernière fois qu'il avait vu son frère prendre l'apparence d'un imposant serpent ; Loki préférait en général les petits gabarits, ceux qui lui permettaient de se faufiler sous les draps ou sur l'épaule de son frère, afin de prendre vengeance ou quémander quelques caresses. Non, il ne se souvenait pas, mais une chose était certaine.
Le Dieu de la Discorde poursuivit sa croissance. Les éclats de seidr s'assombrirent pour former les écailles de sa nouvelle apparence, chacune aussi haute que les jambes de son voisin. Les fils d'or brodèrent les recoins de sa silhouette. Ne persista le vert que dans ses pupilles fendues, immenses de part et d'autre de sa tête plus longue que la coque du Revenger. Lorsque le voile de magie se leva finalement, pour révéler la forme finale de son créateur, Loki ressemblait à un mamba noir, copie conforme de sa toute première métamorphose, offerte à ses yeux dans l'ombre d'un vieux chêne. À un détail près.
Car une chose était certaine : jamais Loki n'avait pris l'apparence d'un aussi grand serpent.
Si grand que même les baleines chevauchées par des Talokanils paraissaient minuscules à son côté. Des dizaines et des dizaines de mètre d'écailles s'écoulaient dans les flots ; seuls une portion de son abdomen, enroulée autour du drakkar pour le maintenir émergé, et le haut de son corps étaient visibles. Il était ainsi, régnant sur sa flotte, le port altier, le regard calme. Et peut-être qu'il y avait finalement plus beau que les aurores boréales engendrées par son seidr.
Le calme ne dura cependant pas longtemps. Comme en réponse à sa nouvelle apparence, les vagues commencèrent à s'agiter autour d'eux. Sous les kilomètres d'eau salée, un grondement résonna. Mécontent, douloureux, presque suppliant ? C'était difficile à dire, difficile à déterminer, car Thor dut rapidement se concentrer sur sa propre condition. Les remous sous la coque faisaient chavirer le bateau tout entier, obligeant le Dieu doré à s'accrocher à la rambarde de toutes ses forces pour ne pas faire de même par-dessus. Autour de lui, les marins l'imitèrent. La nervosité montait dans les rangs. La voix de Mobius, agrippé non loin de lui, ramena cependant bien vite tout le monde à la raison, à leur mission. Au rôle que chacun devait jouer. « Qu'au moment critique » rappela-t-il dans sa direction, d'une voix suffisamment forte pour traverser le vacarme de plus en plus fort des flots, et il se souvint : « vous ne devez intervenir que si la situation devient critique. » Thor leva un sourcil malgré lui ; n'était-ce déjà pas suffisant ?
Les chants des Talokanils redoublèrent, en chœur avec les mouvements de l'équipage. Les canons furent tant bien que mal armés et les voiles solidement attachées aux mâts. Les armes encore présentes dans leur fourreau sortirent saluer le vent de plus en plus capricieux. Les baleines tentèrent de dompter les vagues par de lents mouvements rythmés de leurs nageoires. L'odeur d'ozone devint encore plus lourde dans ses narines. Ses oreilles sifflèrent. Son instinct de survie s'agita. Ses dents ne claquaient plus, serrées dans une prise presque douloureuse.
Les chants. Les hommes. Les vagues.
L'orage qui quémandait de gronder pour faire cesser tout ce vacarme.
La magie de son frère, plus puissante que jamais. Le sifflement de sa longue langue fourchue. Un signal, confirmé dans le ciel par le hennissement de Warsong. Pourtant, rien n'avait changé. Il y avait toujours les chants des soldats aquatiques, les mouvements de l'équipage, et la colère grandissante de l'océan. Pourtant… « Qu'au moment critique » répéta la voix de Mobius dans son esprit, superposé à celle de son cadet : « Un peu plus grand que la normale. »
Soudain, les grondements cessèrent. Les vagues s'adoucirent. Le vent câlina les bateaux d'une main plus aimable. Une note différente dans la partition, qui s'accompagna d'une pluie de neige depuis les cieux. Cristaux blancs comme venus en paix, pour apaiser leurs craintes. Une danse silencieuse, comme l'océan. Trop silencieuse.
Thor détestait le silence.
« Pile à l'heure. »
Il n'eut pas le temps de se pencher sur les mots de l'intendant car, à peine une seconde plus tard, le silence fut rompu par un vacarme tout aussi brusque que sa venue. Un raz-de-marée secoua le Revenger dans tous les sens, manquant de le renverser sous sa violence. Thor se sentit glisser sur le pont, ses jambes avaient lâché sous le coup et il ne se tenait plus que par sa poigne autour de la rambarde. Les muscles de son bras crièrent sous la douleur soudaine qui remonta depuis ses doigts ; il serra davantage les dents. Des marins, moins chanceux, passèrent par-dessus bord en hurlant leur frayeur, épée et bouclier inutiles face à une telle force de la nature. Des hurlements bien vite masqués par un son tonitruant, qui manqua de le faire lâcher lui pour protéger ses oreilles. Un sifflement, à la fois grave et aiguë, plus perçant qu'une éruption volcanique.
Sifflement auquel répondit Loki, plus gracieux et tendre dans sa langue. Un cor retentit. Les cétacés et leur cargaison de soldats chanteurs se dispersèrent autour des bateaux pour étendre le cercle de la partition. Il y avait un plan, et il semblait se poursuivre malgré le chaos actuel, malgré qu'il était incapable de discerner le haut du bas de son corps, ceux du navire, et peut-être même du monde.
« Le fjord abrite un serpent marin. » Le Revenger fut bousculé dans l'autre sens. Des vagues s'invitèrent sur le pont. De l'écume salée s'infiltra dans sa trachée. « Sa mue est assez chaotique et le rend très irritable. » Une fois le bateau enfin stabilisé, Thor s'accorda une milliseconde pour reprendre son souffle. « Si l'envie lui prenait. » S'aidant de sa poigne si viscéralement agrippée à la rambarde, il se releva ensuite, la tête douloureuse et la vision troublée. « Il pourrait submerger tout Lamentis. » Heureusement, son corps était habitué à valdinguer sur les champs de bataille ; ses sens remirent rapidement de l'ordre. « D'un simple coup de queue. » Puis il leva la tête en direction des flots, en quête du drakkar sur lequel était perché son frère. Était, car il ne l'était plus. Au lieu de quoi, il ne vit que des rangers d'écailles ébène enroulées autour d'un corps plus massif, au vert perçant ruisselant d'eau. Une silhouette qui rendit au mambo noir la taille de ses souvenirs, si petit, si fragile. Car, si la tête du métamorphe mesurait la taille du bateau, elle ne représentait pas même le cinquième du croc du reptile qui venait de fendre les flots à la suite de son frère.
Un autre serpent. Grand. Immense. Gigantesque.
Des amas de corail formaient des centaines de fines cornes sur le sommet de son crâne, pareilles aux lances mortelles des Jotnär. Ses pupilles abritaient une dangereuse lueur mordorée. Il était en colère, furieux, sur le point de déclencher le Ragnarök si personne ne le stoppait.
« Jörmungand » entendit-il quelque part derrière lui - était-ce Sylvie ? était-ce Mobius ? était-ce son instinct de survie qui lui criait de fuir dans un autre monde ? Peu importait pour l'heure.
Rien, si ce n'était l'euphémisme le plus odieux de Loki.
« Un peu plus grand que la normale. » Par les Nornes, comment était-il possible de mentir autant ?
L'orage gronda au loin. Non. Calme. Il devait rester calme. Des hommes étaient tombés à l'eau ; Loki lui-même barbotait dans l'étendue salée. Il ne pouvait pas. Pas encore. « Qu'au moment critique ». Oui. Alors, qu'était-il censé faire en attendant ? Observer ce géant reptilien mettre une raclée écumeuse à son cadet sans rien faire ? Même si l'idée était tentante – au moins pour lui faire regretter son mensonge -, Thor ne pouvait pas. Savait qu'il ne le pourrait jamais. Il n'avait pas traversé les Neuf royaumes durant presque deux siècles pour griller son cadet sur place, ni pour le voir se faire dévorer par un semblable au moins dix fois plus grand. Non. Non ; il devait y avoir d'autres solutions. Il était le Champion d'Asgard, le prochain régent d'Yggdrasil. Le frère de l'être le plus fourbe au monde.
« Eh ! Sig ! » L'appel de James résonna sur sa gauche. Il était trempé, de la tête aux pieds. Sa queue basse s'était défaite, sans doute dans la cohue, et ses mèches brunes accrochaient son visage. Il avait l'air chaotique ; comme le reste de la situation. « T'as des muscles toi ! Viens aider ! Faut absolument détourner l'attention de Jör ! » Il criait par-dessus le vacarme des vagues, accroché par une corde à la taille au mât principal pour ne pas se plier aux ballotements du bateau. Il avait l'air fou, extatique : carrément vivant. Comme cette nuit-là où, ensemble, ils avaient renversé le commandement de la galère. « Grouille ! »
Les grondements de Jörmungand reprirent dans son dos. Loki avait demandé son aide. Il devait le faire.
L'essence de Mjöllnir retourna dans ses veines tandis qu'il se décrochait enfin de la rambarde. Le pont tanguait dangereusement sous ses pieds, mais c'était gérable. L'océan n'était pas son champ de bataille préféré, mais il pouvait s'en accommoder. La défense n'était pas trop son truc, mais il ferait aussi avec.
Il trouva rapidement ses marques parmi les matelots occupés. Les barils de poudre roulaient sous ses doigts à mesure que les coups de canon assourdissaient ses tympans. L'objectif n'était pas tant de toucher l'adversaire, qui – il devait se le rappeler assez souvent – n'était pas un ennemi mais la personne à aider ; non, ils devaient simplement le distraire. Le chant des Talokanils brouillait ses sens, et le vol des boulets attirait son regard ailleurs que sur les agissements du métamorphe. Il comprenait : il leur fallait juste du temps. Loki demandait juste suffisamment de temps pour achever sa tâche. Après tout, il lui avait parlé de mue ; Jörmungand était un serpent. Immense, certes, mais bâtit comme les autres au niveau biologique. En se frottant ainsi à son corps, tout en tournoyant autour de sa silhouette, le métamorphe aidait l'ancienne peau du reptile marin à se retirer. Un processus lent et pénible, il n'en doutait pas. « Vous vous voyez vous sortir d'une couverture plus longue que l'Amérique ? » avait demandé James lors de son arrivée à Lamentis.
Définitivement, non, il ne se l'imaginait pas. Et pourtant, c'était ce qui était en train de se passer, sous ses yeux.
« Sig ! » Sans grande peine, Thor intercepta le baril qui roulait sur le pont branlant. Le bois craquait, gémissait sous les vagues colériques du géant. Il était solide, de bonne manufacture assurément, mais l'Ase pouvait déjà voir des fissures se former le long des mâts et du plancher.
« Combien de temps ? » hurla-t-il simplement en direction de Mobius, occupé à charger le canon du meilleur tireur de la flotte – Clint, l'homme aux yeux d'un bleu perçant. Il ne savait pas vraiment lui-même la question qu'il posait : combien de temps devraient-ils tenir ? combien de temps pourraient-ils tenir ?
La réponse de l'intentant fut tout aussi vague, un simple « encore un peu ! » étouffé par le vacarme marin. Un peu, ce qu'il n'avait pas ; ce qu'ils n'auraient bientôt plus.
D'un mouvement de tête, Thor rejeta une mèche gorgée d'eau vers l'arrière afin d'analyser où en était la situation. L'un des drakkars, celui duquel avait décollé Warsong, avait disparu. Le second, vidé de son équipage pour des raisons évidentes, se faisait lentement briser en mille morceaux par une section écaillée du titan reptilien. Les hommes se tenaient à présent sur les cétacés venus à leur rescousse. Le coucou calme aquatique et Brunnhilde, perchée sur sa monture, tournoyaient autour de la tête de Jörmungand afin de le tenir occupé. Des bombes aquatiques éclataient tout autour de son corps gargantuesque, dont la grande majorité était encore conservée secrète dans les fonds marins. Un flux énergétique courait sous sa surface écaillée ; du seidr reconnu Thor, différent de celui de Loki ou de leur mère. C'était quelque chose d'épais, qui tentait de se faufiler dans un espace beaucoup trop petit. Brûlant, ardent ; suffisamment pour réchauffer l'atmosphère, et transformer la neige en bruine. Le serpent sifflait, crachait contre les incongrus.
Du temps. « Encore un peu, vous avez dit » murmurèrent ses lèvres. Il avait une idée.
« Sir Donar, non. » Sans être connue, elle n'était pas au goût de Mobius.
« Il faut occuper cette créature, et il n'y aura bientôt plus rien pour passer sa colère.
- Nous avons encore un peu de temps.
- Nous avons besoin de temps » rectifia le Dieu de la Foudre. En réponse, Mjöllnir réapparut dans sa poigne. Il pouvait se rendre plus utile que de simplement soulever des tonneaux et raccrocher des cordages. « Éloignez tout le monde. » Jörmungand siffla ; le ciel gronda en réponse.
« Cela ne fait pas partie du plan.
- Je n'ai jamais su me tenir au plan. Ma philosophie, c'est plutôt frappe et voit où retombe la tête. » Il était là, chantonnant dans ses veines : l'essence délicieuse de son pouvoir. Séquestré depuis des lunes, il ne demandait qu'à éclater, à illuminer les cieux de sa splendeur. « Je me charge de mon frère. Vous, occupez-vous des autres.
- C'est de la folie ! »
Les lèvres du blond s'étirèrent en un sourire franc. « Il paraît, oui.
- Cela va vous tuer.
- Seulement si je meurs. Maintenant, filez ! » Il ne lui laissa pas le temps de répliquer autre chose ; Mjöllnir tournoya entre ses doigts et le propulsa dans les airs au travers des champs électromagnétiques. Si un homme-poisson volant et un cheval ailé pouvaient le faire, alors lui aussi. Distraire les gens, rendre fou les esprits les plus calmes, arracher la patience : il avait toujours été doué pour ces choses. Qu'importait la taille de l'adversaire – qui devenait de plus en plus improbable à mesure qu'il se rapprochait - ; armé de volonté, un guerrier pouvait tout affronter. « Attention les dents ! » s'écria-t-il, son marteau brandit à deux mains devant lui.
Interpelé, Jörmungand tourna la tête dans sa direction, générant une bourrasque dans le mouvement. À sa vue, il siffla de mécontentement, avant de refermer aussitôt la gueule sous le poids de l'arme qui vint percuter par le bas sa mâchoire inférieure. L'élan lui fit aussi perdre l'équilibre, et il tomba vers l'arrière, dans un raz-de-marée suffisant pour abréger les souffrances du second drakkar. Mjöllnir poursuivit ensuite sa course vers les nuages et l'emporta assez haut pour échapper aux vagues écumeuses ; sa cape était déjà lourde d'eau et de sel.
Du coin de l'œil, Thor vit les voiles du Revenger s'étendre dans les vents perturbés, se gonfler dans des directions perdues, les hommes s'agiter sur son pont pour tenter de les calmer. La plupart des cétacés avaient déjà pris le large. Bien, bien. Canalisant son pouvoir, il convia alors la brise à emprunter un chemin plus raisonnable ; la seule chose qu'il pouvait faire pour les aider à déguerpir le plus tôt possible.
« Qu'est-ce qui se passe ? Le plan a changé ? » demanda Brunnheilde après l'avoir rejoint au-dessus des flots, les ailes de Warsong battant autour d'eux.
« Loptr n'a pourtant r- » poursuivit le Talokanil ailé, avant que Thor ne le coupe de sa voix forte – aussi bien pour le faire taire que pour se faire entendre :
« Changement de plan. Aidez les autres à battre en retraite, je me charge de la suite.
- Mais, et-
- Je me charge de mon frère. » Il avait l'impression de se répéter ; il ne le ferait jamais assez pour sauver la peau du royal postérieur de son cadet.
Après un court échange de regards, les deux partenaires de vol approuvèrent son – plus ou moins – plan d'un hochement de tête entendu. Le poisson volant lui adressa alors des mots qui arrachèrent à sa gorge un rire moqueur : « Soyez prudent !
- Comme toujours. » Comme jamais. Il n'y avait pas de belle victoire sans plaie impressionnante ; Eir aurait pu en attester. Son sang était chaud, brûlant ; bien sûr qu'il commettait des erreurs. Monumentales. Constamment. Mais il était ainsi, et à la fin, cela se terminait toujours bien. Cette querelle se terminerait bien en tout cas. Lui-même était passé par une phase d'adolescence compliquée. Il s'était pris des coups, avait échoué, avait appris, puis s'était relevé pour encaisser des coups plus forts encore. Son monde était ainsi. Les plans étaient faits pour les esprits vifs, comme celui de Balder ou de Loki ; l'esprit de Thor ne fonctionnait que par l'expérience. « Comme toujours. »
Le duo ailé quitta alors les cieux, afin de rejoindre les derniers cétacés au large. De son côté, l'Ase observa la tête de Jörmungand se relever parmi les vagues. Il siffla dans sa direction, mécontent. Ses iris dorés étaient remplis de rage et de douleur. Il était en colère ; et Loki n'avait toujours pas resurgi des flots.
« Je sais, ça fait mal de grandir. » L'électricité chatouilla sa rétine. Par Odin, il devait encore tenir. « Mais on m'a toujours dit qu'il fallait battre le mal par le mal, alors… » La gueule reptilienne s'ouvrit en grand devant lui. Le Dieu eut juste le temps de s'écarter avant qu'un filet de bave jaillit dans sa direction. Au contact de l'eau, la salive s'évapora sous un amas de gaz bulleux et très peu amical. Du venin. Une chose qu'il n'avait pas envisagée plus tôt, malgré le fait qu'il avait servi de cobaye à son cadet durant toute son enfance.
Son plan se peaufina dans son esprit : sortir Loki de l'eau et griller le gros reptile sans se faire toucher. Simple, clair, concis, comme il les aimait.
Une nouvelle esquive, et il propulsa Mjöllnir en direction de l'ennemi. Sans son arme, la gravité le rattrapa et il chavira entre les bourrasques. Juste le temps nécessaire au marteau pour assommer une seconde fois le serpent et revenir dans la poigne de son maître afin de lui épargner les eaux agitées et glaciales. Tandis que Jörmungand retombait parmi les vagues, Thor profita du délai accordé et de sa proximité avec l'océan pour chercher son frère. Il lui faudrait remonter pour reprendre son souffle. Il n'y aurait alors plus bateau ni aide aquatique pour lui offrir un pied-à-terre si nécessaire. Il n'était d'ailleurs certainement pas au courant du changement de plan, de la petite révolution de son aîné ; il n'en serait pas content. Loki aimait quand les choses allaient dans son sens, comme il les avait prévues. Il aimait que tout soit réglé comme une horloge ; un peu contradictoire pour un métamorphe malicieux.
Qu'importait ; Thor avait l'habitude de recevoir son courroux, il n'était plus à un coup de poignard vengeur près.
Il survola les vagues sur un bon kilomètre. En dessous, il pouvait deviner l'ombre des écailles smaragdines qui s'entortillaient sur elles-mêmes. Par les Nornes, mais combien mesurait ce serpent ?
« Loki ! » appela-t-il finalement. Face à lui, une portion du titan reptilien s'écarta des vagues pour lui barrer la route. Il passa en dessous ; ses genoux s'humidifièrent au contact des flots glacés. D'autres suivirent rapidement, tels des ponts charnels au diamètre presque aussi large que Lamentis. Remontant, il prit appui dessus afin de se propulser plus haut. « Loki ! » Il criait à présent, pressé par la situation graduellement alarmante. La taille de Jörmungand se révélait de plus en plus, et ce n'était pas pour le rassurer – au contraire. Sa colère elle-même était devenue un euphémisme. L'énergie poursuivait de s'emmagasiner dans son corps, galopant à présent sous ses écailles. Il préparait quelque chose, et cela ne serait certainement pas beau à voir. « Loki ! » L'Ase se doutait : il devrait frapper en premier. Mais pour ça, il devait d'abord retrouver son frère.
Distrait par sa fouille des vagues, Thor manqua de percuter une nouvelle portion du géant qui s'échappa des flots sous son nez. Sa paume gauche ripa contre une écaille qui creusa la chair avec l'aisance digne d'une lame affutée. La douleur le fit grimacer. Ses doigts se poissèrent bien vite d'hémoglobine. Il n'avait cependant pas le temps pour ça car, déjà, il aperçut au loin un fragment bien différent de son adversaire. Sur les écailles verdoyantes du monstre serpentait une masse ébène, qui faisait le lien entre une portion d'abdomen reluisante et une seconde plus terne, desquamée, comme morte. La mue, devina Thor.
Sans attendre, il vola jusqu'au mamba noir dont il croisa le regard fendu partagé entre surprise et irritation anticipée. « Changement de plan » se justifia-t-il juste en flottant entre les vagues et les deux serpents entrelacés. « Nous devons te sortir de là. »
En réponse, le seidr de son frère vint chatouiller ses terminaisons nerveuses pour connecter leurs esprits. Il n'y avait pas de mots, et pourtant Thor comprit sans peine le message véhiculé par le sifflement du métamorphe.
« Idiot toi-même. Mobius a demandé aux autres de rentrer. » Il n'aimait pas mentir, mais la situation l'exigeait – Loki lui avait déjà tenu une scène en plein champ de bataille pour une simple dague empruntée. L'intendant était la personne de confiance de son frère, sa meilleure chance de le convaincre. « Encore un peu » avait dit ce dernier, ce qu'il répéta à voix haute : « Il te faut juste encore un peu de temps. Et je peux te le donner. Mais avant, il faut que tu sortes de là. »
Le vent hurlait dans ses oreilles ; les vagues devenaient de plus en plus grandes et incontrôlables. Des kilomètres d'écailles poursuivaient de se révéler au travers des flots.
Un souffle fit danser le bas de sa cape dans une direction opposée. Un soupir. Signe que son frère capitulait. Desserrant sa prise autour de la mue, le mamba noir s'étira dans sa direction, tête la première, pour venir s'enrouler autour de sa silhouette. À mesure qu'il lui grimpait dessus, des éclats de seidr se détachaient de son corps et sa taille rapetissait, jusqu'à atteindre la forme qu'il arborait lors de sa première métamorphose. Par habitude, il nicha sa tête au creux de son cou, et enroula sa queue autour du biceps porteur de Mjöllnir. Une position parfaite, qui favoriserait le passage de la foudre sans le blesser. Bien.
Il n'avait plus qu'à régler son compte à ce maudit reptile.
Reprenant de l'altitude, Thor se dirigea à toute vitesse en direction de la tête. L'océan était entretemps devenu un méli-mélo chaotique d'écailles. Et il était persuadé qu'il ne voyait là que le quart de Jörmungand. « Un peu plus grand que la moyenne, hein ? » Il ne put retenir l'ironie dans sa voix. En réponse, le mamba noir frôla ses crocs contre le bas de son menton en signe d'avertissement. « Je sais, je sais. Plus tard. »
Lorsqu'ils trouvèrent enfin la tête, Mjöllnir fonça droit dessus. Cependant, le titan aquatique avait appris des fois précédentes ; il parvint à esquiver le marteau et à le prendre par revers. Frappé par-derrière, Thor fut alors violemment propulsé vers les flots, avant de percuter une portion d'abdomen, aussi dure que du diamant. Sous le choc, l'air quitta complètement ses poumons, et un goût de fer se répandit sur sa langue. Un bruit d'os craqua à ses oreilles, à présent bourdonnantes et désorientées. La douleur l'accueillit les bras grands ouverts, et il fit de même ; s'il souffrait, alors il était encore en vie, le Valhalla bien loin. Et s'il vivait, alors il pouvait encore combattre.
Un sifflement s'ajouta par-dessus les bourdonnements. « La ferme Loki » maugréa-t-il en s'accrochant entre les écailles pour se redresser. L'énergie qui coulait entre brûla ses paumes. De nouvelles entailles creusèrent l'épiderme de ses doigts, mais il y avait déjà trop de sang pour voir la différence. De nouveau, son frère siffla ; il ne chercha pas à le comprendre. Toute son attention était tournée en direction des iris mordorés de son ennemi. Un ennemi qui commençait franchement à l'agacer. Il était trempé, avait froid, et arrivait au bout de sa patience. Il aurait souhaité faire cela en douceur ; au vu des efforts de son cadet pour l'aider, Jörmungand devait être un membre important de Lamentis – même s'il avait tenté de tous les tuer. Ils auraient pu le faire en douceur.
Loki tenta une nouvelle fois de communiquer ; il l'ignora de plus belle. Il se moquait de son avis, la partie avait déjà assez duré comme ça. Empoignant Mjöllnir à deux mains, l'Ase expira profondément afin de chasser tout l'air de ses poumons. Les crépitements revinrent le long de son épiderme, s'intensifièrent pour devenir rapidement plus bruyant que les vagues déchaînées autour. Le ciel se voila de nuages sombres et lourds. Les paupières closes, oubliant tout ce qui l'entourait, Thor laissa les émotions remonter. Toute cette frustration contenue durant trop d'années. Toute cette colère contre sa famille brisée, son père qui refusait d'écouter, Hela pour n'avoir pas su tenir parole, Loki pour avoir disparu sans laisser de trace. Lui-même pour l'avoir poussé à fuir, sans le suivre.
Jörmungand n'était pas le seul à pouvoir s'énerver au point de créer des tempêtes. Thor était le Dieu de la Foudre depuis plus d'un millénaire. Le Dieu de la Force depuis sa naissance. Et, bientôt, il serait aussi le Dieu de la Guerre. Il avait remporté bon nombre de batailles, affronté des géants élémentaires, vaincu Surtur, empêché le Ragnarök. Tout le monde disait de lui qu'il était solaire ; toutes ces personnes ne connaissaient pas cette face de lui – car rares étaient ceux encore en vie pour s'en vanter.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, un flash d'énergie pure l'aveugla ; le monde lui apparut blanc et silencieux. Alors il laissa tout sortir.
Les éclairs brûlèrent ses terminaisons nerveuses dans une douce douleur, s'emparèrent de l'atmosphère environnante. L'odeur de soufre se mêla à l'écume, au sang et au seidr chantant de Loki, affolant ses narines comme jamais depuis deux siècles. Ses émotions étaient sa force ; son père lui avait toujours dit qu'en apprenant à les contrôler, il deviendrait inarrêtable. Mais cette force pouvait aussi se retourner contre lui, voir – pire – contre son entourage. « Au moment critique », Mobius avait su ; bien sûr, il savait tout. Heureusement, il n'y avait plus personne aux alentours à blesser ; son frère était à l'abri contre sa peau. Un sentiment de paix qui vint se superposer à son irritation, amplifiant la portée de ses éclairs.
Le ciel lui appartenait, grondait pour ses moindres volontés. Et c'était bon, si jouissif qu'il en oublia presque le pourquoi de ce déploiement. Ce ne fut que lorsqu'il perçut les gémissements sifflant de Jörmungand qu'il se remémora : ils avaient besoin de l'assommer, pas de le tuer. Il se trompait, il y avait encore une personne susceptible d'être blessée.
Refermant ses doigts sur ses paumes blessées, il grimaça. Il devait se contenir. Il pouvait – devait le faire.
Progressivement, le monde retrouva ses couleurs : le bleu sombre des vagues affolées, le gris du ciel chaotique, le vert des écailles secouées de spasmes. Les crépitements s'atténuèrent ; son pouvoir relâcha l'emprise qu'il détenait sur son esprit. Ses poumons se remplirent d'un air frigorifiant, loin du soufre ardent des éclairs. Le bourdonnement revint dans ses oreilles ; le monde n'était pas tout à fait stable. Le contrecoup pointait le bout de son nez.
Mais, au moins, Jörmungand ne bougeait plus. Son corps était étalé sur la surface des flots ; des kilomètres et des kilomètres de vert strié perdus dans l'horizon. Une vision qui, un instant, éveilla une angoisse en lui. Avant de voir les flancs de la créature se soulever dans un mouvement lent. En vie, encore. Il avait réussi à se contenir. Une réalisation qui lui arracha un soupir. Étourdi, il se laissa donc tomber vers l'arrière. Son fessier gémit au contact de l'épiderme dur du serpent, mais ses jambes n'auraient pu le maintenir plus longtemps debout. Aussitôt, la tête du mamba noir apparut dans son champ de vision instable. Son museau était froissé dans une émotion difficilement déchiffrable – ses idées manquaient de cohérence.
« À toi de jouer » dit-il simplement, « je t'attends ici. »
Il perçut l'hésitation dans les iris verdoyants de son frère. Puis, son sifflement lui parvint enfin. « Attends-moi. » Avant qu'il ne file vers les vagues, reprenant sa forme gigantesque – minuscule au milieu de son objectif.
Thor attendit ; il ne pouvait faire autrement. La douleur était trop forte, de plus en plus envahissante. Sans qu'il ne s'en rende compte, le poids de Mjöllnir finit par quitter ses doigts. Ils étaient poissés d'hémoglobine et tremblants. Sous la couche de sang coagulé, il perçut les dégâts : les plaies étaient irrégulières, leurs lèvres arboraient une teinte jaune grisâtre de mauvais augure. « Ah. » Il eut envie de rire, mais ses côtes – sans doute cassées pour certaines – le dissuadèrent rapidement. Alors il demeura immobile et attendit.
Attendit.
Jusqu'à ce que son monde devienne aussi sombre que les écailles de son frère.
Notes de l'auteur
Coucou mes p'tits flocons ! Le nouveau chapitre est là, avec enfin un peu d'action et l'affrontement contre ce fameux serpent plus grand que la moyenne. J'espère que cela vous aura plu. La suite sera beaucoup plus posée. Quelques petites notes avant de se quitter ;)
Note pratique : Comme vous l'aurez peut-être remarqué, nous sommes retournés un peu en arrière dans ce début de chapitre par rapport à la fin du précédent.
Note 1 : « Tu n'es pas le Dieu des marteaux », cette citation d'Odin est tirée de Thor 3. Du même film, nous avons aussi le passage « bien sûr qu'il commettait des erreurs. Monumentales. Constamment. Mais il était ainsi, et à la fin, cela se terminait toujours bien. » qui correspond à ce que répond Thor au début face à Surtur. La citation « Cela va vous tuer. - Seulement si je meurs. » est quant à elle tirée de Avenger : Infinity Warr, au moment où Thor forge sa nouvelle arme.
Note 2 : « Ne sifflez pas trop fort en direction du soleil, nous aurons besoin d'un temps clair pour notre réussite », lorsque Mobius dit ces mots, il fait référence à une superstition norvégienne qui dit que siffler vers le soleil provoque la pluie.
Note 3 : Pour rester dans les croyances, dans l'Antiquité, aussi bien en Occident qu'en Chine, les aurores polaires étaient considérées comme des serpents ; une interprétation parmi tant d'autres mais qui se prêtait plutôt bien ici je trouve.
Note 4 : « sur le point de déclencher le Ragnarök si personne ne le stoppait. » Ce passage fait référence à la mythologie nordique dans laquelle Odin craignait que Jörmungand ne soit la cause du Ragnarök. Lors de celui-ci, le serpent sera d'ailleurs l'adversaire de Thor. L'affrontement s'achève avec la mort des deux parties, Thor succombant au venin de Jör (détail très intéressant, me dit-on) ; raison pour laquelle j'ai fait ce cher Jör si impressionnant.
Note 5 : I elven finnes alt (déjà présente dans le chapitre 2) est pour rappel la version norvégienne de La Berceuse d'Ahtohallan dans La Reine des Neiges 2.
Note 6 : En plus de James et de Steven, nous faisons la connaissance de Clint dans ce chapitre, aussi connu sous son surnom de superhéros Hawkeyes. Il retrouve ici ses aptitudes de tir.
Merci d'avoir lu ! À la revoyure !
Chu
