Soundtrack : Compilation de chansons du Seigneur des Anneaux (vous pouvez chercher Drink Hobbit Song par Peter Hollens et Hank Green si vous les voulez toutes en une seule vidéo =3)


Chapitre 9

Helse


Lorsqu'il rouvrit les paupières – une dizaine de minutes plus tard lui semblait-il -, la place à son côté était vacante. Personne, comme il l'avait craint avant de s'endormir. Loki était parti.

Le bras toujours tendu vers son souvenir, l'Ase poussa un long soupir qu'il étouffa contre l'oreiller autrefois partagé par les deux frères. Le linge portait leurs odeurs, une alliance de feu et de givre, de soufre et d'ozone. Une preuve de son passage. Une preuve que tout n'avait pas été que songe. Une part qui le raccrochait à la réalité. Contrairement à toutes ces fois où, au cours de son voyage, il s'était inventé ce parfum dual, cette combinaison parfaite ; avant que le mensonge ne le poignarde avec cruauté. Chaque coup, chaque déception plus difficile à encaisser. Mais il avait encaissé ; et, aujourd'hui, ce parfum était bien réel.

Le vert de ses yeux, la douceur de ses boucles, la fraicheur de son souffle, les pulsations sous son épiderme. Loki était réel.

Et exactement comme dans son souvenir : tantôt trop loin, tantôt si près, reflet complémentaire, à la fois merveilleux et blessant, qui finissait toujours par lui échapper, un rire malicieux déployé avec fierté. Son frère aimait les jeux, aimait se faire désirer. La patience ; Thor se rappelait à quel point il avait dû en user pour apprivoiser son cadet, et tirer de lui le meilleur. Cette fois aussi ils avaient joué, à une longue et douloureuse partie de cache-cache involontaire. À présent démasqué, il ne lui restait plus qu'à l'attraper.

L'attraper, pour ne plus jamais le laisser partir.

Une masse bougea soudainement près du lit. Interpelé, le Dieu doré balaya de sa position allongée les alentours visibles. La lueur solaire était plus faible qu'à son dernier éveil ; la nuit devait commencer à s'installer ou le jour à naître au-dessus du fjord, plongeant la chambre dans une presque pénombre. À peine suffisante pour déterminer le contour des meubles. Peut-être plus de dix minutes semblait-il ; plutôt quelques heures. Il nota alors la légèreté de son corps. La fatigue s'était en grande partie envolée, de même que la douleur, ne laissant que quelques crampes et cette impression de moue ressentie après une nuit trop longue. Il avait besoin d'activité afin de restimuler son organisme – une semaine d'inconscience avait dit Mobius !

La silhouette bougea de nouveau, comme pour lui rappeler son existence. La seconde d'après, deux orbes rubiconds s'allumèrent devant lui, scintillant tels des flambeaux dans la nuit. Dangereux mais calmes ; le regard d'une bête tirée de son sommeil. Chaque œil était plus large que son pouce, laissant présager la taille finale de leur propriétaire. Thor se remémora alors l'imposant loup dormant sur le tapis de l'étude de son frère : le poil anthracite, la gueule acérée de crocs et les pattes suffisamment épaisses pour déraciner un chêne d'un coup. « Un ami fidèle » l'avait présenté le métamorphe, « il ne te fera aucun mal. » Obligé de croire aux mots de son cadet, Thor ne tenta donc rien pour s'échapper.

Une patience qui fut vite récompensée : la truffe de l'animal s'invita sur les draps pour humer l'air avec une forme de curiosité ou d'intérêt. Poussé par un instinct – loin d'être celui de survie -, l'Ase tendit en retour sa main dans sa direction. La créature recula à peine, peut-être surprise, avant de venir renifler ses doigts dans un mouvement prudent. Son souffle était glacé, plus encore que celui de son maître, et il sentait les pins enneigés. Une invitation olfactive qui chassa encore un peu la peur qu'aurait pu lui insuffler l'animal. Thor sourit malgré lui lorsqu'il sentit la langue lupine, humide et râpeuse, caresser ses phalanges dans une salutation affectueuse. Pour une fois, son frère n'avait pas menti.

« Tu sais où il est ? » demanda-t-il sans vraiment attendre de réponse en retour. Les oreilles du loup tressautèrent à peine ; il pencha la tête sur le côté, comme intrigué par ses mots. Une réaction qui poussa l'Ase à poursuivre : « Mon frère. » Comprenait-il ? « Loki. Loptr ? » proposa-t-il en se remémorant le nom d'emprunt du métamorphe sur ces terres - un nom ancien, offert par ses origines Jötnar.

Un nom qui anima une émotion nouvelle sur les traits lupins, alluma une étincelle d'intelligence dans ses yeux qu'il tourna en direction de la porte. Oui, il comprenait, et confirma même le départ présumé de son frère en trahissant par où il s'était échappé.

« Tu pourrais m'emmener à lui ? » Un grognement court et profond lui répondit. Une affirmation ? Thor décida que c'en était une.

Au risque de perdre quelques doigts, l'Æsir leva ensuite sa main pour caresser le front de l'animal qui se laissa faire, et se pressa vite contre sa paume afin d'en quémander davantage. Le sourire s'agrandit sur ses lèvres. Après les serpents, Loki avait rapidement appris à emprunter la forme des loups. Au départ, il n'avait ressemblé qu'à un petit chiot malheureux que le Dieu du Tonnerre n'avait pu qu'enlacer pendant des heures. Avec de l'expérience, il était ensuite parvenu à reproduire la silhouette des grands Vargr de Jarnvidr vivants sur Jotunheim, si semblables à celui allongé à son chevet, hormis la couleur du pelage. Les montures sauvages des jeunes Jötnar arboraient une robe parfaitement blanche, capables de se fondre dans les étendues enneigées ; le poil de celui-ci formait des cristaux sombres et polis, tels des éclats d'obsidienne gelés. Peut-être était-ce une forme voisine de Midgard ? Peut-être venait-il, lui aussi, de loin ? Dans tous les cas, il avait été recueilli par son frère.

Lamentis, le foyer des laissés-pour-compte.

Encore un mystère sur lequel il devrait se pencher, mais plus tard. Avant tout, il devait retrouver le maître des lieux.

Thor grimaça en se redressant parmi les draps. Un vertige léger l'accompagna dans son mouvement et l'obligea à patienter un peu, avant de pouvoir tourner ses jambes et poser pieds à terre. Le coton glissa sur sa peau qui frissonna au contact de l'air ambiant. Son torse était nu ; de fines runes étaient gravées là où son épiderme empruntait des teintes bleu jaunâtre, signe de contusions en cours de guérison. Le contour de Laguz commençait déjà à s'effacer sur ses poignets, et des bandages masquaient l'état de ses paumes. Une semaine, avait dit Mobius. Il fallait beaucoup pour mettre à terre un Ase ; plus encore pour le mettre à terre lui, Dieu de la Force. Pourtant, une simple éraflure contre les écailles de Jörmungand avait suffi à l'éteindre sept jours, malgré son corps habitué à subir divers poisons. Une véritable blessure qui aurait pu lui être fatale. Loki l'avait sauvé.

Tournant la tête, le loup attrapa dans sa gueule une pile de vêtements pliés sur la table de chevet pour la déposer sur ses genoux. Le tissu était chaud ; le bleu roi de la tunique se froissa sous ses doigts lorsqu'il la saisit. Il retrouva ces mêmes runes protectrices brodées au fil d'or sur les galons, détail qui lui arracha un sourire. À moins de s'en vanter durant des siècles, Loki ne l'avouerait jamais.

« Tu as raison. J'ai d'abord besoin d'un bain. » Il saisit le cordon rouge laissé sur la table de chevet et noua ses boucles blondes vers l'arrière. « Un bain chaud » précisa-t-il dans le geste.

Et, louées furent les Nornes, il le fut.

o

Une fois apprêté, Thor suivit le Vargr dans les méandres du manoir. Le Dieu avait enfilé une paire de bottes confortables et une cape lourde autour de ses épaules. Comme la première fois, tout était parfaitement à sa taille. Mjöllnir trouva sa place à sa hanche. Il aurait pu le révoquer, mais le poids du marteau contre sa cuisse avait un effet apaisant sur ses nerfs, catalyseur naturel de son esprit. Esprit qui songeait déjà à la suite, car il ne devait pas oublier la véritable raison de sa venue. Dans un sens, il avait l'impression d'être à Lamentis depuis des siècles ; et pourtant, son seul vrai échange avec son frère n'avait été qu'une demande d'aide à demi prononcée de ce dernier. Ils avaient besoin de discuter, de se poser pour échanger. Thor devait le convaincre de revenir. Sa fuite n'avait plus lieu d'être, Asgard se préparait depuis plus d'un siècle à son retour. Le petit frère du futur roi, sans qui l'Ase refusait de monter sur le trône. « Il vous faudra bientôt rentrer afin d'accomplir votre rôle. » Les mots d'Heimdall résonnaient toujours dans sa mémoire. Non, il n'oubliait pas. Mais pour cela, il avait besoin de Loki.

Telle une ombre silencieuse, le loup se faufila vers un nouveau couloir, comme pour perdre davantage son suivant. Malgré sa grande taille, il était parfois difficile de discerner sa silhouette dans la pénombre de plus en plus dense. Rares étaient les appliques allumées pour éclairer son chemin. Il n'y avait d'ailleurs personne ; habituellement animés lors de ses précédentes visites, les couloirs étaient complètement vides. Une seule chose était certaine : ils ne se dirigeaient pas vers la bibliothèque. La chambre qu'il avait occupée lors de sa convalescence se trouvait à l'étage le plus haut du manoir, tout comme l'étude de son frère. Pourtant, ils ne cessaient de descendre, un nombre incalculable de marches qui lui apparaissaient sans fin. Pas encore totalement remis, Thor était par moments obligé de s'arrêter pour s'appuyer, le temps d'une minute, contre un mur ou un pilier. Son guide lupin s'arrêtait alors au loin et patientait, l'observant depuis l'obscurité de ses yeux rougeoyants. Puis l'Ase se redressait, et l'atypique duo reprenait sa route.

Lorsqu'ils descendirent ce qui lui sembla être un soixante-septième étage, des éclats de rire et de musique lui parvinrent par vagues de plus en plus fortes. Ils devaient être arrivés au rez-de-chaussée. Sans aucune hésitation, le Vargr emprunta un long corridor qui menait à deux grandes portes entrouvertes d'où s'échappaient la joie et la mélodie. La lumière de la salle se déversait jusque dans le couloir, dans un drapé chaleureux appelant à la rejoindre. Chose qu'ils firent.

Blunt the knives, bend the forks

[Émoussent les couteaux, plient les fourchettes]

Smash the bottles and burn the corks

[Brisez les bouteilles et brûlez les bouchons]

Un violon jouait gaiement, accompagné par une mandoline et un tambour. Les mains et les pieds des habitants de la pièce – qui s'avéra être une grande salle de banquet – rythmaient les notes en frappant fort dans les airs, sur les tables et le sol. Assis sur des mètres de bancs, hommes et femmes – et même autres – s'étaient regroupés autour d'un bol de ragoût et une chope alcoolisée. Une odeur de choux et d'épices flottait au-dessus d'eux. Il faisait chaud, presque lourd. Tout était si bruyant, si bordélique, rappelant l'ambiance des tavernes sur Asgard.

Chip the glasses, crack the plates

[Ébrèchent les verres, cassent les assiettes]

That's what the master hates

[C'est ce que le maître déteste]

Il y avait des demoiselles aux jupons colorés qui faisaient danser des camarades plus ou moins éméchés, sous les encouragements de leurs confrères ; il y avait des tonneaux qui répandaient des breuvages aux couleurs divines dans les coupes tendues ; il y avait des verres brisés sur le sol pour marquer la satisfaction de leurs anciens propriétaires. Il y avait tout, un bout de chez lui.

« Helse ! » crièrent-ils en chœur.

Et c'était presque parfait.

« Oh, mais regardez qui voilà ! Un rev'nant ! » Des bras s'enroulèrent par-derrière autour de ses épaules. « Dony ! » Une jolie tête blonde apparut sur son côté droit, le bleu de ses yeux pétillant de malice. « Nous ne t'attendions plus. » Elle se décala à peine pour lui faire face, plus petite d'au moins une tête.

Thor nota l'égratignure sur son front, ainsi que ses boucles fraichement coupées dans un carré à peine plus bas que son menton. Une masse était ramenée sur le haut de son crâne pour former un demi-chignon qui dégageait ses traits.

Inconsciemment, l'Ase tendit la main pour cueillir une mèche libre et l'observer avec curiosité. « Un cadeau de Jör » dit-elle en riant. « Heureusement, il m'a laissé de la longueur.

- Et la tête. »

Elle haussa les épaules, comme si ce détail avait moins d'importance. Son regard glissa vers le bas. « Fenry ! » déclara-t-elle alors. Apercevant le Vargr derrière lui, la jeune femme tomba à genoux pour venir le saluer de franches caresses : « Coucou toi ! C'est qui le gentil loup-loup qui a montré le chemin à notre grand garçon ? C'est qui qui va avoir droit à un bon nonosse ? » L'animal grogna, la faisant rire. « Pardon, pardon. Je te mettrais aussi du chou. » Il fronça le museau à sa proposition ; elle rit de plus belle. « Tu as raison. Moi non plus je ne cours pas après. Mais tu sais à quel point Mobby est strict sur l'équilibre des repas. » Un faible jappement étouffé ; à priori oui, il savait.

« Je l'ai trouvé à mon chevet. » Sylvie releva les yeux dans sa direction. « Il semblait m'attendre.

- Parce qu'il t'attendait. Nous t'attendions tous, Ô notre grand sauveur dompteur de serpent. » Un nouveau rire. « Fenrir a veillé sur toi ces derniers jours, pour te remercier d'avoir aidé Jör. » Il ouvrit la bouche, prêt à l'interroger, mais elle l'interrompit en reprenant déjà la parole : « Trêve de bavardage ! » D'un bond, elle se redressa sur ses jambes. « Tu dois être affamé. » Il l'était, s'il se laissait le temps de réfléchir.

Mais il avait d'abord besoin de savoir : « Où est mon frère ? »

Avec une odieuse facilité, Sylvie esquiva sa question une fois de plus et, sans demander son avis, l'attrapa par le bras pour le tirer dans la foule, vers une table un peu en retrait des autres. Au violon, un nouveau morceau débutait ; l'homme à la mandoline accompagna les notes de sa voix.

Oh, you can search far and wide

[Oh, tu peux chercher partout]

You can drink the whole town dry

[Tu peux boire toute la ville à sec]

But you'll never find a beer so brown

[Mais tu ne trouveras jamais une bière aussi brune]

As the one we drink in our hometown

[Comme celui que nous buvons dans notre ville natale]

Autour de la table circulaire, des visages familiers étaient assis. Alioth était dos au mur et dégustait en silence le contenu de son bol. À sa gauche, Steven et James discutaient gaiement en profitant du repas ; le brun riait fort et venait frapper sa chope contre celle de son confrère entre deux gorgées. Un gros pansement ornait le bas de son menton. Hormis cela, ils semblaient en pleine forme. La dernière fois que l'Ase les avait vus, Steven bataillait contre le gouvernail du Revenger pour le maintenir à flot, tandis que James remplissait les canons des hommes avec rigueur. Clint, l'excellent tireur aux iris perçant, était aussi assis à la table ; il écoutait d'une oreille distraite le long débat de son interlocuteur, la dernière personne à laquelle l'Ase se serait attendue : « Hector ?! »

À l'appel de son nom, le vieux marin tourna son attention dans sa direction ; de même que les autres. Des « Sig ! » et des « Donar ! » se mêlèrent alors pour l'accueillir dans une cacophonie joyeuse, avant que son ancien compagnon de mer ne reprenne seul : « Content de t'voir, mon p'tit ! On m'avait dit que t'avais été blessé par un immense ver marin. Au moment d'partir. Par Saint Elme ! tu penses bien que j'suis resté. Et puis, t'as vu cet endroit ?! Comment un vieux loup d'mer comme moi pourrait espérer mieux pour finir ses jours ? Tout est incroyable ! Les gens viennent de partout, et pourtant tout l'monde se comprend. Et il faut absolument que tu goûtes ce ragoût de mouton ; la viande est fondante et les patates assaisonnées avec soin. P't'être un poil trop salées, non ? Et la musique ! Par bleu, et la bière ! Mon garçon, il faut que t'goûtes la bière e-

- Stop » il l'interrompit, les oreilles bourdonnantes. Fenrir couina à son côté, à priori lui aussi agressé par le flot de paroles. Avait-il été toujours si bavard ? Peu importait. « Ravi de te revoir, mon ami. »

Hector lui rendit son sourire ; des dents manquaient, l'une d'elles était platinée. « Pareillement.

- Tu dois avoir faim » poursuivit James – une idée de le nourrir qui semblait obséder bien des esprits. En réponse, tout le monde se décala pour libérer une place autour de la table. Levant à peine son nez de son repas, Alioth tendit le bras derrière lui pour attraper le tabouret qu'un homme venait de quitter afin de rejoindre les tonneaux alcoolisés. Sylvie appuya ensuite sur ses épaules pour le faire assoir dessus avant de prendre place à sa gauche. Clint, quant à lui, posa un bol rempli devant son nez. Le plat était encore chaud, comme attendant son arrivée. Du mouton accompagné de chou et de pommes de terre ; une vision suffisante pour faire gargouiller son estomac. Bon, peut-être avaient-ils tous raisons : il mourait de faim.

Lorsqu'il attrapa une cuillerée de viande saucée pour la porter à sa bouche, un nouveau morceau musical débutait sur les cordes des instruments, les hommes déjà pleins chantant le cœur joyeux d'une voix trop forte pour être harmonieuse.

Hey, oh, to the bottle I go

[Hé, oh, je vais à la bouteille]

To heal my heart and drown my woe

[Pour guérir mon cœur et noyer mon malheur]

Rain may fall and wind may blow

[La pluie peut tomber et le vent peut souffler]

There still be many miles to go

[Il reste encore beaucoup de kilomètres à parcourir]

« Alors ? » lui demanda Sylvie par-dessus, le menton appuyé dans sa paume et les sourcils haussés de manière espiègle. « On se sent mieux le ventre plein, pas vrai ? » Il lui adressa à peine un regard, déjà occupé à saisir le godet tendu par Steven. La couleur ambrée de l'hydromel luisait à la lueur des torches. Sucré comme il fallait, il sentit ses papilles se délecter sur son passage. Hector avait raison : tout était si bon, lui rappelant douloureusement son foyer.

Une fois la moitié de son repas avalé, il se tourna enfin complètement vers la blonde, qui racontait à priori sa journée d'entrainement à Alioth. Son attention lui fut très vite accordée, car il pouvait sentir son regard s'attarder de temps à autre sur lui, comme pour le surveiller.

Lorsqu'il ouvrit la bouche pour prendre la parole, elle l'interrompit d'une main levée, les lèvres à la fois souriantes et boudeuses. « Laisse-moi deviner : tu veux savoir où est ton frère ? J'ai l'impression que tu me le demandes toutes les cinq secondes » soupira-t-elle de manière dramatique, assurément apprise auprès du Dieu de la Malice.

Et il comprenait parfaitement ses mots. « Navré » soupira-t-il à son tour, « mais après deux cents ans de traque, y a des choses qui prennent le pli. » Cent quatre-vingt-sept ans pour être plus exact, et les quelques années qui avaient précédé sa désertion d'Asgard. « Où est-il ? Que fait-il ? Comment va-t-il ? » ; Hela avait eu le droit à ce refrain presque tous les matins suivant le départ de Loki. Et, même retrouvé, son frère demeurait insaisissable.

La jeune femme l'observa un instant.

Sweet is the sound of the pouring pain

[Doux est le son de la douleur qui coule]

And the stream that falls from hill to plain

[Et le ruisseau qui tombe de colline en plaine]

Avant qu'un sourire joueur ne danse sur ses lèvres. « D'accord, alors on va jouer à un p'tit jeu, ça te dit ?

- Quel genre de jeu ? » La dernière fois qu'il avait accepté sans se renseigner, il s'était fait embarquer sur un navire en pleine mer pour affronter un serpent géant plus grand que l'Eurasie.

« Disons un échange d'informations. Tu me poses une question, je te réponds, et ensuite c'est à mon tour. Qu'en penses-tu ? »

Tentant ; rien qui ne demandait grande réflexion. « D'accord », il ne fut pas long à se décider. « Je commence : où est mon frère ?

- Pas ici. Pourquoi tant vouloir le trouver ? » enchaîna-t-elle.

« C'est mon frère. Où est-il exactement ?

- Je te l'ai dit, pas ici » rit la jeune femme. « Comptes-tu gâches toutes tes questions ainsi ?

- Non. D'accord. » Il souffla. Finalement, peut-être que ce jeu nécessitait une pointe de réflexion. Il y avait beaucoup à apprendre, et les questions se succédaient au portillon de son esprit. Une semaine s'était écoulée depuis le sauvetage musclé du serpent marin, une éternité pour un mortel. Alors peut-être devrait-il commencer par cela ? « D'accord » répéta-t-il, « alors que s'est-il passé ? Comment va Jörmungand ?

- Mmmh, ça fait deux questions ça » déclara-t-elle, les sourcils froncés en prenant une gorgée de sa boisson. « Mais soit, pour une fois que tu changes de registre, je te l'accorde. Jör va très bien, Mère a pu achever sa mue sans complication. Il est retourné au fond des océans pour dormir, au moins pour les cinquante prochaines années.

- En espérant plus » marmonna Alioth contre sa cuillère, faisant rire sa voisine.

« C'est sûr que plus ça va aller, plus ce pépère va grandir, et plus ça va être compliqué de l'aider. Mais Mère y tient comme à la prunelle de ses yeux. Un peu comme nous tous. » Fenrir couina en se frottant contre la cuisse féminine ; elle lui accorda un regard en retour. « Oui, parce que c'est ce que nous sommes, une famille. »

Une famille. « Cela n'a pas d'importance. » L'image d'un miroir brisé s'imposa dans l'esprit de l'Ase. « Car nous sommes une famille. »

« De notre côté » poursuivit Sylvie, « personne n'a été trop blessé. Quelques écorchures pour certains, une ou deux phalanges de fracturer pour d'autres. » En réponse, Steven leva sa main gauche de sous la table pour révéler son index et son majeur reliés entre eux par un bandage. « Et tout ça grâce à toi et à ton mensonge. D'ailleurs, tu as vraiment osé mentir à Mère ?! »

Thor haussa les épaules. « Face à mon frère, il n'y a parfois que ses propres armes qui fonctionnent. » La petite assemblée rit doucement à sa remarque, y compris Alioth qui laissa entendre un pouffement du nez. Lui-même sourit face à ce fait. Loki avait toujours été le maître des mensonges et de la duperie ; il se savait lui-même être le meilleur dans ce domaine, si bien qu'il était possible de le prendre à revers, dans son propre jeu.

« C'est rare de le voir se mettre dans un tel état » déclara Clint en lui adressant un verre levé pour saluer son… exploit ? Le tireur d'élite but une gorgé, avant d'ajouter : « Lui qui est toujours si calme.

- La force brute n'est pas un substitut à la diplomatie et à la ruse » compléta Sylvie en prenant une voix plus grave, sans doute dans une tentative d'imitation du métamorphe, et de nouveau le groupe rit avec affection.

L'ambiance était agréable. Discuter de son frère avec des personnes qui l'appréciaient presque autant que lui – car jamais personne ne pourrait le détrôner dans ce domaine -, cela faisait bien longtemps. Rares avaient été les personnes à offrir autrefois de l'affection à son cadet ; plus rares encore étaient ceux à désirer son retour à présent. Leur père avait utilisé l'image de Loki comme d'un bouc émissaire pour apaiser le chagrin d'Asgard, puisque Surtur, mort de leurs mains jointes, ne pouvait plus le faire. « Si Loki était mort à sa place, Balder aurait-il été traité de la sorte ?! » Il n'avait jamais obtenu de réponse à cette question clamée contre les murs de sa cellule. Une simple hypothèse qui suffisait à retourner son estomac dans son ventre. Un monde sans Loki, un monde sans son petit frère. Un monde sans lui. « Il a besoin de moi.

- Seulement parce que tu as besoin de lui.

- C'est mon p'tit frère.

- Et nous sommes aussi ta famille. » Brisée, détruite, jamais plus intacte. Et pourtant, l'Æsir voulait se battre pour ce qui restait, pourchasser ces éclats dispersés afin de restaurer au mieux l'image de son enfance. Balder était mort, Hela entre les deux mondes, mais leur chant avait toujours été composé de quatre voix. Si l'une se taisait, était-il nécessaire de stopper complètement la musique ? Ou bien pouvaient-ils simplement chanter plus fort afin de combler le trou laissé derrière ?

Les iris verdoyants et malicieux du métamorphe se faufilèrent doucement dans son esprit pour chasser ceux accusateurs, et si semblables, de leur sœur. « Menteur » murmura sa voix endormie dans sa mémoire, peinte de cette affection qu'il tentait toujours si désespérément de cacher. Comme une honte, une peur, une faiblesse. Plus douloureuse qu'un simple coup de poignard en plein ventre.

« Comment allait-il ? » Il prononça ces mots sans trop y réfléchir.

Sylvie prit le temps de finir sa bouchée avant de lui répondre : « Comme un homme épuisé portant son frère à moitié mort à bout de bras ? » Elle soupira. « À ton avis ? Tu sais que tu as vraiment failli y passer ? Il était en colère ; tu sais, cette colère froide qui ne fait pas de bruit mais qui sait se fait comprendre.

- Ouai, je crois même que les oreilles de Mobius en sifflent encore » ajouta James en riant contre sa cuillère.

Thor plissa les yeux ; la jeune femme balaya la remarque d'un revers de main aérien. « Mobby a l'habitude de le gérer. » L'Ase ouvrit la bouche, prêt à la questionner, mais elle l'interrompit aussitôt : « Eh ! Ne joue pas au p'tit malin avec moi, c'est à mon tour de poser ma question. » Il leva les mains en signe de paix. « Alors voyons » ; elle tapota le bout de sa cuillère contre sa lèvre inférieure. « Je ne connais pas toute l'histoire, car Mère a toujours été très discret là-dessus. Pour te dire, j'ignorais même qu'il avait un frère. Enfin, si, en cherchant un peu dans la mythologie – et crois-moi j'ai cherché quand j'ai appris sa vraie identité -, on peut lui trouver deux frères associés, mais ce ne sont pas des Ases.

- Býleist et Helblindi » compléta-t-il d'un hochement de tête. « Des princes de Jotunheim, tout comme lui.

- Mais il n'est jamais fait mention de son rattachement au trône d'Asgard.

- Les anciens Vikings ont toujours modelé les relations entre les immortels comme ça les arrangeait. Lorsque nous sommes descendus sur Midgard pour les défendre contre une invasion d'extraterrestre, peut-être n'avons-nous pas crié assez fort : Eh, nous sommes frères !, ou-

- Ça serait bien la première fois que tu ne le crie pas sous tous les toits » fit remarquer la jolie blonde avec un air moqueur.

- Attendez » les coupa à son tour Hector, « comment ça une invasion d'extraterrestre ? Parc'que eux aussi existent ?

- Tu manges à la même table qu'un Dieu qui jette de la foudre qui vient d'affronter un serpent qui fait la circonférence de la planète, et tu t'étonnes encore de ce qui peut exister ? » se moqua Clint en piquant son couteau dans une pomme de terre. « Attend de savoir l'identité de tout le monde à cette table alors ; crois-moi, tu n'es pas prêt.

- Plus tard » déclara Sylvie en voyant le marin déjà ouvrir la bouche, « je n'ai pas encore posé ma question.

- Elles sont nulles tes questions, Syl. »

La jeune femme offrit un regard sombre à son acolyte de mutinerie. Puis, comme si de rien n'était, elle se retourna vers l'Ase en lui demandant : « Mais je ne comprends pas, donc Mère a été… adopté ? »

Thor opina. « Il n'en reste pas moins mon frère.

- Et les anciens ne se sont pas dit : Tiens, ces deux-là n'arrêtent pas de s'appeler frère, ils sont peut-être apparentés ? »

Des rires et des jupons dansèrent dans l'esprit du Dieu doré, écho d'un souvenir, d'une soirée passée avec ces gens d'un peuple éteint depuis des siècles. Ils avaient été les premiers Midgardiens à entrer en contact avec ceux venues du Bifröst – « Brú til himins af jörðu », le pont entre le ciel et la terre comme ils l'appelaient. Une nuit enchantée pour fêter leur victoire sur les envahisseurs. Une nuit pour créer sa réputation du Dieu de la Fertilité, et faire entrer la magnifique Járnsaxa dans les mémoires. « Parce que c'était plus simple comme ça. » Car tout était toujours si complexe. À la fois à distance et à bout portant. « Oui. »

Une nouvelle mélodie débuta dans la salle, les musiciens et leurs chanteurs autoproclamés infatigables enchaînaient les morceaux sur les tables qui tenaient le coup.

There's an inn, there's an inn

[Il y a une auberge, il y a une auberge]

There's a merry old inn, beneath the old grey hill

[Il y a une vieille auberge joyeuse, sous la vieille colline grise]

And there they brew a beer so brown

[Et là ils brassent une bière si brune]

The man in the Moon himself came down

[L'homme sur la Lune lui-même est descendu]

« À moi » proclama Thor, mettant de côté les souvenirs pour se reconcentrer sur le présent. Il devait savoir. S'il ne pouvait discuter avec Loki, peut-être pourrait-il l'apprendre autrement. « Mon frère a dit qu'il avait besoin de moi pour aider Jörmungand. Par conséquent, il savait que j'arrivai. Pourtant, il avait l'air surpris en me voyant débarqué, et m'a poignardé soi-disant en conséquence. » Sa réflexion se faisait au fur et à mesure pour construire le dialogue. « Toi-même » poursuivit-il en pointant la jeune femme de sa cuillère, « tu ignorais qui j'étais alors que tu as spécifiquement détourné ce bateau pour Lamentis. Voici donc ma question : où est le sens là-dedans ? »

Les regards s'échangèrent autour de la table.

One night to drink his fill

[Une nuit pour boire à sa faim]

Ooh, the ostler has a tipsy cat

[Ooh, le palefrenier a un chat ivre]

À priori, personne ne possédait la réponse à sa question. Supposition qui se confirma bien vite lorsque Sylvie reprit la parole d'une voix peu assurée. « Je ne savais vraiment pas que Mère avait un frère ; ça, sois en assuré. Je ne savais même pas ce que nous étions censés chercher. Mobby n'avait parlé que d'un bateau.

- Il nous avait donné des coordonnées » ajouta Alioth, avant de corriger : « du moins, il les avait données à moi car, pour rappel, vous étiez censée être punie, mademoiselle. »

La jeune femme leva les yeux au plafond face au surnom appuyé avec ironie. « Je vous ai entendus discuter » se défendit-elle. « Il insistait sur l'importance de cette mission, je ne pouvais pas rester les bras croisés ici sans rien faire.

- Tu ne voulais pas rester ici, nuance. » Elle lui tira la langue ; son acolyte grimaça en réponse.

L'Ase posa sa cuillère près du bol vidé. « Donc Mobius… savait ? M-Mais » Il fronça les sourcils, perdu. Les morceaux ne collaient pas.

« Avez-vous conscience que nous avions besoin de tout sauf de ce problème en ce moment ? » avait dit l'intendant lors de leur arrivée.

« Tu n'aurais pas dû venir. » siffla la voix fraternelle par-dessus. « J'étais surpris. Et agacé. »

Loki n'avait pas su. « Non » confirma la voix de Sylvie, « je suis presque certaine que Mère ne savait pas. De ce que j'ai appris, ils étaient en pleine tentative pour aider Jör quand nous sommes arrivés. Ils ont été déconcentrés, et la tentative s'est achevée en échec.

- D'où le coup de poignard » lâcha Clint en hochant la tête, comme si les mots de la blonde justifiaient tous les maux du monde. Surtout ceux de son frère.

« Mais Mobius savait » reprit Thor, ce qui lui valut un haussement d'épaules de la jeune femme :

« Mobby sait un tas de choses. Tu en serais effrayé. Son rôle est… Comment dire ? » Elle tourna le regard vers Alioth, en quête d'un support. « D'aider Mère dans ses tâches ? En commençant par résoudre les problèmes dont il n'a pas encore conscience ? Un peu comme un super œil projeté vers l'avenir qui tenterait de comprendre les différentes alternatives possibles face à un problème pour déduire la meilleure solution.

- Un grand homme » résuma Steve.

« Indispensable » compléta James.

« Effrayant » proposa Hector, ce qui lui valut le regard de toute la table.

So, the cat on his fiddle played hey-diddle-diddle

[Alors, le chat sur son violon a joué hé-diddle-diddle]

A jig that would wake the dead

[Un gabarit qui réveillerait les morts]

« Désolé » marmonna le vieil homme, « continuez. » Et il retourna à son repas, comme si de rien n'était.

« Bon ! » s'enjoua Sylvie en claquant dans ses mains. « À moi de jouer ; préparez-vous, joli cœur. Comme je l'ai dit plus tôt, je n'ai pas toute l'histoire, mais de ce que je comprends, tu t'es mis en quête de Mère afin de le retrouver. Ce qui laisse supposer qu'il a quitté votre foyer en rompant complètement la communication, ce qui nous offre deux possibilités : soit il est parti de son plein gré, soit il a été forcé de le faire. » Une lueur brillait dans les perles océans de la jeune femme, rendues plus sombre par l'éclairage tamisé des torches. Il n'y avait plus de sourire sur ses lèvres, seulement une concentration qui creusait ses traits et vieillissait son visage. « Dans l'un ou l'autre des cas, tu t'es mis en tête de le ramener avec toi. À Asgard je suppose, ce qui n'est franchement pas le lieu le plus accessible de l'univers. Dans le premier cas, il devait avoir ses raisons de partir ; dans le second, il a dû être blessé par la situation. D'autant que, moi comme toi je suppose, savons à quel point il peut être rancunier.

- Où veux-tu en venir ? » souffla-t-il. Il savait pertinemment où elle voulait en venir.

Et elle savait qu'il savait, il suffisait de voir les mots se former dans ses iris, silencieux et pourtant compréhensibles. « Tu ne cesses de demander où se trouve ton frère. Si j'en crois les paroles de Mobby, cela fait des décennies que tu lui cours après. » Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et- « Tu comptes le prendre avec toi. Mais Dony, au-delà du drame que cela causera à Lamentis de perdre Mère, t'es-tu seulement posé cette question. » Elle marqua un arrêt, retint une seconde ladite question sur le bord de ses lèvres, avant de prononcer : « Et s'il ne souhaite pas revenir ? »

L'air se bloqua dans les poumons divins à l'entente de ces mots.

Momentanément, il revit le visage d'Hela pressé contre les grilles de sa prison, la moitié squelettique de son visage camouflée derrière son épaisse tresse sombre, la voix cassée à force de réclamer son pardon, les yeux rougis à force de perdre des frères. « Et s'il refuse ? » avait-elle demandé, dans une ultime tentative de le retenir. « S'il ne veut pas revenir ? » Une proposition impensable pour l'Ase. Pourquoi Loki refuserait-il de revenir ?

À cause de leur père ? Thor lui avait promis de s'en charger, et il avait tenu promesse.

À cause du peuple ? Loki n'avait jamais prêté oreille à ce dernier ; au contraire, confronter leur perfidie était devenue la clef de voûte du métamorphe.

À cause de la succession ? Il n'avait jamais eu à s'en faire pour ça ; la lourde charge ne lui avait jamais été proposée, et sa main ne servirait jamais à remplir un quelconque traité d'alliance.

À cause de Thor lui-même ? Impossible, tout était encore maintenu secret ; il ne pouvait avoir eu vent de ce qui se tramait au conseil. Ce qu'il avait dû promettre pour gagner le soutien des yeux d'Heimdall.

Il n'avait pas besoin de savoir. Il avait juste besoin de revenir.

« Et Lamentis ? » demanda une petite voix dans sa tête. Oui, de ce qu'il avait vu, tout était si parfait ici, si paisible. Serait-il prêt à arracher Loki à cet univers forgé par sa propre volonté ? Pire, serait-il capable d'arracher ce havre de paix à son frère pour la simple satisfaction de l'avoir près de lui ? « J'ai besoin de lui. » Son petit frère. Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et… Il avait perdu le compte des jours. Car ils n'avaient plus eu d'intérêt au moment où il l'avait enfin retrouvé. Son regard enchanteur, sa langue douce et acide, ses actes fourbes qui cachaient ce qu'il avait sur le cœur. « Tu dois fuir.

- Viens avec moi.

- Je dois rester, ou sinon nous ne pourrons jamais revenir.

- Alors ne revenons jamais. »

L'air quitta finalement ses poumons dans un long soupir. « Je n'sais pas. » L'aveu fut douloureux dans sa bouche. « Mais je n'ai pas le choix que d'essayer. » Essayer, espérer. « Si je me trompe, que pourrais-je perdre de plus ? » Le miroir était déjà brisé en mille morceaux ; hormis le recoller ou l'abandonner définitivement, il n'y avait rien d'autre qu'il pouvait tenter. Loki lui avait sauvé la vie ; il était son petit frère, qui riait dans ses bras, se vengeait d'un coup de crocs ou de poignard, lisait durant des heures pour le faire perdre patience, quémandait de son attention, hurlait l'injustice face aux paroles paternelles, trouvait refuge dans leur monde rien qu'à eux. Il avait besoin de lui pour vivre les trois prochains millénaires, ou le Ragnarök serait bien trop long à attendre pour le débarrasser de ce poids dans sa poitrine.

« Tu pourrais rester ? » La proposition de Sylvie lui arracha un rire écorché. « Ouuu… », elle réfléchit à voix haute. Il sentit son regard fouiller ses compagnons en quête d'aide, de support. Du coin de l'œil, il vit James faire un geste de la main sans comprendre la signification de ce dernier. Contrairement à la jeune femme qui reprit, avec un peu plus d'assurance : « Ou nous pourrions cesser ce jeu stupide et faire quelque chose de plus amusant. Comme par exemple danser ? »

Thor haussa un sourcil.

The round Moon rolled behind the hill

[La Lune ronde roulait derrière la colline]

Sun raised up her head

[Le soleil leva la tête]

« Oui, dansons ! » La jolie blonde se relevait déjà de son tabouret, finissant son verre d'une traite, comme pour se donner du courage. « Allez mon grand, il est temps de prouver de quoi est capable un bourge immortel tout puissant.

- Tu es sérieuse ? »

Elle tendit l'oreille.

She hardly believed her fiery eyes

[Elle n'en croyait pas ses yeux enflammés]

For it was day, to her surprise

[Car il faisait jour, à sa grande surprise]

Avant de grimacer. « Tu as raison, ce n'est pas trop approprié. Aly, tu nous accompagnes ? » Encore après son ragoût, l'homme leva un pouce pour montrer son accord. Pour ? L'Ase ne savait pas vraiment ; il y avait question plus urgente à régler pour la seconde. « Quoi ? » demanda-t-elle en croisant à nouveau son regard. « Ne me dis pas que les Asgardiens savent se battre, lancer des éclairs, survivre au poison le plus mortel de la galaxie ; mais quand il s'agit d'une petite danse, il n'y a plus personne ? » Alioth lâcha enfin son couvert pour se lever et quitter la table en premier. « Tu sais danser au moins ? »

Au loin, le violon et ses accompagnateurs se turent en plein morceau, coupé dans leur élan. Le raclement des tables sur le parquet résonna ensuite dans la salle. Des gloussements féminins se firent entendre. Des duos se formaient petit à petit pour rejoindre la piste de danse improvisée entre les bancs et les tonneaux. Alioth avait emprunté – ou volé ? – l'hardingfele du violoniste et donnait des directives aux deux autres musiciens. La femme à la mandoline écoutait avec attention et une certaine fascination ; contrairement à l'homme derrière le tambour, dont les yeux étaient écartés par une surprise apeurée.

« Allez, s'te plait ! » supplia cette fois-ci Sylvie. « Et je te promets de t'aider à parler avec Mère. »

Il soupira de nouveau ; le sourire revint sur les lèvres féminines, qui se savaient déjà vainqueures. Elle tendit la main dans sa direction. D'une traite, il finit à son tour son verre avant de l'accepter. Et de se laisser entraîner sur la piste de danse improvisée.

o

Thor attrapa la main de sa sœur pour la faire tournoyer. Ses jupons vaporeux d'un bleu nuit volèrent autour de sa silhouette élancée, encore plus grande que lui malgré sa récente croissante. Elle lui offrit un sourire en revenant face à lui, ses grands yeux verts pétillant de vie. « Qui aurait cru que tu m'inviterais à danser » déclara-t-elle en tendant les bras dans le sens opposé de lui.

Le jeune prince haussa un sourcil. « Pourquoi ne l'aurais-je pas fait ? »

Hela fit de même, la joie saupoudrée d'espièglerie sur ses lèvres. « Pourquoi ? » Son attention se déporta sur le côté ; Thor l'imita, juste à temps pour observer Balder faire tournoyer le plus jeune de la fratrie.

Loki était splendide ; son apparence valait les trois heures qu'il l'avait fait attendre pour se préparer. Entre les hauts murs de Breidablik, personne ne pouvait mentir, et les sorts de dissimulation étaient instantanément effacés à l'entrée des grandes portes dorées. Un détail que son cadet avait anticipé, prévoyant une tenue non pas adaptée à sa forme d'Ase, mais pour celle Jötunn : des voiles de glaces et des parures en or qui mettaient en valeur la teinte si particulière de son épiderme. Il était si petit encore entre les bras de leur aîné, mais la prestance qui émanait déjà de lui était bien plus grande que celle de la plupart des convives.

« Je me demande bien pourquoi. »

Thor revint vers sa sœur, qui l'accueillit avec ce même sourire secret, et son souffle, qu'il ne se rappelait pas maintenu, reprit son cours dans sa poitrine. « Tu avais l'air triste toute seule dans ton coin.

- Oh, alors c'était de la pitié ? » Son humeur était taquine ; il la fit tournoyer entre ses doigts. « Absolument pas parce que mon pauvre frère s'est fait abandonner par son binôme ?

- Loki ne m'a pas abandonné, c'est moi qui lui ai proposé de danser avec l'hôte de la soirée. » Une erreur dont il ne mesurait pas encore les conséquences.

« Et comme j'étais là… »

L'Ase blond rit. « Ne sois pas jalouse. Tu es la plus ravissante ce soir. »

Une fois de plus, elle haussa un sourcil. « Apprends à mieux mentir, petit frère, ou les cœurs seront cruels avec toi plus tard. Certains plus que d'autres. » Une ombre passa dans son regard ; Thor fut incapable de l'interpréter, de même que l'avertissement fait à demi-mots. La cruauté des cœurs envers sa personne était si peu fréquente dans son entourage. Tout le monde l'aimait, et voulait être aimé de sa part en retour. Il était l'enfant choyé, le joyau de la nation Asgardienne.

« Je prends note » dit-il tout de même, mais ses mots furent vite couverts par un vacarme un peu plus loin. Il y avait eu des cris et des crépitements de lumière. Sur la piste de danse, les silhouettes s'étaient écartées pour former un cercle multicolore autour d'une paire dépareillée qui attira toute l'attention de Thor.

Un battement de cils plus tard, il sentit sa vision blanchir et son cœur louper un battement dans sa poitrine.


Notes de l'auteur

Eh coucou tout le monde ! La bonne année à vous ! J'espère que vous avez bien profité des fêtes, et je vous souhaite de vous épanouir dans tous les domaines possibles pour cette nouvelle année qui s'annonce.

Rien de mieux pour la démarrer qu'un nouveau chapitre de ce petit récit. Pas de Loki aujourd'hui, mais une discussion intéressante avec ses compagnons de vie, et un souvenir sur la fin qui laisse deviner le contenu du prochain ;)

Note 1 : « Helse ! » signifie « Santé ! » en Norvégien, une manière de trinquer en quelque sorte. « Brú til himins af jörðu » signifie quant à lui « pont entre le ciel et la terre » en vieux norrois, une autre appellation pour le Bifröst qui, pour rappel, relit Midgard à Asgard.

Note 2 : Dans la mythologie nordique, Fenrir est l'un des enfants de Loki qu'il a eus avec la géante Angrboda, ce qui fait de lui le frère de Jörmungand et de Hel (qui a inspiré le personnage d'Hela). Il appartient à l'espèce des Vargr, qui désigne les loups mythiques. Cette lignée est issue d'une vieille tröll qui habite dans la forêt de Fer Jarnvidr

Note 3 : Toujours dans la mythologie nordique, le dieu Loki possède deux frères de sang : Býleist et Helblindi. Járnsaxa était quant à elle une Jötunn connue pour avoir eu une liaison avec Thor. Enfin, Breidablik désigne le manoir de Balder, un domaine où le mal est inexistant ; j'ai poussé le concept un peu plus loin en empêchant les mensonges en ces lieux, et donc les illusions et les métamorphoses.

Note 4 : Les différentes chansons présentes dans ce chapitre sont toutes tirées des films Le Seigneur des Anneaux. Le medley de Peter Hollens et Hank Green que je vous ai mis reprend toutes ces musiques, si le cœur vous en dit ;)

Note 5 : Saint Elme est le saint patron chrétien des marins

Note 6 : « La force brute n'est pas un substitut à la diplomatie et à la ruse » est une citation de Loki tirée de la saison 1 épisode 3.

Note 7 : Le plat dégusté par la petite troupe est un ragoût de mouton au chou, aussi appelé farikal, qui est un plat traditionnel de Norvège. Comme décrit dans le récit, il se compose essentiellement de mouton, de choux et de pommes de terre.

Un grand merci pour avoir lu ! À la revoyure !

Chu