Soundtrack : Då månen sken du groupe Skáld
Le jour se mourait par-delà l'océan ; l'obscurité répandait peu à peu ses couleurs, plus chaudes qu'à l'accoutumer. La lune serait écarlate, car beaucoup de sang avait abreuvé la terre. De grands feux avaient été allumés près du rivage, certains pour repousser les potentiels esprits charognards, d'autres pour cuir d'imposants moutons sacrifiés à la gloire de leur victoire, d'autres encore pour réchauffer les cœurs et les sourires. La bataille s'était achevée il y avait peu. Les cris résonnaient encore dans les oreilles ; des carcasses ennemies s'entassaient dans des recoins de la plage pour ne pas entacher le paysage, en attente d'une fosse commune pour les faire disparaître. Les corps de ceux tombés finissaient quant à eux de brûler sur les eaux, emportés vers le large par les barques mortuaires, en route pour l'autre monde.
La mort rodait encore dans le coin, oui, mais la vie était bien plus forte.
Car il y avait aussi de la musique et des rires, des couleurs qui tournoyaient au rythme des notes et des voiles blancs endeuillés. Il fallait chasser le mal, laisser la joie vivace s'inviter dans les cœurs. Jusqu'à l'aurore. Jusqu'au retour du grand pont arc-en-ciel qui viendrait reprendre les sauveurs de ces terres. Ils étaient arrivés, drapés de moirures irisées, leur clameur faisant gronder le ciel et la terre. Ils étaient arrivés, êtres parfaits, à la puissance aussi redoutable que leur beauté. Ils étaient arrivés, et Thor s'était prêté au jeu sans difficulté. Balder avait proclamé que c'était leur rôle de défendre les plus faibles ; Loki avait fini de le convaincre en lui rappelant l'ivresse des champs de bataille, le plaisir de conquête, la douce victoire à célébrer ensuite. Et, comme à chaque fois, son petit frère ne s'était pas trompé.
La poitrine de l'Ase manquait d'exploser. Son cœur battait vite, ses poumons s'asphyxiaient de l'air énergiquement dépensé par ses pieds et ses mains. La fatigue lui pesait, ses muscles étaient engourdis par les combats, mais son sourire jamais ne tarissait. Le triomphe était plus fort en lui, galvanisait ses veines pour chasser tout le reste, le rendant presque euphorique. Les tambours et le violon joyeux le faisaient tournoyer sans crainte dans ce monde sauvé in extremis de sa poigne. Ils étaient des héros ; ils étaient des Dieux. Le peuple les acclamait, les vénérait, et les vénèrerait pour les siècles à venir. Tant de choses leur avaient été offertes : des noms, des titres, des sanctuaires. Et cette soirée, la plus prometteuse depuis longtemps. Ici, il n'y avait ni cours pour juger, ni conseiller pour réprimander, ni père pour désapprouver. Seulement eux, la jeune génération d'Asgard.
Le morceau s'acheva ; les applaudissements et les sifflements retentirent sur la plage. Un peu plus loin, la voix forte de Volstagg réclama une nouvelle danse – il n'était pas le seul, personne ne souhaitait voir la nuit s'estomper. Ils devraient bientôt rentrer, tous voulaient profiter au maximum. À commencer par Thor. Les jours précédents avaient été difficiles, remplis d'enseignements politiques et de conseils interminables, et il devrait se replonger dedans dès son retour. « Plus tard ! » avait déclaré en cœur le trio de paladins en frappant fort leur première chope d'hydromel contre la sienne, comme un sort pour chasser au loin ses mauvaises idées. Il avait donc tenté de suivre leur conseil ; puis Loki s'était avancé pour attraper son poignet, et il n'avait plus eu le temps d'y penser.
Avachis l'un sur l'autre, les deux frères rirent en chœur, l'éclat saccadé par leur souffle court. La dernière danse avait été plus vive que les précédentes, et ils avaient tournoyé à en perdre l'équilibre. Une vive douleur remontait le long de son coccyx, rapidement oubliée à la faveur des iris pétillant d'or face à lui. De grosses boucles blondes tombaient sur son visage arrondi par la métamorphose. Son nez était trop petit, ses lèvres trop épaisses, sa poitrine trop généreuse sous le décolleté en dentelles. Une apparence étrangère, sauvée par le vert familier de ses yeux.
« Rien de cassé ? » Une femme avec un lourd plateau passa à proximité d'eux, charmante dans sa manière de battre des cils.
Sans répondre, les deux frères s'aidèrent à se redresser mutuellement : Thor en poussant sur le fessier de son cadet et ce dernier en lui tendant ensuite un bras pour le tracter. Ils acceptèrent ensuite chacun un godet rempli à ras bord d'hydromel. « Helse ! » dirent-ils d'une même voix en frappant leur verre, avant de descendre le liquide sucré comme du petit lait. Les Asgardiens ne connaissaient que très peu l'ivresse de la boisson ; il était difficile de s'enivrer complètement en enchaînant seulement les gorgées. Un point positif, qui pouvait parfois se montrer désagréable. Il était souvent plus facile de délier les langues avec un ou dix degrés supplémentaires dans le sang.
Des chuchotements retentirent sur leur droite. Un petit groupe de femmes échangeaient à voix basse tout en les observant, de manière rêveuse pour certaines, envieuses pour d'autres. Ces mêmes femmes qui, des heures plus tôt, pleuraient pour la survie de leurs frères, maris ou enfants.
Son sourire se fana contre le rebord de son verre. Finalement, il y avait toujours des regards pour juger, surveiller.
Il se lécha la lèvre, en quête d'un surplus d'hydromel, avant de proposer d'un timbre plus morne qu'il aurait souhaité : « Nous devrions faire une pause. »
Une nouvelle musique débutait ; un duo de jeunes filles accompagna au chant les instruments. Les pieds de son frère suivirent aussitôt les premières notes. « Déjà fatigué ? » demanda-t-il de manière effrontée en attrapant sa main pour le faire tournoyer.
La lueur des bûchers accrochait le vert de ses yeux chaque fois qu'il revenait face à lui : le seul trait conservé de son apparence habituelle, mais aussi celui qu'il préférait de sa forme actuelle. Les boucles sombres lui allaient mieux, sa robe était beaucoup trop volumineuse – la preuve, ils étaient tombés en s'emmêlant dans les jupons. Non pas qu'il n'appréciait pas de rouler sur les galets avec son cadet, mais il ne pouvait empêcher cette petite voix au fond de lui murmurer la raison derrière toutes ces métamorphoses. « Thurse. »
« La journée a été longue. »
Loki leva un sourcil, peu convaincu par son excuse. « C'est l'apparence ? Tu n'aimes pas ? »
L'Ase se mordit l'intérieur de la joue, avant de répondre : « Qu'importe ton apparence, tu restes mon frère. » Même s'il préférait ses boucles ébène et ses traits inspirés d'Hela, sa silhouette plus élancée, et ses lèvres plus fines qui offraient des sourires plus francs – ceux de son enfance.
« Mais ? » insista le métamorphe.
Thor soupira malgré lui, entraîné par mécanisme dans une nouvelle danse. « Je ne comprends juste pas pourquoi faire tout ça. » Il se doutait, ne voulait pas aborder le sujet au risque de froisser le plus jeune. Même apprivoisé, un loup pouvait encore mordre et se replier dans sa tanière.
« Tu veux parler de la danse ? » Le blond leva un bras pour faire tourner la silhouette féminine qui se retrouva dos à lui, pressé contre son torse. Une forte odeur d'ozone accrochait ses mèches claires, masquant le parfum hivernal en dessous.
Il serra Loki un peu plus fort que nécessaire, comme pour se donner du courage, ou pour se rassurer d'une peur ignorée. « Je veux parler de tous ces changements d'apparence. Pourquoi ne puis-je juste pas danser avec mon frère ? » Il libéra son étreinte et les jupons s'éloignèrent en virevoltant.
« Je pense à ton titre de Dieu de la Fertilité » se justifia le sorcier. « Crois-moi, dans plusieurs siècles, tu me remercieras. Les esprits mortels ont besoin d'être inspirés.
- Et je n'ai que faire de ce qu'ils peuvent penser. »
Une lueur chatoya le regard du métamorphe. « Tu es le futur roi.
- Et je suis ton frère. » Thor enroula un bras autour de la taille féminine pour l'entraîner dans une ronde plus brusque que prévue. Sa théorie se confirmait ; il aurait préféré se tromper. L'orage gronda au loin, son irritation dissimulée par les notes joyeuses. Mais pas pour toutes les oreilles. Du coin de l'œil, il vit Hogun en bonne compagnie lever le nez vers l'horizon, et les lèvres de Loki s'étirer face à lui en un sourire secret. « Quoi ?
- Rien. » Une réponse – un mensonge – qui ne fit qu'aggraver l'humeur du Dieu de la Foudre, car il n'y avait jamais rien derrière les silences du né Jötunn.
« Menteur. » Loki haussa les épaules en réponse, avant de venir presser sa joue contre son épaule pour étouffer un rire bas. « Quoi ? » retenta-t-il alors.
« Tu as raison. » Un aveu plutôt rare à entendre. « La journée a été longue.
- Loki. » Sa voix se fit grondante, menaçante. Son cadet fredonna en retour, impétueux et impossible. La patience, toujours mise à rude épreuve. Si le monde devait brûler demain pour obtenir une seule réponse de sa part, Loki aurait été capable de l'admirer se consumer en silence d'un regard rêveur.
La musique approchait de sa fin, les tambours ralentissaient et le violon, après son envolé énergique, perdait de sa clameur pour s'effacer. Leurs doigts enlacés au-dessus d'eux pour former un pont de chair, Thor fit tournoyer son frère une dernière fois. Ses seins lourds se balancèrent mollement, suivant le rythme de ses boucles trop claires et de ses jupons trop oppressants.
« D'accord » lâcha alors le métamorphe au moment de s'incliner face à l'autre pour remercier la danse accordée. Il fronçait le nez dans un geste que Thor savait associé à la réflexion et à l'hésitation. « Tentons autre chose alors. »
L'Ase ouvrit la bouche, déjà prêt à protester – ou à rassurer son frère que son apparence n'avait pas d'importance -, mais une simple main levée le dissuada de poursuivre. À la place, il retint un soupir, vaincu. Car, bien que champion d'Asgard, il y avait des guerres qu'il était incapable de gagner ; toutes impliquaient comme opposant principal ce petit effronté à la moue innocente. « Tout le monde a un point faible. »
D'un regard, Loki s'assura d'avoir toute son attention. Inutile, car il l'aurait toujours. Alors, pour la cinquième fois de la soirée, le métamorphe laissa couler le seidr autour de sa silhouette. Des éclats smaragdins s'accrochèrent ici et là pour remodeler sa forme. L'ample robe d'encre s'effaça pour révéler une peau d'un sombre bleu givré décorée de runes en relief, empreintes de son affiliation à la royauté de Jotunheim – Thor reconnut sans peine la marque d'Ymir qui couronna son front. Une fine ceinture d'or s'enroula autour de ses hanches saillantes pour retenir un voile de glace presque transparent autour de ses jambes sveltes. Le haut, court, laissait son ventre sculpté et ses épaules nus, avec une longue chaine dorée tombant le long de sa colonne vertébrale pour échouer au bas de ses reins. Le blond des boucles disparut pour redonner place à l'ébène naturel, coiffé en mille tresses parées d'or et de rubis. Les mêmes teintes que ses iris qu'il révéla derrière ses paupières aux longs cils.
Thor retint son souffle. Un géant des glaces, à peine plus petit que lui sous cette forme, lui faisait face. Des traits androgynes, partagés entre les deux sexes et taillés par les entraînements. Un mélange de Laufey, son défunt père, et d'Hela ; prenant le meilleur de chacun pour reconstituer ce Jötunn, dévoilé dans sa pleine beauté sous les rayons lunaires. La véritable apparence de Loki, qui montrait si rarement son museau – surtout en société. Sa plus belle forme.
« Mieux ? » demandèrent les lèvres assombries étirées par un sourire malicieux.
Au loin, les musiciens se préparaient pour un nouveau morceau. L'homme à la mandoline laissait entendre des fredonnements graves et profonds. Sans réfléchir, Thor tendit la main en direction de celle offerte, paumes face à face, à quelques millimètres de se frôler. La chaleur de son épiderme rencontra la froideur naturelle de son cadet, plus intense sous cette forme.
Loki. Son Loki, magnifique sous cette teinte bleue. Son frère. « Mieux. » Tellement mieux.
Les baguettes rebondirent lentement sur les tambours, initiant un rythme sur lequel se synchronisèrent le violon et la mandoline, comme un couple lui aussi prêt à valser.
Thor plaça son autre bras derrière son propre dos ; le Jötunn l'imita en attrapant le bas de son jupon qui remonta sur sa cuisse imberbe. Peut-être pouvaient-ils encore danser finalement.
Et c'est ce qu'ils firent, l'Ase guidant son frère dans une nouvelle ronde, le regard accroché au rouge merveilleux de ses yeux.
Chapitre 10
Hardingfele
« Dansons ! » La proposition de Sylvie, faite sur un coup de tête, l'avait pris de court. Contrairement au reste de la salle qui s'était rapidement adaptée en conséquence. Alioth se tenait à présent derrière le gros tambour, une baguette dans chaque main, et donnait à voix basse des instructions aux deux autres musiciens. Les tables et les bancs avaient été tirés sur les côtés pour agrandir l'espace de danse où se précipitaient déjà les jupons colorés bien accompagnés. James s'était aussi levé, pour pousser Thor là où Sylvie le tirait afin de le motiver à suivre le mouvement.
Danser. Il sortait tout juste d'un affrontement contre un serpent aquatique gigantesque qui avait manqué de le tuer ; était-ce réellement le meilleur moment pour échanger quelques pas ? De plus, son corps lui apparaissait encore lourd, pataud et douloureux dans certains mouvements. Sans oublier que son frère était toujours porté disparu ; sa priorité était ailleurs.
« Juste une danse » déclara la jolie blonde en se tournant pour lui faire face, « ça n'a jamais tué personne.
- Tu serais étonnée du contraire » répliqua-t-il d'une voix plus sombre qu'il aurait voulue.
Tuer, peut-être pas. Blessé, peut-être bien. « Thor, ça suffit ! » réprimanda un fragment du passé dans son esprit au souvenir de ses poings couverts d'hémoglobines. La foudre s'était abattue ce jour-là sur Breidablik, la demeure de Balder, profanant les lieux pour la première et unique fois. Le jour où Thor s'était réellement rendu compte de la dangerosité potentielle de ses pouvoirs, et de ses émotions. Pour une danse.
Sylvie paraissait plus petite vue ainsi ; lorsqu'elle leva sa main droite à hauteur de menton, il mit la sienne à hauteur de poitrine pour lui faire face. Sans contact direct - ainsi s'initiaient la plupart des premières danses. Les coups de tambours débutèrent ensuite, doucement, pour installer l'ambiance musicale à construire. Puis la mandoline dessina une partition calme sur laquelle vinrent se greffer les notes écrites sur l'hardingfele, plus vives. Formant à eux deux une mélodie qui fit battre les cils de l'Ase : il connaissait ce morceau. Son corps l'interpréta automatiquement, entraînant sa cavalière vers l'arrière par un simple pas en avant. Il avait placé son autre bras derrière lui, comme pour ne pas la toucher, tandis qu'elle utilisait le sien pour porter ses jupons plus haut. Autour d'eux, les couples les imitèrent. Il y avait des petits gloussements de demoiselles heureuses, le braillement au loin des ivrognes occupés à finir leur verre, les sifflements d'encouragement de leur table. Et, par-dessus tout, la voix posée d'Alioth qui débuta le récit associé aux notes.
Han Björn var en stor och fager sven
[Björn était un grand et beau garçon]
Till gille han gick en höstlig kväll
[Il alla à une fête un soir d'automne]
o
Och vinden drog över myr och skog
[Et le vent soufflait sur les tourbières et les forêts]
Sans jamais se lâcher du regard, les deux frères poursuivaient de se tourner autour. Jamais de contact direct, utilisant l'air entre eux comme intermédiaire pour mener la danse. Les voiles de glace flottaient autour de Loki ; le vent doux faisait cliqueter les perles dans ses nattes entre elles.
Då månen sken över gran och hall
[Et la lune brillait au-dessus des sapins et des rochers]
Les silhouettes s'étaient effacées autour, ne restaient plus qu'eux sur la plage. La mélodie semblait venir d'ailleurs, peut-être d'eux-mêmes, ou peut-être du ciel nocturne dégagé. Cela n'avait pas d'importance.
D'un dialogue silencieux, ils anticipèrent la venue du refrain et se mouvèrent, telle une seule ombre, pour accueillir la voix ajoutée et superposée des chœurs féminins :
- De bjuda dig domna och glömma
[Ils t'offrent de t'engourdir et t'oublier]
- Så väntar haan döden och bāren
[Et il attend la mort et son lit]
La ronde s'accéléra, la danse se complexifia.
- De bjuda dig somna och drömma
[Ils t'offrent de t'assoupir et te faire rêver]
- Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Thor posa genou à terre, bras tendu dans une proposition pour accompagner les mouvements de son partenaire qui tournoya autour de sa silhouette. L'odeur du givre prédominait sur l'ozone.
- Men den, vars hjärta ett skogsrå stjäl
[Mais ceux qui se font voler le cœur par une skogrå]
Les rubis oculaires de Loki miroitaient à la lueur des grands feux. Son sourire révéla des dents blanches.
Får aldrig det mer tillbaka
[Ne le récupéreront jamais]
o
Dos à dos.
- De bjuda dig domna och glömma
[Ils t'offrent de t'engourdir et t'oublier]
- Så väntar haan döden och bāren
[Et il attend la mort et son lit]
Face à face.
- De bjuda dig somna och drömma
[ls t'offrent de t'assoupir et te faire rêver]
- Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Thor s'agenouilla pour servir d'épicentre à la ronde de sa partenaire. Sylvie dansait avec le cœur, joyeuse et pleine d'énergie.
- Men den, vars hjärta ett skogsrå stjäl
[Mais ceux qui se font voler le cœur par une skogrå]
Le parfait sosie de ce que fut autrefois son frère, à une époque où danser ensemble paraissait si facile, si naturel, malgré les douleurs passées.
Får aldrig det mer tillbaka
[Ne le récupéreront jamais]
À une époque où Thor n'avait eu qu'à tendre la main pour rencontrer celle de son frère.
o
Les doigts de Loki pianotèrent au-dessus de lui, dans une invitation informulée qu'il suivit pour se redresser. Le deuxième couplet s'amorçait sous la dualité des voix.
- Nu tystnar brått den susande vind
[Tout à coup, le vent sifflant se tait]
- Då var honom trolskt i hågen
[Alors son esprit fut ensorcelé]
Ils étaient si proches que tout son corps frissonnait au contact de l'air glaçant émanant de son frère. La ronde se poursuivait. Ils ne devaient, ne pouvaient se quitter du regard.
- Där sjunka två ögon i dina
[Alors deux yeux se fixent dans les tiens]
- Han ser åt skogen och har ej ro
[Il regarde vers la forêt et ne réussit pas à s'apaiser]
L'énergie s'accumulait de manière délicieuse au bout de ses doigts ; une envie de la laisser exploser tambourinait dans sa cage thoracique. Il était plein, plein ; plein de lui. Plein de Loki. La journée avait été longue, les transformations du métamorphe si frustrantes.
- Och leka så blå en evig tro
[Et si bleus, ils jouent une croyance éternelle]
- Han går, han lyder det mörka bud
[Il va, il obéit à la sombre invitation]
Il tourna sur lui-même, retint son souffle, jusqu'à retrouver le visage malicieux à la fin de sa rotation.
- Då månen sken över gran och hall
[Et là la lune brillait au-dessus des sapins et des rochers]
o
Då månen sken över gran och hall
[Et là la lune brillait au-dessus des sapins et des rochers]
Sylvie fit un léger mouvement de menton vers le haut, en signe de se préparer. Il l'était déjà. La seconde d'après, le refrain, ponctué par la voix de la mandoliniste, offrit de la vigueur à la ronde. Les battements cardiaques accélérèrent contre ses côtes. L'environnement tanguait par moments, ses muscles le rappelaient à l'ordre à d'autres ; mais il n'abandonnait pas. Cette musique ancienne avait de l'importance, écho d'un passé révolu.
« Pourquoi cette chanson ? » demanda-t-il malgré lui par-dessus la skogrå tentant de séduire sa prochaine victime.
Sylvie haussa les épaules en tournant. « Pourquoi pas ? » répondit-elle. Il mit genou à terre et elle lui tourna autour. « C'est une vieille comptine je crois. » Oui, il savait. Plus vieille que la plupart des civilisations encore debout. Plus vieille que les légendes mettant à l'honneur Thor et la charmante Járnsaxa. Plus vieille que tout. « Le rythme est lent » ajouta-t-elle lorsqu'il se releva face à son minois. « Les autres qu'Alioth connaît sont beaucoup plus fougueuses. Je ne suis pas certaine que ton état- », elle se retrouva dos à lui, puis se glissa de nouveau sous son nez, « -aurait permis une danse plus entraînante. »
Le refrain se répéta, de même que leurs mouvements.
« Tu aurais préféré autre chose ? Je ne connais pas trop les coutumes Asgardiennes. »
Thor sourit malgré lui. « Non, peu importe. » Initialement, il ne voulait pas danser. Il avait toujours été fidèle dans ses partenaires de danse, car il avait appris que changer pouvait entraîner de lourdes répercussions. « Thor ! Thor arrête ! » L'authenticité de son sourire se fanât ; il le conserva néanmoins pour garder la face. « Thor ! »
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« Thor arrête ! » Il pouvait sentir les mains d'Hela sur ses épaules le tirer vers l'arrière, dans une tentative vaine de l'écarter.
L'air était chargé de fer et de soufre. Ses poings devenaient douloureux à force de frapper au même endroit le cartilage résistant de Balder. Chaque coup permettait de détruire un peu plus la courbe saillante de sa pommette. Le sang des deux hommes s'agglutinait avec le sel des larmes échappées par la souffrance de sa victime. La colère grondait en lui, et dans le ciel au-dessus des tours dorées de Breidablik. La foudre menaçait de s'abattre ; il voulait la voir détruire ses traits détestables.
« Nornes, mais arrête ! » Il sentit le pouvoir de sa sœur tenter de brider les siens. Mais ils étaient plus puissants ; ils l'avaient toujours été, galvanisés par les émotions.
Sur son poignet retenu captif par la main de Balder, les doigts de son frère brûlaient son épiderme. Cette douleur-là était insignifiante. Tout comme les nombreux regards braqués sur eux, choqués ou effrayés pour la plupart, dans l'incapacité de choisir ce qui devait être fait pour séparer les deux fils d'Odin. Pour leur propre bien.
Une danse, une simple danse avait suffi à faire tout déraper. La colère avait fini par masquer la raison de son existence ; il la savait seulement liée au maître des lieux, responsable des larmes encore accrochées aux cils de son frère. Loki avait été si heureux de participer à cette réception, si excité à l'idée de montrer sa jolie tenue préparée spécialement pour l'occasion, si inquiet de ne pas être à la hauteur. Thor lui avait promis que tout se passerait bien. De lui faire confiance. De simplement rester près de lui. Toujours.
« Thor ! » L'appel de sa sœur se transforma en supplication. Le monde devenait blanc autour de lui, menaçait d'exploser – ou d'imploser – pour balayer la salle de réception. Ces colonnes d'or méritaient de finir en poussière. Ce visage méritait de finir méconnaissable. Ce monde méritait de s'embraser.
« Et si ça se passe mal ? » Tout. Méritait.
« Thor. » Une voix plus douce l'appela ; des doigts fins enveloppèrent le poing qu'il s'apprêtait à abattre une énième fois. Il n'y avait pas de force dans le mouvement, et pourtant il sentit l'énergie diffusée en lui le stopper dans son élan, chatouiller ses nerfs pour rétracter la colère de ses veines. « Min sønnen. » Il tourna vivement la tête, prêt à foudroyer la nouvelle venue, et croisa aussitôt l'océan calme de sa mère, agenouillée près de lui. Sans se soucier de sa robe à la soie nimbée d'hémoglobine qu'il avait fait couler. « Eh, tout va bien. Écoute ma voix. » Les grondements se tarirent ; la douleur s'éveilla dans ses mains. « Tout va bien. » Avant de s'effacer peu à peu sous le seidr vulnéraire de sa mère. « Tout le monde va bien. Ce n'est rien. »
Derrière lui, il sentit Hela soupirer longuement en posant son front entre ses omoplates. Sa prise tremblait sur ses épaules. Sous son torse, Balder demeurait immobile, le souffle court et hoquetant du sang déjà coagulé dans ses narines. Une main de la Mère de toutes choses se chargea de se poser sur son front pour lui apporter assistance.
« Mes garçons, vou-
- Loki. » La raison s'éveilla brusquement en lui. D'un bond, il tenta de se redresser, sans se soucier du corps fraternel qu'il aurait pu écraser dans le mouvement. Mais la prise d'Hela était encore suffisante pour le maintenir à genoux, et il retomba lourdement sur les cuisses de son aîné.
Thor ouvrit la bouche, déjà prêt à protester, mais se stoppa bien vite en croisant des iris verts par-dessus l'épaule de sa mère. L'apparence était différente, de traits comme de vêtements, mais il reconnut sans peine son cadet. La marque avait disparu sur sa joue, de même que les larmes dans ses yeux. De même que le sourire sur ses lèvres. Il patientait simplement, froid et fermé, neutre à tout ce qui se passait autour de lui. Silencieux derrière son mur de glace.
Une simple vision qui donna envie à Thor de fracasser son poing une nouvelle fois contre le Dieu de la Lumière, mais sa mère le tenait encore. Lorsqu'elle reprit la parole, sa voix était toujours aussi posée, même si le calme présenté ne servait qu'à camoufler la fureur tapie en dessous. « Je ne dirais rien à votre père. Vous êtes tous trop vifs. Nous réglerons cela plus tard. En attendant, Thor. » Elle tourna toute son attention vers lui, et il fut obligé de faire de même. Occupe-toi de ton frère. »
Sa liberté lui fut rendue. Oubliant tout ce qui pouvait exister d'autre dans la salle, le dieu doré se précipita alors vers la silhouette du plus jeune qui l'accueillit avec un sourire. Faux. Horrible. Détestable.
Thor posa ses mains sur ses joues avec délicatesse pour caresser de ses pouces les pommettes rendues rondes par la métamorphose. L'une d'elles avait été blessée ; il les choya toutes les deux avec vénération. Enroulant ses doigts autour de ses poignets, Loki se dégagea de sa prise. « Je vais bien. » Trop neutre, presque glacial. Contrairement à la chaleur qui se répandait déjà autour de sa brûlure pour apaiser le feu. « Ce bal est stupide. Rentrons. »
Et ils partirent sans un mot ni regard en direction du reste des convives.
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Après cette nuit, cette soirée catastrophique où la franchise de Balder avait initié une douloureuse dispute entre les deux frères adoptés, jamais plus Loki n'avait voulu reparaître sous sa véritable forme. Ses apparitions aux mondanités n'étaient devenues que des illusions ou des métamorphes qui lui évitaient de devoir affronter de front la méchanceté involontaire des Ases. Malgré les excuses de Balder, de tous les convives présents ce soir-là ; malgré les encouragements d'Hela et de leur mère. Malgré sa promesse de détruire toute personne qui oserait s'en prendre de nouveau à lui.
« Je peux me débrouiller seul Thor » avait répondu Loki avec acidité, un rejet froid pour se protéger. Le mur s'était renforcé autour de lui, et le Dieu de la Foudre en avait détesté davantage son ainé. L'adolescence du métamorphe était déjà compliquée, il lui avait déjà été difficile de l'atteindre. En grandissant, l'espièglerie enfantine avait muri en ruse aussi affutée que les dagues camouflées dans ses manches. Ses sourires sonnaient pour la plupart faux, de même que ses rires.
Malgré les mots de leur mère, Odin apprit le carnage de la soirée. Sans chercher à comprendre, ils furent tous les trois punis : Balder pour avoir initié malgré lui la dispute, Thor pour avoir alité son aîné une semaine entière, et Loki… juste pour avoir subi ?
« Il n'a pas besoin de raison pour me punir, je ne suis pas son fils.
- Tu l'es. » Les yeux de son frère l'avaient foudroyé à ces paroles, alors Thor avait rectifié : « Tu es mon petit frère. »
Un sourire faux, trop grand pour être sincère. « Tu seras roi, il n'y aura pas de place pour moi.
- Je t'en ferais une.
- Thor » avait-il soupiré, « je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. Le monstre tapis sous le lit.
- Alors viens hanter le mien » avait répondu le blond d'un haussement nonchalant d'épaules. Puis, posant une main réconfortante autour de la nuque fraternelle, il avait ajouté : « Autant de nuit que nécessaire. Toutes, si c'est ce que tu souhaites. Pour toujours » Et il avait pensé chacun des mots prononcés.
Des mots qui parvinrent à adoucir les lèvres malicieuses, à percer à peine la surface du mur solide. Qui fit vaciller un quart de seconde le vert de ses yeux pour le rouge naturel des Jötnar. Sa couleur préférée ; celle pour laquelle l'Ase aurait pu tout sacrifier.
O
« À jamais. »
Leurs doigts s'effleurèrent dans la ronde. N'y tenant plus, Thor enlaça leurs phalanges pour se cramponner à lui, à cette merveille de la nature. Son petit frère, Ase ou Jötunn, blanc ou bleu ; Balder avait toujours eu tort : cela n'avait jamais eu d'importance.
Då var honom trolskt I hågen
[Alors son esprit fût ensorcelé]
Il apposa son front contre le sien. La ronde ralentit alors que ses iris écarlates devenaient tout son univers. La seule chose qu'il pouvait voir. La seule chose qu'il voulait voir.
Så väntar han döden och båren
[Et il attend la mort et son lit]
Loki entrouvrit les lèvres, prêt à parler.
Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Thor combla les derniers millimètres et lui vola les mots à prononcer.
o
Les battements du tambour ralentirent.
Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Avant de se stopper complètement. Les danseurs s'immobilisèrent, de même que les doigts sur les cordes. Le silence régna sur la salle le temps d'une inspiration. Puis, la salle explosa, acclamant la prouesse des virevolteurs. Les femmes riaient au cou de leur partenaire, certains attrapaient déjà un nouveau verre pour trinquer et boire de bon cœur. Le sourire de Sylvie était euphorique : elle trépignait sur place de fierté, tel un enfant après son premier entrainement à l'épée. Elle parla, parla, dit de nombreuses choses, mais il ne l'écoutait pas, son esprit encore prisonnier de ce souvenir éveillé par la mélodie familière. Son souffle était court, ses oreilles bourdonnantes. Une sensation de poison chatouillait ses artères, brûlait sa rétine.
« Ça va ? » demanda une voix – était-ce Sylvie ? Était-ce quelqu'un d'autre ?
Il répondit d'un simple hochement de tête, les lèvres étirées par réflexe. Car un prince d'Asgard, un fils d'Odin, allait toujours bien. « Juste le tournis » justifia-t-il d'une voix moins stable qu'il aurait cru. Des bras vinrent le soutenir, plus pour le geste que pour le véritable support. Sylvie l'observait par en dessous, l'inquiétude ayant pris le relais de la joie dans ses grandes perles azurées. Le mensonge n'avait pas pris. « Ça va aller » dit-il donc ; c'était un peu mieux.
« Tu veux aller t'assoir ? »
Autour d'eux, une nouvelle musique s'enclenchait. Les danseurs étaient moins nombreux sur la piste de danse, la plupart était retournés à leur table pour finir leur bol ou savourer un nouveau verre. « Non. » Il avait l'impression de passer son temps à se repauser. Par les Nornes, il était le Dieu de la Force, pas le Dieu de la Sieste ! « Non » répéta-t-il avec plus de conviction, plus pour lui-même que pour sa partenaire.
« D'accord. » Sylvie resserra sa prise autour de son biceps. Elle mordilla sa lèvre inférieure dans un geste de réflexion et d'hésitation – Loki faisait pareil lorsqu'il était plus jeune. « Dans ce cas, peut-être pourrions-nous plutôt… aller prendre l'air ? » Ils échangèrent un regard. L'inquiétude était toujours là, mais il y avait autre chose que l'Ase ne parvint pas à traduire tout de suite. Une certaine forme d'excitation, comme si elle disposait d'un secret dont elle rêvait de lui faire part. « Plus de danse, c'est promis. »
Il rit du nez. « Si tu veux mon avis, cette danse fut de loin la chose la moins dangereuse que j'ai dû affronter depuis mon arrivée à Lamentis. » Il fit un pas en avant dans un accord pour la mener en dehors de la foule et, ensemble, ils quittèrent la salle de banquet sans un regard en arrière.
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L'air était glacial, douloureux dans ses bronches. La nuit régnait en maître à présent, décorée par les nombreuses constellations enchevêtrées les unes dans les autres. Thor avait visité une grande partie de ces planètes, mais il restait encore beaucoup à découvrir. L'univers était vaste, si vaste que sa grandeur donnait facilement le vertige. Aucun Æsir n'avait jamais pu le sillonner en entier. L'un des nombreux rêves idiots et irréalisables de son soi enfant. Devenir explorateur intergalactique ; combattre sous l'étendard des Valkyries ; offrir la paix éternelle aux Neuf Royaumes ; rendre son père fier et sa mère heureuse.
Revenir en arrière pour corriger les erreurs. Reconstituer le miroir familial. Retourner s'assoir sous l'orme paisible avec ses frères pour de nouveau entendre Hela interpréter sa musique.
Ou bien avancer.
« Tiens. » Sylvie déposa entre ses mains une boisson chaude à la douce odeur épissée. Lorsqu'il en prit une gorgée, la cannelle et le vin se mélangèrent sur sa langue, avant de réconforter ses boyaux de quelques degrés supplémentaires. « Je t'ai aussi apporté une deuxième cape. » Elle la passa autour de ses épaules dans un geste maternel, avant de s'assurer de défroisser chaque pli. Allongé à leurs pieds, une marche plus bas, Fenrir bailla un gémissement, puis posa sa tête contre les bottes de l'Ase. Il les avait suivis dès leur départ de la grande salle, ombre furtive qui avait bien manqué de les faire sursauter au détour d'un couloir.
Ils s'étaient assis sur les marches menant aux grandes portes du manoir, celles qu'il avait gravies avec tant d'empressement deux semaines plus tôt, le cœur battant et le souffle court. L'endroit offrait un magnifique point du vu sur l'entrée du fjord, là où l'eau salée rencontrait la douceur des fleuves. Les flots étaient calmes et reflétaient le ciel étoilé dans une parfaite copie. Les bateaux à quai se dandinaient à peine ; le grincement de leurs cordages se mêlait aux clapotis pour former le bruit de fond de ses pensées.
« Tu as tout ce qu'il te faut ? » Il rit ; elle roula des yeux en interprétant sa réponse muette. « Pour survivre, je veux dire. »
Thor haussa des épaules. « La réponse demeure la même. »
Elle soupira. « Vous êtes ennuyeux, joli cœur » maugréa-t-elle d'une manière bien trop mélodramatique en lui donnant un coup d'épaule. Elle se releva ensuite, posa une main contre son omoplate dans un geste de soutien, puis monta les marches pour retourner à l'intérieur. Fenrir resta près de lui.
L'Ase croisa ses bras sur ses genoux pour poser son menton entre. Tout était paisible, si différent de l'intérieur. En Asgard, rares étaient les lieux où régnait la quiétude : l'atelier de tissage de sa mère, son étude, la grande bibliothèque… des lieux uniquement visités pour retrouver son cadet. Car il n'avait jamais cessé, même avant ces cent quatre-vingt-sept années. Les deux frères avaient rarement marché côte à côte ; il y en avait toujours eu un pour poursuivre le second. Pour partager une découverte, se faire pardonner, chercher du réconfort, ou en offrir face aux larmes invisibles. Plus que les « à l'aide ! », les parties de cache-cache s'étaient succédé au fil de leurs millénaires d'existence. Pour se retrouver, parfois pour crier plus fort, se quereller, se poignarder, s'inventer des histoires et repartir dans des sens opposés. Pour se confronter, souvent sans verbe, sans parole même, et repartir dans une direction commune, les doigts liés.
Fenrir gémit avec douceur. Un courant d'air vicieux s'invita sous la laine épaisse pour le faire frissonner. Une odeur d'ozone chatouilla ses narines.
« Tu as l'air affreux. » Une voix s'éleva dans la nuit. Thor détourna son attention du néant pour venir à sa rencontre. Une silhouette se dessinait six marches plus bas que la sienne. Il vit d'abord un pantalon ample d'un vert sapin qui contrastait avec le noir de la tunique et des bottes enfilées par-dessus. Un pendentif au bleu vivant s'ajouta au portrait, encerclé par des boucles de jais tirées vers l'arrière en une demi-natte. Il y avait aussi un sourire, étiré de politesse, et un regard verdoyant à la malice dorée. Une apparence impeccable, les bras croisés dans le dos et le port altier. Une image parfaite.
Thor acheva son verre en une prise, avant de le lancer sans force en direction de son frère. Le récipient vola sans bruit jusqu'au torse du métamorphe, avant de le transpercer dans des éclats smaragdins de seidr et de rebondir sur les marches de l'autre côté. Le son de sa chute résonna plusieurs secondes, peu à peu ralenti, avant de se stopper au bas des escaliers.
Une illusion. Si parfaite qu'elle en devenait imparfaite.
« Où t'es-tu encore terré ? » souffla l'Ase en recroisant ses bras sur ses genoux.
Loki étira davantage son sourire – une prouesse dont lui seul était capable -, et cela sonnait si faux. « Me chercheras-tu ? » osa-t-il demander d'un ton taquin. « Toujours » se retint de rajouter le blond ; il se contenta de garder le silence pour ne pas encourager ses farces – cent quatre-vingt-sept ans. En absence de réponse, son frère poursuivit donc de manière plus désinvolte : « Je rattrape actuellement tout le retard accumulé ces derniers jours. Tu sais, quand je tentais de te sauver la vie. »
Le Dieu doré étouffa un soupir. « Tu es fâché. » Ce n'était pas une question ; l'habitude lui certifiait que c'était le cas. La réelle interrogation était de connaître le pourquoi. Thor avait dépassé depuis longtemps l'art de s'excuser sans savoir pour quelle bêtise il devait le faire.
« Suis-je en droit de l'être ? » Hélas, comme à chaque fois, son cadet s'assurait qu'il identifie ce pourquoi. Afin de mieux le tourmenter, peut-être ?
Néanmoins, la migraine commençait à refaire surface, et il n'était pas d'humeur à mener l'enquête. Il se contenta donc d'un haussement d'épaules puéril, bien loin de la prestance princière à laquelle il avait été formé pour prendre part aux débats. « Nous devons discuter. »
Ce fut au tour de son frère de retenir un soupir ; il parvint à mieux le dissimuler que lui, son sourire trompeur suffisant à sauver la bonhomie de ses traits. « Tu veux discuter » rectifia-t-il, comme si la différence avait son importance.
Peu lui importait, Thor le lui accorda : « Je veux discuter. Avec toi. » Il se mordit la lèvre inférieure, goutta le reste de cannelle. « J'ai besoin de discuter avec toi. » Il ne pouvait pas faire plus exact comme paroles. Ils avaient déjà perdu deux semaines, si infimes comparées aux cent quatre-vingt-sept années déjà écoulées ; mais plus le temps passait, et moins il lui restait de grain dans le sablier accordé. « S'il te plaît. » Ses cordes vocales vibrèrent sous les derniers mots. Fenrir frotta en réponse son museau contre son mollet. Il ne lui prêta pas attention, entièrement focalisé sur le visage de son frère, en quête d'une réponse.
Le sourire s'était à peine fané, apparaissant plus naturel, plus authentique. Mais il appartenait toujours à une illusion impeccable de lui. Thor avait besoin de son frère – Son frère.
Une minute s'écoula, peut-être deux.
« Très bien » capitula au bout Loki dans une expiration dramatique. Il siffla ensuite ; le Vagr leva la tête en réponse pour tourner les yeux vers l'une des nombreuses fenêtres du manoir. L'instant d'après, il quitta le côté de l'Ase pour rejoindre l'intérieur de la bâtisse. Seuls, le métamorphe ajouta : « Rejoins-moi demain matin dans mon étude, et nous discuterons. »
Thor ouvrit la bouche, déjà prêt à répondre, mais une main levée l'en dissuada.
« Demain. » Et ce fut tout ; l'illusion s'estompa en silence, lui offrant une dernière fois la vision des prunelles malicieuses sur le paysage nocturne.
Ce fut tout. L'environnement retrouva ses marques autour de lui : le clapotis des vaguelettes, le grincement des cordes, le souffle léger de la brise. Le soupir s'échappa finalement de ses lèvres. « Demain » répéta-t-il pour lui-même. Demain ; la promesse s'ancra dans son esprit. Car c'en était une. Il ne permettrait plus que ce ne soit pas le cas. Qu'importait s'il devait démonter lui-même la demeure poutre par poutre. Son frère était là, quelque part dans l'une de ces innombrables salles. Ici, à quelques mètres de ses bras. Et Thor voulait le voir, revenir en début de journée où il avait pu le toucher, l'observer, le conserver rien que pour lui.
Demain.
Alors, pour que les heures nocturnes s'écoulent plus vite pour son esprit, le guerrier blond décida qu'il était temps de rentrer. Un lit douillet l'attendait, loin des flots tumultueux et des vagues épidémiques qu'il avait dû affronter pour arriver jusqu'ici. Il se releva donc, ignora la barre douloureuse encerclant son crâne, et commença à gravir les marches pour rejoindre les grandes portes. Cependant, à peine eut-il fait trois pas en avant, il sentit un frisson chatouiller son échine.
Puis une voix appela son nom dans un murmure inexistant. Une première fois, puis une seconde. À la troisième tentative, la syllabe fut clairement audible : « Thor ? »
Intrigué, l'Ase tourna son attention vers l'horizon, en quête d'une nouvelle illusion de son frère. Une silhouette peinait à se peindre en bas des marches. Sombre et élancée, incertaine dans ses traits, vaporeuse. Le côté gauche de son apparence fut le premier à se démarquer ; des os pâles qui contrastaient sur la pénombre. Un orbe sans vie, une moue décharnée, une chaîne en or pendant sur une clavicule dévoilée.
Thor descendit une marche sous la surprise.
« Thor » retenta l'entité, plus insistante.
Il reconnut alors la voix : « Hela ? »
Notes de l'auteur
Bien le bonjour tout le monde, nous voici au chapitre 10 (au premier tier de ce récit je pense) avec enfin le retour de ce cher Loki. Promis, il y aura plus d'interaction entre eux dès le prochain chapitre. J'espère tout de même que celui-ci vous aura plus =3
Note 1 : La chanson proposée pour la danse est Då månen sken (qui signifie « Et la lune brillait » en vieux norrois) du groupe Skáld, que je vous recommande d'ailleurs pour les nombreux morceaux qu'ils ont faits. Dans la chanson, il est rapporté l'histoire d'un homme qui rencontre une Skogra, une créature du folklore suédois. Elle a l'apparence d'une belle femme amicale de face, mais dissimule une queue et un dos ceux ou fait d'écorce. Ceux qui la suivent dans la forêt ne reviennent jamais, et ceux qui reviennent et qui ont eu des rapports sexuels avec elle deviennent introvertis car ils laissent leur âme auprès de la Skogra.
Note 2 : Ymir est dans la mythologie nordique le fondateur de la race des Jötnar ; il est par conséquent présenté dans cette histoire comme le tout premier de la lignée royale de Jotunheim. Comme les Jötnar arborent des runes claniques sur leur peau, je propose ici d'apposer une rune sur le front sur les princes pour distinguer leur lignée : la marque d'Ymir.
Note 3 : Toujours dans la mythologie nordique, pour rappel, Járnsaxa est une Jötunn qui fut la maîtresse de Thor, et Breidablik est le nom donné au manoir de Balder. Quant à « Thurse », c'est une insulte pour désigner les Jötnar.
Note 4 : « Min sønnen » signifie « mon fils » en Norvégien.
Note 5 : La scène où Thor lance son verre sur Loki pour révéler son illusion est une référence directe à Thor 3. Référence qui sera d'ailleurs plusieurs fois reprise par la suite ;)
Un grand merci pour avoir lu ! À la revoyure !
Chu
