Soundtrack : Jeg saler min ganger tirée de la série Loki (saison 1 épisode 3)


I stormsvarte fjell, jeg vandrer alene

(Dans les montagnes noires d'orages, j'erre seul)

La sphère d'argent vola dans les airs en suivant une trajectoire parfaite.

Over isbreen tar jeg meg frem

(Sur le glacier, je me fraye un chemin)

Elle redescendit, victime de l'apesanteur, pour être parfaitement réceptionnée dans sa main.

I eplehagen star møyen den vene

(Dans le verger de pommiers se tient la jouvencelle)

Un soupir. « Faire le sourd ne te sortira pas de là plus vite, crois-moi. » Hela parla au travers des barreaux, son côté encore fait de chair appuyé contre, l'autre camouflé dans la pénombre. « Pour l'heure, Père pardonne tes erreurs avec aisance, mais sa patience a des limites. Même pour toi, petit frère. »

Allongé sur le grand matelas de la cellule, Thor détourna son attention du plafond pour l'offrir à son aînée. Elle apparaissait aussi froide que la sphère prisonnière de ses doigts ; pourtant, malgré la dureté qu'elle tentait d'arborer sur son visage, elle ne pouvait dissimuler l'inquiétude et la tristesse. Ainsi que la culpabilité. Elle n'avait pas su tenir sa promesse ; elle n'avait pas su tenir ses yeux ouverts et sa bouche fermée. Elle n'avait pas su, et osait pourtant lui faire la morale. Il savait pourquoi elle était ici ; il savait qui l'envoyait.

Son regard retourna au-dessus de lui ; le globe gravé de runes vola une fois de plus, projeté par sa main.

« Thor », elle soupira de nouveau. « Tu n'y arriveras pas ainsi. Plus tu tenteras, et plus le verrou se refermera autour de toi. » Elle se tut, retint les mots qu'elle souhaitait prononcer, offrit aux geôles cinq minutes de silence. Hela n'avait jamais été la personne la plus bavarde de son entourage. Du moins lui semblait-il, avant de subir des heures de monologues de sa part.

Sa mère venait aussi de temps en temps, les yeux dans le vide, encore rougis par des larmes de plus en plus difficiles à dissimuler. Elle n'ouvrait jamais la bouche, hormis pour les formalités de bienséances, et ils finissaient toujours par demeurer dans un mutisme partagé, presque apaisant. Car ils savaient tous les deux ce qu'ils avaient perdu.

Lorsque son père prenait le temps de descendre, il n'y avait que des cris et de la colère teintée de ce même chagrin. L'écharpe blanche drapait encore l'épaule de celui dépouillé d'un fils, dont les paupières se creusaient chaque jour un peu plus de fatigue. Loin étaient les éclats de sagesse sur ses traits que Thor, enfant, avait contemplés avec tant d'admirations.

« Laisse-moi t'aider. » La sphère retourna à ses doigts. Du coin de l'œil, il la vit se mordre la lèvre inférieure. Ressentait-elle encore la douleur procurée par ce geste ? « Je sais que cela ne sert à rien, et que je me suis déjà excusée en vain un millier de fois, mais je suis désolée. Je t'avais promis de garder un œil sur lui, et maintenant Loki a-

- Disparu. » Une énergie vive fourmilla le long de ses phalanges. Il rit, un rire acide qui lui brûla la gorge. « Je n'aurais pas dû lui dire de partir.

- Il aurait été exécuté si- » Le globe d'argent vola de nouveau, pour se fracasser contre le mur près des grilles dans un bruit sourd. Hela sursauta ; la mèche tressée se releva momentanément sur son visage, révélant la blancheur impeccable de sa moitié squelettique. Inerte, exempt d'émotion ; contrairement au côté encore décoré de chair.

À présent, l'énergie courait dans ses veines, galopait avec fougue le long de ses terminaisons nerveuses. Au-dehors, il l'imaginait, les nuages devaient progressivement se rassembler autour des grandes tours de Valaskjálf. Son père saurait son état d'esprit, bien que cela ne changerait rien pour personne. Qu'importait. Il suffisait juste d'attendre. Attendre que sa dernière fugue soit oubliée, que sa liberté soit rendue, afin de retenter, au risque de perde à nouveau cette dernière.

« Écoute » tenta de nouveau Hela en attrapant les barreaux entre ses doigts dépareillés, « Loki est aussi mon petit frère. Tout comme Balder l'était. Tout comme toi, tu l'es.

- Tu n'étais pas là, comment pourrais-tu comprendre ? » Il l'observa enfin, pour la première fois depuis sa venue une demi-heure plus tôt. Elle semblait si frêle dans ses voiles sombres et vaporeux, presque inexistantes. À moitié morte.

Jamais plus pleinement vivante. « Parce que je n'oublie pas pourquoi vous avez fait tout ça. Balder y a laissé sa vie, et tu aurais pu le suivre. » Elle soupira en pressant son front contre les grilles. « Tu as raison, je ne comprends pas tout. Je n'étais pas sur Muspelheilm avec vous. Mais je vous ai vus revenir. J'ai vu la douleur dans vos yeux. Les larmes dans ceux de Mère. La colère dans ceux de Père. Ma propre incompétence à tous vous protéger. » Elle rit du nez, dans un son étranglé par l'émotion montante. « J'aurais dû vous accompagner. Quitte à n'être plus qu'une ombre, j'aurais au moins pu servir à sauver l'un d'entre vous. »

Thor pressa une main contre la joue encore tiède de sa sœur. Il s'était levé, sans trop réfléchir, déchiré entre rage et le besoin de protéger ce qui lui restait. Sa famille était brisée, des éclats perdus à jamais. Hela était presque morte. Pouvait-il pour autant condamné ce qui restait de son vivant sans le regretter les millénaires à venir ? Il la revoyait encore, pétillante de vie, jouer les notes de leur musique sur son hardingfele. Il revoyait encore Balder chanter trop fort, et Loki trop bas, et ses mains lui faire mal à force de frapper, et son cœur suffoquer sous le poids de cette tendre chaleur. Le sourire éclairer le visage maternel, la sagesse adoucir les traits paternels.

Hela apposa sa main par-dessus la sienne. Son unique œil visible semblait sur le point de se noyer sous ses propres larmes. « Je suis désolée » dit-elle, pour la énième fois. Pourtant, il avait cette fois envie de la croire, de lui offrir une chance d'être autre chose qu'un simple pion envoyé par son souverain pour le raisonner. « Écoute », elle retenta.

Ce qu'Odin n'avait jamais été capable de faire envers les prédictions de son plus jeune fils ; ce qui avait coûté la vie de son premier.

Thor écouta finalement.


Chapitre 11

Blir


L'air était saturé d'encens, qui s'additionnait au parfum de mort et aux poudres vulnéraires insignifiantes. Sur les lits, les malades gémissaient, toussaient à s'en briser les vertèbres, frissonnaient de froid et de fièvre, ou vivaient leurs derniers instants, la peur au ventre. Le spectacle était déplorable. Une bataille perdue d'avance, face à laquelle les bénévoles ne baissaient pour autant pas les bras.

Des prières étaient déployées aux quatre coins du camp ; des hommes demeuraient le front pressé au sol des heures durant pour supplier la clémence divine. Une main se tendait vers chaque patient en détresse. Plus aucun d'entre eux n'était considéré comme sain de toute manière, confinés sur place avec les contaminés pour protéger la population externe. Un point qui arrangeait l'Ase, car cela signifiait que sa cible ne pourrait pas lui échapper.

Appliquant de manière mécanique un baume aux senteurs fleuries sur le torse d'un malade, Thor observa du coin de l'œil une soignante occupée avec son propre patient. Le sourire ne quittait jamais ses lèvres, et elle s'adressait à chacun avec une voix douce, sans once de pitié. Ses mèches blondes étaient couvertes par un voile blanc afin de respecter les traditions locales. Elle semblait se noyer dans ses vêtements trop amples ; ses doigts n'en demeuraient pas moins experts pour apporter de l'aide à son prochain.

La vraie question demeurait : comment pourrait-elle l'aider lui ?

« Donald ! » l'appela un homme sur sa gauche, avant de lui demander dans un anglais hachuré et imparfait : « peux-tu donner de l'aide à moi ? »

Il sourit face à l'effort. Une fois de plus, Navid s'acharnait à employer ce qu'il croyait être sa langue natale pour s'adresser à lui. Aucune langue des Neuf Royaumes ne lui était étrangère, son précepteur s'en était lui-même assuré. Il ne protesta pas plus néanmoins, car une nouvelle vague de malades venait d'arriver au camp.

Le chef des soigneurs distribua des ordres en arabe à des hommes à proximité, avant d'interpeler l'étrange femme. Elle vint après avoir confié une tisane à son patient. Ses grands yeux bleus se posèrent aussitôt sur lui ; un sourire mystérieux flottait sur ses lèvres charnues. Sa peau très pâle laissait penser qu'elle venait du Nord, confirmée par son doux accent chantant qui évoquait les terres scandinaves. En réalité, peu lui importait d'où elle pouvait bien venir ; la seule chose qui comptait était où elle pourrait le mener. Heimdall avait été clair : une forte trace de seidr flottait autour de cette étrangère, si forte qu'il pouvait par instants lui-même percevoir l'ozone qui émanait de son essence. La magie n'existait pas sur Midgard, elle avait obligatoirement été importée depuis une autre racine d'Yggdrasil. Une piste potentielle, la plus favorable pour retrouver son frère. Alors il nota tout ce qu'il pouvait retenir : la manière qu'elle avait de fredonner en pansant les douleurs, son froncement de nez face aux plaies purulentes, son regard parfois perdu dans la contemplation des nuages, l'habileté de ses doigts à tresser ses longs cheveux avant de les faire disparaitre sous son voile. Et son sourire, toujours fleuri.

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Un sourire du passé qui se calqua sur celui du portrait entre ses mains. La peinture était minutieuse et reproduisait à merveille chaque trait de la pétillante soigneuse. Il n'y avait pas de voile sur ses cheveux, tressés à la place en une couronne qui lui donnait de l'âge. Elle se tenait debout derrière la barre d'un navire, un bonheur figé sur ses lèvres – comme dans son souvenir. Elle avait aussi ce petit quelque chose, cette étincelle dans ses perles au bleu plus profond que l'océan reproduit en arrière-plan. Une impression de déjà-vu, plus forte que l'écho dans sa mémoire. Lorsque Thor mit le doigt dessus, il retint momentanément sa respiration.

Sylvie ressemblait à sa mère.

« Elle était trop téméraire. » L'Ase détourna son attention du portrait pour observer Mobius entrer dans le bureau. Il portait un plateau ; deux tasses accompagnaient une théière fumante. Quelques biscuits étaient aussi disposés sur une assiette, et leur simple vue rappela au guerrier le petit-déjeuner qu'il avait sauté.

« Demain matin » avait dit son frère la veille, une pensée qui aurait suffi à le maintenir éveillé toute la nuit si la visite imprévue de leur sœur ne s'en était pas chargée – un problème à résoudre plus tard. Aux premières lueurs de l'aurore, il avait donc sauté hors du lit pour se préparer et rejoindre l'étude de son hôte. Qui, évidemment, n'avait pas encore montré le bout de son royal nez.

Il caressa du regard le portrait de la jeune femme recueillie par son frère plus jeune. « Je l'ai déjà rencontrée » ; ce n'était pas une question. À présent qu'il pouvait de nouveau l'observer, Thor ne pouvait que se souvenir de cette guérisseuse rencontrée au Moyen-Orient lors de la seconde vague de peste. Heimdall lui avait indiqué son chemin, la puissante trace de seidr accrochée à elle. La première vraie piste dont il avait disposé pour retrouver son frère, son premier espoir. Hélas, elle avait disparu du jour au lendemain, sans laisser d'indice pour la retrouver. Tel un mirage qui n'aurait jamais existé.

« Oui. » Mobius déposa le plateau sur le bureau ; le Dieu doré remit le portrait juste à côté. « Dame Sigyn avait l'esprit aventureux, parfois difficile à canaliser. Elle avait besoin de découvrir les choses par elle-même.

- Savait-elle qui j'étais ? »

Les yeux orageux de l'intendant l'observèrent un fragment de seconde, avant de répondre d'une voix à peine plus grave qu'à l'accoutumée : « Oui. » Il se détourna ensuite pour servir l'infusion dans les tasses ; une légère odeur de réglisse et de caramel s'éleva dans les volutes de fumée. « Du moins en partie. Sir Loptr n'a jamais été très loquace concernant son passé et, comme je vous l'ai dit, Dame Sigyn préférait découvrir les choses seules. Un ou deux sucres ? »

S'asseyant sur le rebord du bureau, Thor fronça les sourcils en demandant : « C'est pour cela que vous saviez tout sur moi.

- Oui, et non. » Mobius décida pour lui et mit un sucre dans la tasse qu'il lui tendit. La seconde en reçut deux ; elle était destinée au palet gourmand de son cadet devina-t-il. « En réalité, j'ai toujours gardé un œil sur vous, depuis mon entrée en fonction auprès de Sir Loptr. »

L'Ase accepta la tasse d'un geste mécanique, son attention focalisée sur son interlocuteur. « Et cela remonte à quand ? » Il percevait la porte ouverte dans la discussion. À défaut de devoir attendre son frère une autre éternité, autant passer le temps en apprenant des informations utiles.

Un sourire s'étira su les lèvres de Mobius. « Vous essayez de me faire parler. » Le guerrier blond haussa les épaules ; il ne s'en cachait pas. « Très bien. » Et le vieil homme ne s'en offusqua pas, au contraire. « J'ai rencontré votre frère il y a deux siècles maintenant. À cette époque, je servais le grand Freyr dans sa demeure.

- Vous êtes un Alfe. » Thor se remémora les iris enflammés de l'intendant et la sensation de brûlure de ses doigts autour de son poignet. « Idiot » lui avait-il dit ce jour-là, ce même sourire aux lèvres. La colère et la fatigue l'avaient aveuglé à cet instant, et il n'avait pas reconnu cette empreinte pourtant caractéristique des elfes lumineux – fils d'une Alfe, Balder possédait la même.

Pourtant, contrairement aux autres de son espèce, diaphanes et lumineux, l'apparence de Mobius était terne : son visage était creusé par les âges, et il se rapprochait davantage d'un vieux gentleman britannique que d'un être éthéré. « Immortel ne veut pas dire éternel » lui rappela la voix de sa mère dans sa mémoire, et il revit parfaitement les ridules au bord de ses paupières lorsqu'elle souriait.

Un très long service peut-être ? « Pourquoi avoir suivi mon frère dans ce cas ? »

Sa question drapa un air songeur sur les traits de l'Alfe qui prit appui à côté de lui. Réaction à laquelle Thor n'était pas habitué ; au contraire, l'intendant avait en permanence la réponse juste et rapide, comme s'il était capable de prévoir les interrogations à venir. Mais pas cette fois. « Pourquoi ? » débuta-t-il, en quête de plus de temps de réflexion. Ses bras se croisèrent sur sa poitrine. « J'ai vécu de nombreuses années, jeune prince, bien plus que vous ne pourrez jamais l'imaginer. J'ai assisté à de nombreuses guerres, de nombreuses paix, de nombreux complots. J'étais présent lors des premiers pas du grand Bor. » Le second roi d'Asgard, le père de son père. « J'aurais pu continuer des siècles encore. Observer la vie naître et mourir, l'amour éclore et flétrir. Mais à quoi bon ? »

Mobius marqua une pause. À la lueur tamisée de la cheminée, son visage apparaissait plus fatigué, capable d'avoir traversé tous ces millénaires.

« Un serviteur de Freyr n'a pas besoin de réfléchir. Il fait la tâche qui doit être faite. » Il attrapa l'assiette derrière lui et la tendit au Dieu du Tonnerre. Ne voulant perturber son discours en froissant son sens du devoir, l'Ase attrapa l'une des mignardises pour la porter à sa bouche. C'était moelleux, et un goût de citron se répandit aussitôt sur sa langue. La satisfaction dut se lire sur ses traits, car la seconde d'après, le sourire était de retour sur les lèvres de l'Alfe. « Le jour où j'ai rencontré votre frère, j'étais bien incapable de poursuivre ma tâche. Je rangeai les livres de la bibliothèque lorsqu'il est apparu de nulle part. Il ressemblait à un oisillon égaré de son nid, et pourtant aucune peur ne transparaissait dans ses yeux. » L'homme observait un point à droite de son interlocuteur, imaginaire ; une scène appartenant au passé. « Il s'est tourné vers moi pour me poser une question. » Son timbre se fit plus bas, brisé dans un murmure. « Depuis, la pile de livres est demeurée intacte. Je n'ai jamais repris ma tâche interrompue. »

Thor cessa de mâcher et demanda, les yeux plissés dans une tentative de compréhension : « Parce que mon frère vous a fait réfléchir ? C'est ridicule.

- L'existence semble ridicule si l'on commence à réfléchir : quelles sont nos origines ? Qui sommes-nous vraiment ? Pourquoi ai-je décidé de suivre votre frère ? Pourquoi avez-vous choisi de le poursuivre ? » Mobius se retourna pour récupérer le plateau qu'il serra contre son torse. « La logique a toujours été chaotique. Rien n'a de sens ; c'est pourquoi nous essayons d'en trouver un. » Il lui accorda un dernier sourire énigmatique. Puis, lui offrant une révérence de la tête, l'intendant s'éclipsa de l'étude, repartant comme il était arrivé : sans un bruit.

De nouveau seul, Thor observa longuement la porte menant vers la bibliothèque. Les paroles de l'Alfe résonnaient encore dans son esprit, dans une tentative maladroite pour les faire correspondre entre elles et tenter de comprendre. Il n'avait jamais été le plus cérébral de la fratrie ; ce rôle incombait davantage à l'aînée ou au cadet de ses adelphes. Néanmoins, dans un sens, il parvenait à comprendre des brides. Loki avait toujours été le meilleur pour manipuler autrui, les amener à reformuler leur existence, à remodeler leur esprit. Un don dont il avait lui-même été la première victime. « Pourrais-je rester ?

- Peux-tu rester ? » Un talent parfois – si ce n'était souvent – détestable.

« Ne réfléchis pas trop fort, nous avons enfin un temps clair. » Il releva son attention à la recherche du nouveau venu. Il se trouvait là, debout devant le panneau en bois qui se refermait derrière sa silhouette. Combien de temps s'était écoulé depuis le départ de Mobius ? « Ce serait dommage de nous en priver par ton exploit. » La taquinerie étirait les coins de ses lèvres. Comme la veille, Loki arborait ses traits habituels : ceux d'un jeune homme aux pommettes saillantes et au vert oculaire profond. Le Loki qu'il connaissait le mieux ; celui qu'il avait tenu dans ses bras pour affronter les restes de poison ; celui dont il avait croisé le regard pour la dernière fois deux siècles plus tôt. Son Loki.

Il portait une ample chemise verte déboutonnée jusqu'à son sternum qui laissait voir le cœur du Tesseract pendu à son cou. Les manches bouffantes tombaient sur ses phalanges ; Thor était persuadé qu'elles dissimulaient plusieurs dagues dans leurs fibres. Pour l'heure, les mains demeuraient liées dans son dos.

« Tu es en retard » fut la seule chose qu'il trouva à répondre pour saluer ce stupide frère qui savait beaucoup trop bien se faire désirer.

« Tu as la bouche pleine de miettes » répliqua en retour le né Jötunn en s'avançant dans la salle, sans un regard supplémentaire dans sa direction. Il gagna le rebord de la fenêtre, là où il s'était déjà tenu une semaine plus tôt pour lui demander – plus ou moins directement – de l'aide. Thor eut alors une vision sur ses doigts qui jouaient de manière mécanique avec le lacet d'une manche. Il aperçut aussi la barrette qui maintenait les boucles de son frère vers l'arrière : une émeraude aussi grosse que son pouce ornait le centre d'un coquillage en or, serti de vagues en diamants. Beaucoup trop voyant ; l'Ase était prêt à parier son œil gauche que c'était l'effet recherché par son cadet. La provocation, encore un art dans lequel le métamorphe brillait trop souvent.

Sans réfléchir, le guerrier blond attrapa une petite cuillère sur le bureau et, comme le godet la veille, l'envoya sur la silhouette malicieuse. Contrairement à sa première tentative, l'ustensile percuta la hanche de sa cible en chemin, avant de tomber à ses pieds dans un cliquetis léger. Un geste qui attira finalement l'attention de son frère : avec lenteur, Loki tourna la tête dans sa direction avant de prononcer un « Aïe » bien trop neutre et tardif pour être sincère.

« C'était pour être sûr » se justifia-t-il en attrapant une tasse et la seconde cuillère entre ses mains. Il avait besoin de les occuper. Il prit une gorgée de l'infusion encore chaude ; le liquide était âcre et amer, le sucre unique n'étant pas suffisant pour sauver le goût.

Une moue s'afficha sur les lèvres de son frère. « Je t'ai connu des méthodes bien plus douces pour démasquer les illusions. » Une réponse qui manqua de le faire avaler de travers. Réaction qui fit éclore une espiègle satisfaction dans les prunelles fraternelles. Le bougre. « Enfin, peu importe. » Loki prit place sur un fauteuil près de la fenêtre. D'un mouvement du poignet, il convia ensuite la cuillère tenue par son aîné et l'autre tasse entre ses mains. « Tu voulais discuter me semble-t-il. Ou plutôt, tu avais besoin de me parler » rectifia-t-il en insistant sur la nécessité du blond. Il porta ensuite la tasse à ses lèvres pour boire une gorgée, avant de grimacer. À priori, deux sucres non plus n'étaient pas suffisants pour adoucir le goût du ginseng.

Thor bougea à peine contre le bureau ; il sentit chacun de ses mouvements être scrupuleusement étudié, comme craignant de le voir bouger trop vite. Un loup farouche déshabitué à sa présence, dont il fallait regagner la confiance.

« La confiance est pour les enfants et les chiens » lui avait un jour dit Loki entre les murs de sa chambre ; ils venaient à nouveau de se disputer, durant cette période de croissance où tout s'était montré difficile, plus complexe avec son cadet. L'Ase n'avait alors jamais autant souhaité retourner à leur enfance, à cette période facile où les pommes d'Idunn scintillaient d'or à la chaude lueur solaire, à l'abri au sommet des plus hautes branches, et où le temps leur apparaissait encore comme une futilité bien dérisoire face à l'éternité qui les attendait, ensemble.

« Alors peut-être suis-je un enfant.

- Tu ES un enfant » avait clarifié le sorcier, avant d'ajouter d'une voix brisée d'un sentiment abscons : « et tu ne comprends rien. »

Comprendre, une tâche pour laquelle il avait toujours eu bien du mal.

Comprendre ; Thor avait cette fois eu deux cents ans pour le faire. Deux cents années pour tout remettre en question, s'interroger sur bien des problèmes, trouver des réponses pour y faire face. Et, qu'importe ce qu'il avait pu trouver au cours de ce voyage éprouvant, une seule chose demeurait sûre – celle en laquelle il n'avait jamais douté : qu'importaient les liens de sang, les langues de vipère, les ordres de son père, ou même la fin du monde ; Loki était, et serait à jamais. « Min kjære bror… »

Le métamorphe fit apparaître une mignardise dans sa main pour la déguster, patient. Il lui prêtait de son temps, pour la première fois depuis une éternité. Le Dieu de la Foudre devait saisir cette chance. C'est ce qu'il fit, d'une voix contrôlée : « Le procès s'est achevé avec succès, comme je te l'avais promis. »

La nouvelle alluma une lueur dans le vert de ses yeux, dissimulés derrière sa tasse. « Et donc ? » demanda-t-il après sa gorgée. « Est-ce que la cour aurait finalement décidé de mon innocence ? Est-ce qu'Odin a avoué s'être lamentablement trompé ? » Il se pencha en avant, comme prêt à entendre les potins récents. « Oh, comme je regrette de ne pas avoir pu assister à mon propre jugement, le spectacle devait être grandiose.

- Sois sérieux s'il te plaît » souffla Thor.

« Je suis sérieux » répondit son cadet d'un ton beaucoup trop calme pour être vrai. Il croisa sa jambe droite par-dessus l'autre et s'enfonça un peu plus dans le fauteuil. « Et donc ? » répéta-t-il. « Je suis innocent. » Il approuva d'un hochement de tête. « Content de l'apprendre ; Mère devait être ravie.

- Loki », l'Ase grogna en se décollant du bureau, un pied déjà en avant.

« Thor » l'imita ce dernier d'une voix faussement enjôleuse.

« Cesse de faire comme si tu ne comprenais pas ce que je veux te dire.

- Alors dis-moi. » Une flamme de défi dansa dans son regard, une invitation provocante et effrontée. Évidemment.

Un énième soupir mourut au bord des lèvres du plus âgé. Évidemment, il s'y était préparé ; rien n'était jamais simple avec le Dieu de la Malice. Face à la fourberie, seule la vérité franche fonctionnait. Il énonça donc les faits, sans la moindre marque émotionnelle : « Père a retiré sa condamnation. Tu n'es plus suspecté pour implication dans le meurtre de Balder. Entre outres, la défense d'Hela a joué en ta faveur, et le poids de sa condition t'a été retiré. » Il avança encore, obligeant son frère à plier le cou vers l'arrière pour conserver le contact oculaire. « Par conséquent », sa voix devint râpeuse dans sa gorge, craintive des prochaines paroles, mais surtout de la réaction qu'elles susciteraient.

« Et s'il ne veut pas revenir ? » avait suggéré Hela.

« Et s'il ne souhaite pas revenir ? » avait demandé Sylvie.

« Alors ne revenons jamais » lui chuchota la voix suppliante de Loki dans l'ombre des geôles, le cœur du Tesseract luisant autour de son cou.

Oh comme il avait eu envie de répondre à son appel. De le suivre. De tout laisser derrière pour lui, et seulement lui. « Je n'peux pas, je dois rester. » Comme il avait été dur de voir la déception se draper sur ses traits. De ne pas le suivre.

Plus douloureux que le coup de dague qui avait suivi.

Sa gorge se serra, en quête du courage nécessaire. Trois mètres seulement le séparaient à présent de la silhouette désirée si ardemment ces deux derniers siècles ; qu'il avait toujours considéré comme acquise, avant de la voir disparaître dans un flash de bleu et de vert.

Loki l'observait en silence, patient. Il savait, et pourtant n'intervenait pas. Un mélange de jubilation et de douleur assombrissait ses traits, complexe à déchiffrer ; et pourtant Thor savait aussi. « Par conséquent » ; une inspiration, deux secondes supplémentaires de gagnées, « en tant que prince Loki, quatrième enfant du Roi Odin, Père de toutes choses, et de la Reine Frigga, Mère de toutes choses, tu es autorisé par la couronne à emprunter de nouveau le Bifröst et revenir sur les terres d'Asgard. »

Il expira l'air séquestré dans ses poumons ; ce fut douloureux, de l'acide gazeux qui brûla son être tout entier. Mais il l'avait fait, avait annoncé la nouvelle en suivant à la lettre le protocole inculqué par son précepteur. Pourtant, il n'en ressentit aucune joie.

Et aucune joie ne gagna les traits de son frère.

Le métamorphe l'observa longuement en silence, le visage neutre. Vus du dessus, ses yeux verdoyants paraissaient plus grands, capables de dévorer le monde dans leurs reflets dorés ternis par la fatigue. Son cadet n'était pas aussi impeccable qu'il aurait sans doute souhaité apparaître ; Thor était suffisamment près pour apercevoir les cernes violacés sous ses paupières et les quelques petites imperfections qu'il avait – avec le temps - pris l'habitude de camoufler derrière sa magie. Midgard était cependant dépourvu de Seidr, et il avait dépensé toutes ses réserves pour le sauver du venin de Jörmungand. L'Ase repensa alors au goût âpre de la boisson : du ginseng, parfait pour lutter contre la fatigue. En plus du sucre qui aidait à adoucir l'aigreur de son frère. Une fois de plus, Mobius avait pensé à tout.

Les minutes se succédèrent, peut-être même une éternité, sans que le plus jeune prince ne prenne la parole. Sa patience se faisait peu à peu dévorer par son angoisse interne. « Mon frère » appela-t-il finalement, un nouveau pas en avant. Il ne put poursuivre cependant, car déjà son interlocuteur l'interrompait :

« Je ne suis pas ton frère. » Dans un geste calculé, la tasse fut posée sur un petit guéridon à proximité. Lorsqu'il releva son attention vers lui, un sourire factice était de retour sur ses lèvres et une ombre inquiétante assombrissait ses iris. « Je suis le monstre dont parlent les parents à leurs enfants, tu te souviens ?

- Le sang n'a jamais eu d'importance.

- Au contraire Thor, il en a toujours eu. » Son timbre devint menaçant ; Loki tenta de l'émousser en étirant davantage ses lèvres. Si faux que cela en devenait effrayant. « Ton frère est mort, et j'ai été accusé d'en être le coupable pour la simple raison que je n'étais pas né sous une étoile Asgardienne. » Il prit appuie sur les accoudoirs du fauteuil. « Ton cher père a voulu me faire tuer pour la simple raison que je ne suis pas mort à la place de Balder. » Dans un mouvement gracieux, il se releva pour lui faire correctement face.

« Si Loki était mort à sa place, Balder aurait-il été traité de la sorte ?! » Dans l'esprit du blond, l'écho d'une même pensée résonna. Personne n'avait jamais répondu ; tout le monde connaissait pourtant la réponse.

« J'ai dû fuir » reprit son cadet « tout ce que j'avais. Je t'ai proposé de me suivre. » « Viens avec moi. » Une colère enfouie refit son apparition dans ses iris. « Mais tu as refusé. Tu es resté.

- Pour te permettre de revenir.

- Qui te dit que je voulais revenir ? » Son sourire se crispa dans une expression horrible, partagée entre plusieurs émotions. Colère, oui, mais aussi rancœur, tristesse, douleur, abandon. Un trop-plein que même son sourire factice ne parvenait plus à contenir. « Je n'avais besoin de rien. J'étais prêt à payer cette faute qui n'était pas mienne. » Ce fut au tour du métamorphe d'avancer dans sa direction. « Puis tu m'as promis que nous trouverions une solution. Et je me suis retrouvé seul. » Un nouveau pas. « Je t'ai attendu, les premières années. En vain.

- Hela-

- Ne crois pas que je l'ignore » le coupa-t-il. « Je sentais son regard m'épier dans la brume. Mais lorsque je me retournais pour discuter, il n'y avait personne. Il n'y a jamais eu personne. Alors j'ai continué d'avancer. » Il avança ; leurs bottes se cognèrent. Ils étaient à présent si près que Thor pouvait sentir la fraîcheur de son souffle sur son menton. Son monde se remplit de son frère, unique chose d'importance dans son paysage : ses yeux verts bordés de longs cils aussi sombres que ses boucles, ses traits anguleux, le Tesseract autour de son cou. Identique à ce jour-ci, où il l'avait poussé à fuir. Où il l'avait perdu. Où un énième fragment du miroir s'était brisé.

« Loki. » Le nom de son frère sortit dans un murmure involontaire. Il avait simplement besoin de le prononcer, voir la réponse qu'il générer dans les iris fraternels – ce petit « oui ? » silencieux qui l'invitait à poursuivre ses propos. Il attendait, comme toujours ; lui laissait le temps de formuler ses paroles – car chaque mot avait son importance, pouvant aussi bien signer un traité de paix que déclencher une guerre. Loki n'avait jamais été un homme de paix, ni même de guerre ; son monde parfait se composait des deux, un chaos ordonné tout en nuances de gris. Il voyait des choses que le monde refusait d'entendre, prévenait d'un futur que personne ne voulait envisager, et attendait de les voir hurler de larmes et de douleur face au danger que les siens avaient préféré ignorer. Thor n'avait jamais su le protéger de cette cruauté ethnique : parce qu'il était différent, sa parole avait moins de valeur, ou bien apportait le malheur à ceux qui l'entendaient. « Mon frère. »

Le métamorphe soupira. « Je ne suis pas ton frère.

- S'il te plaît. » Sa prière se brisa contre ses dents. Cela avait toujours été important pour lui, ce lien qui lui permettrait de toujours revendiquer l'autre dieu comme sien. Son frère, que jamais rien ni personne ne pourrait lui retirer. « Je t'ai enfin trouvé. » Ne supportant plus l'écart – aussi infime fut-il – entre eux, Thor apposa son front contre le sien. Ses mains cherchèrent celles du sorcier, enroulèrent leurs doigts autour des siens, les serrèrent presque douloureusement. « J'aurais dû venir plus tôt. » Il murmurait, incapable d'autre chose.

« Tu aurais dû venir » rectifia Loki d'une voix qui peinait à conserver sa colère. Il voyait la fragilité dans son regard, ce qu'il refusait de lui montrer.

Il amena son bras droit et la main liée de son frère dans le dos de ce dernier afin de l'attirer plus près. La deuxième apporta les autres phalanges douées de seidr contre sa joue afin d'apprécier leur froideur naturelle entre sa paume et son visage. « Je suis là. »

Le vert oculaire vacilla. « Pour combien de temps ? »

Thor entrouvrit les lèvres. L'image de sa sœur au bas des escaliers s'imposa dans son esprit, inquiète et désolée. Le temps lui était compté. « Kom hjem, Loki » voulait-il implorer avec nécessité en boucle à l'oreille fraternelle.

Mais il était inutile de lui poser la question. « Et s'il ne veut pas revenir ? » ; « Et s'il ne souhaite pas revenir ? ». L'Ase connaissait déjà la réponse, l'avait su depuis son départ pour le retrouver. Rien n'était jamais facile avec lui.

« Apprends à mieux mentir, petit frère » l'avait un jour mis en garde Hela en tournoyant, « ou les cœurs seront cruels avec toi plus tard. »

« Pourrais-je rester ?

- Peux-tu rester ? » Un éclat, fragment d'espoir, fragment égaré. Oh, qu'aurait-il donné pour ce simple fragment ! Il était là, son frère, son petit frère, son cher frère, son adorable frère. Pouvait-il le rendre heureux d'un simple oui sans lui briser le cœur une seconde fois par la suite ? Était-il permis de se raccrocher à ce simple espoir ? D'y croire si fort qu'il pourrait en devenir fou ?

Thor sourit, le plus sincèrement possible.

Og synger: "når kommer du hjem?"

(Qui chante « quand rentreras-tu à la maison ? »)

Il n'avait pas d'autre choix ; Loki ne reviendrait jamais. « Jeg blir her. »


Notes de l'auteur

Bonjour tout le monde ! Nous voici pour le onzième chapitre et la (vraie) discussion tant attendue entre les deux frères. Thor décide finalement de rester, mais le peut-il vraiment ? J'espère que cette petite pointe de suspense saura vous faire patienter jusqu'au prochain chapitre (on arrive dans la partie croustillante à mes yeux). En tout cas, merci d'avoir lu ; j'espère que l'histoire vous plaît toujours ;) Place aux notes !

Note 1 : Les quelques paroles citées appartiennent à la chanson Jeg saler min ganger tirée de la série Loki (saison 1 épisode 3) ; elle comporte des paroles en Norvégiens qui est une langue associée au Asgardien dans cette histoire.

Note 2 : Ainsi, plusieurs termes sont empruntés à cette langue : « Blir » veut dire « rester » et « Jeg blir her » signifie « je reste ici » ; « Min kjære bror… » se traduit par « Mon cher frère » et « Kom hjem » par « Reviens à la maison ».

Note 3 : Dans la mythologie nordique, Alfheim est la résidence des elfes ou Alfes lumineux, dirigée par le dieu Freyr, le Dieu de la Fertilité. Les Alfes sont décrits, comme leur nom l'indique, comme étant plus beaux à regarder que le soleil. De ce fait, Balder étant décrit comme un dieu lumineux à la grande beauté, je lui ai offert une moitié d'origine Alfe. Une origine que je trouvais aussi adéquate pour le personnage de Mobius, toujours calme et souvent bienveillant.

Note 4 : Pour rester dans la mythologie nordique, Bor est le père d'Odin et donc le grand-père de Thor, Muspelheilm désigne le royaume du démon Surtur, Valaskjálf est le nom du manoir d'Odin et Sigyn, présentée ici comme la fille adoptive de Loki, est connue dans les légendes pour être l'épouse fidèle de ce dernier.

Note 5 : Toujours dans les personnages mais cette fois-ci tirés de l'univers Marvel, Navid est une référence au superhéros Navid Hashim, et Donald Blake est l'une des identités prises par Thor sur Midgard, jouant ici le rôle d'un docteur.

Note 6 : Le ginseng est une racine utilisée comme tonique naturel pour lutter notamment contre la fatigue physique et intellectuelle, et pour aider les convalescents à retrouver la santé. Elle contient des ginsénosides qui dégagent une odeur de réglisse et de caramel. En bouche néanmoins, le goût est amer et âcre.

Note 7 : « La confiance est pour les enfants et les chiens » est une citation tirée de la série Loki ; de même, le petit monologue de Mobius est inspiré d'une discussion qu'il a avec Loki dans la première saison.

Encore merci d'avoir lu ! À la revoyure !

Chu