« Thor » ; la voix de sa sœur se faisait insistante, tentant de traverser les mondes pour l'atteindre. Elle n'était qu'une ombre, dessinée avec incertitude sur la toile nocturne du fjord. Sa partie gauche, morte, était la plus visible : des os à la blancheur parfaite dont la simple vision suffit à le faire frissonner. Sa demi-vie était masquée dans la pénombre ; il parvint néanmoins à percevoir l'inquiétude dans le vert de son unique iris.
L'Ase descendit une marche, surpris de son apparition. « Hela ? » En cent quatre-vingt-sept ans, il ne l'avait jamais revu ; la plupart de leurs communications n'étaient qu'oral ou passaient par l'intermédiaire d'Heimdall. La dernière fois qu'il l'avait observée, elle se tenait aux portes d'Himinbjorg, sa silhouette auréolée par les moirures du Bifröst en arrière-plan. Elle lui avait serré la main une dernière fois, pour lui donner du courage, et avait déposé un baiser protecteur contre sa tempe. Sa tendre sœur, qu'il avait toute son enfance crue parfaite, avant de découvrir ses faiblesses en grandissant.
« Thor ? » elle répéta encore une fois. « Par les Nornes, dis-moi que tu m'entends.
- Oui. » Il descendit pour se rapprocher. « Oui. Je te vois aussi, mai-
- Peu importe » l'interrompit-elle d'un mouvement vague de la main. Son regard était fixé dans une direction unique, qui ne se corrigea pas lorsqu'il bougea pour la rejoindre, deux marches au-dessus de la sienne. Il comprit alors que ce n'était pas réciproque. Elle n'était pas là, pas réellement ; et seule la voix de son cadet lui parvenait. « Comment vas-tu ?
- Qu'est-ce que tu fais ici ? » demanda-t-il en même temps.
La magicienne se tritura les doigts sous ses amples manches. « Bon sang Thor, je suis venue voir comment tu allais ! » L'angoisse aggravait sa voix. « Je t'ai ressentie. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais c'était douloureux. » Elle tendit une main – celle charnue – vers lui, sans savoir ni où ni quoi toucher, dans un geste de pure habitude fraternelle. « Je t'en prie, dis-moi que tu vas bien. »
Le Dieu doré retint un soupir. « Je vais bien. J'ai retrouvé Loki. »
Une grimace dansa sur son visage pâle. « Nornes, est-ce lui qui t'a poignardé à mort ?!
- Non » il rit malgré lui. La joie ne contamina pas les traits féminins qui demeurèrent ancrés dans l'inquiétude. Aussi, il répéta d'un ton plus sérieux : « Non, bien sûr que non. Il m'a poignardé, certes, mais c'était gentilé. Enfin… » Il tangua la tête plusieurs fois de droite à gauche, yeux levés vers la voûte étoilée, « gentilé, façon de l'dire. Ça a quand même fait un mal de chien c't'affaire.
- Thor » le rappela-t-elle.
« Hela », il imita son ton ; avant de soupirer pour de bon. « Je vais bien, je t'assure. » Les traits de sa sœur s'adoucirent quelque peu face à sa déclaration. La nervosité de ses doigts en revanche ne cessa pas. Il y avait quelque chose, et il était persuadé qu'il n'allait pas aimer la suite. Dans un coin de son esprit, il se remémora alors le petit jeu de Sylvie : une question contre une autre. Il venait de répondre ; c'était à son tour. « Hela, pourquoi es-tu ici ? » demanda-t-il. Cette dernière entrouvrit les lèvres, prête à lui répondre, avant de se stopper dans son élan, peut-être retenue par sa réflexion. Quelques secondes supplémentaires pour reformuler. Le pressentiment généré par l'apparition de sa sœur au beau milieu de la nuit commença à croitre dans son ventre ; il fallait toujours plus de temps pour annoncer une mauvaise nouvelle qu'une bonne. Il avait besoin de savoir. « Que se passe-t-il ? Qu'est-ce qui t'envoie ? » Ou qui ? Et pourquoi ? Était-ce grave au point d'user de l'apparence fragile d'Hela ?
« Thor », elle souffla ; « tu n'as pas idée de l'inquiétude que tu as engendrée au palais. Je l'ai senti. Mère l'a vu. Heimdall t'a perdu. Père était furieux. »
L'Ase blond fronça les sourcils, perplexe face au méli-mélo de la violoniste. « De quoi tu parles ?
- Mort. » Il la vit bloquer son souffle dans sa poitrine, l'angoisse revenir face à ce simple mot qui avait suffi à briser le miroir familial des années plus tôt. « Immortel ne veut pas dire éternel. » Qui ? Son propre cœur se serra ; qui était mort ? « Thor, tu es mort. »
La boule poursuivit de croitre dans son ventre, de pousser ses organes vers l'extérieur. « Quoi ? » L'acidité se répandit dans son système digestif. L'environnement tanguait dangereusement. « Qu'est-ce que tu racontes ?
- Cela n'a duré qu'une minute, ou peut-être moins, mais cela a suffi pour que nous le ressentions. Ton fil de vie a été coupé. » Il ouvrit la bouche face à l'annonce, prêt à en rire ou à en vomir. Mort ? Quand ? Comment ? Les questions se bousculèrent au portillon de son cerveau. Il n'avait pas…
« Vous vous êtes écorché sur les écailles venimeuses de Jörmungand et avez perdu connaissance » lui rappela Mobius dans un coin de sa mémoire. Le poison, la douleur, le néant. La voix de Sylvie prit la relève : « Comme un homme épuisé portant son frère à moitié mort à bout de bras ? » « Tu sais que tu as vraiment failli y passer ? »
« Thor » appela de nouveau son aînée, « que s'est-il passé ? »
« Vous êtes resté inconscient une semaine. » Il se remémorait la douleur et la fièvre délirante. « Les deux premiers jours ont été critiques. » Des eaux chaotiques remplacées par une chambre calme et chaleureuse. De son frère lui demandant de l'attendre ; avant de le retrouver dormant à son chevet. Une ellipse. Quoi ? « Votre frère n'a jamais baissé les bras. » La voix de l'intendant se superposa à celle plus récente de Loki : « Je rattrape actuellement tout le retard accumulé ces derniers jours. Tu sais, quand je tentais de te sauver la vie. » Sauver la vie. Mort. Deux jours critiques. Mort – Thor était mort. Peut-être une minute, peut-être une seconde, peut-être encore moins, mais il était mort. Son fil s'était rompu. Mais il avait été renoué de force avant de pouvoir totalement s'effilocher. Et il vivait.
Il repensa à la fatigue sur les traits fraternels, à l'illusion imparfaite, à son absence de rejet lorsqu'il l'avait pris dans ses bras pour s'endormir. « Loki va être si triste si tu ne te remets pas rapidement » lui murmura un souvenir de sa mère.
« Je suis mort », il testa l'idée sur sa langue. Inconsciemment, il frotta les cicatrices sur ses paumes, vestiges des coupures. « Loki m'a sauvé. » Encore. Comme toujours. Une ombre parfaite pour assurer ses arrières. « Et je vais bien. » Grâce à lui. Une fois de plus.
Soudain, une pensée zébra l'esprit du guerrier.
Il tourna toute son attention en direction des yeux aveugles de sa sœur. « Ne me dis pas que… », ses mains cherchèrent à attraper les siennes ; en vain, il ne rencontra que le vide. La boule gonfla un peu plus ; un orage gronda à peine au loin. « Ne me dis pas qu'ils accusent Loki et que son jugement a été annulé. » Non, pitié, tout sauf ça. Ils s'étaient trop battus pour obtenir la clémence amère de l'auditoire, la reconnaissance de faute de leur père, et l'autorisation pour le retour à Asgard de leur cadet. Des années qu'ils s'y préparaient, et tant de sacrifice. « Il n'a pas le droit. » Roi ou non. Père de toutes choses ou non. Ils avaient déjà trop payé pour une rancœur raciale idiote.
« Non. » Pour la première fois depuis son apparition, un sourire se dessina sur les traits incertains de sa sœur. « Ne t'en fais pas pour ça. Père ignore même que tu as déjà retrouvé Loki ; comment pourrait-il l'accusé ?
- De la même manière qu'il l'a accusé d'avoir tué Balder ? » Le sourire se fana face à lui, écorché par la franchise acérée de sa proposition. Il soupira. « Désolé, je suis fatigué. » Malgré son injustice, malgré ses fautes commises, Odin demeurait leur père, leur roi, et la fidélité d'Hela appartiendrait toujours en partie au trône. Même si elle avait déjà tant fait contre ses propres principes. Elle était une alliée ; il avait décidé de placer une part de confiance en elle. « D'accord, alors je vais bien. Tout va bien. Dois-je fournir une preuve nécessaire pour prouver de mon bon état ? »
Elle tritura de nouveau ses doigts. « Je crains que cela ne soit pas nécessaire. »
Thor plissa les yeux en réponse. « Pourquoi ? » demanda-t-il. Avant qu'il ne se rappelle sa question initiale, demeurée sans réponse concrète. « Hela », elle ne s'était pas simplement déplacée pour le voir ; la visite d'Heimdall aurait suffi à vérifier son état. « Pourquoi es-tu ici ? » La sphère d'angoisse grimpait à présent le long de sa gorge, demandait à sortir pour exploser. Il craignait de connaître la réponse.
« Thor. Petit frère. » Le timbre fragile de sa sœur ne fit que conforter son mauvais pressentiment.
Lorsqu'elle se confia enfin à lui, le ciel nocturne s'éclaira subitement d'un éclair qui gronda au-dessus de leurs têtes.
Chapitre 12
Kyss
« Jeg blir her. » Ses mots résonnaient encore dans sa bouche, et dans celle pressée avec nécessité contre la sienne. Il y avait un feu vital qui brûlait entre eux. C'était cacophonique, complètement chaotique, et pourtant si bon. Une première inspiration depuis des décennies d'apnée, loin de l'autre, jamais totalement entiers. Il avait besoin de son frère ; il avait besoin de Loki. Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s'assécher ; il le tenait fermement contre lui. Ils étaient si proches. Le cœur du Tesseract battait contre son sternum ; les doigts du métamorphe s'agrippaient à sa nuque. Jamais assez proches.
« Min bror » assura-t-il entre deux baisers, le souffle erratique, les lèvres gonflées et la cage thoracique douloureuse. « Min kjære – bror. »
Loki grogna dans sa bouche, avant de se décoller pour répliquer : « Je n'suis pas ton frère.
- Toujours. » Son cadet entrouvrit les lèvres pour répliquer ; il plongea langue la première dans l'ouverture. Un gémissement, partagé entre désapprobation, surprise et affection, résonna contre son palet. Il pouvait entendre les sifflements de seidr chantonnaient gaiement à ses oreilles, son propre pouvoir galoper dans ses veines pour leur répondre. C'était si bon, de le retrouver, de se retrouver, de tout retrouver. Il était là, il était lui ; ils étaient eux.
« Je reste ici » répéta son esprit, plus fort que l'interrogation infiltrée de Loki : « Combien de temps ? » Qu'importait ; l'éternité elle-même ne saurait jamais être suffisante. Même dans l'au-delà, Thor aurait besoin de lui. Cela avait toujours été le cas, depuis qu'il avait croisé ses grands yeux verts camouflés derrière son couffin.
« Thor. » L'Ase laissa l'une de ses mains perdues sur les hanches du plus jeune remonter le long de sa colonne vertébrale. Loki se cambra sous son toucher, avant de protester dans le nouveau baiser initié lorsque ses doigts se refermèrent un peu trop violemment dans ses boucles sombres. Il pilota ainsi la tête sous un meilleur angle afin de mieux le dévorer. Les nattes glissèrent entre ses phalanges, avant qu'il ne rencontre l'horrible barrette à l'émeraude trop extravagante, offerte par ce maudit homme-poisson aux chevilles volantes. Sans regret, il la brisa dans son poing et, avant que son frère ne puisse répliquer quoi que ce soit contre, il banda les muscles de son autre bras pour soulever dans les airs la silhouette svelte. Par réflexe, Loki enroula ses jambes autour de sa taille pour se cramponner. Un geste de confiance, qui l'invitait là où il avait craint d'être repoussé.
« Combien de temps ? » Il ne voulait pas y penser. « Peux-tu rester ? » S'il savait.
Mais pas maintenant, non. Cent quatre-vingt-sept ans et huit mois de traque. Douze tentatives de fuite pour venir à sa rencontre. Des disputes à n'en plus finir. Des espoirs brisés, des nuits de solitude. « Je reste. » Il n'avait pas besoin de préciser ; Loki n'avait pas besoin de savoir. Pas encore. Plus tard.
Plus tard.
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L'orage gronda à ses oreilles, si fort qu'il crut devenir sourd aux paroles de sa sœur, ne pas avoir compris la bonne chose. « Pourquoi ? » ne put-il que répliquer dans un murmure. Son monde s'effondrait peu à peu ; les grains accélérèrent leur course cruelle dans le lugubre sablier temporel.
Hela émit un faible soupir. « Je te l'ai dit : en apprenant que tu étais… », elle inspira un coup pour se donner du courage, « mort, même si ce ne fut que pour une minute, Père est rentrée dans une colère noire. Il t'a traité d'irresponsable, a hurlé contre ses conseillers. Mère était trop atteinte par ce qu'elle avait vu pour intervenir. Et j'étais moi-même… » Elle déglutit. « Tu n'peux pas nous en vouloir, Thor. Nous pensions que tu étais mort. Tu ÉTAIS mort » insista-t-elle. « Je l'ai ressenti. C'était comme si… on m'arrachait les mains, et qu'un feu visqueux se répandait dans tout mon organisme.
- C'était du poison. »
Elle releva son regard, chercha le sien avant de se rappeler qu'elle ne pouvait pas le voir. « Du poison suffisant pour tuer un Ase ? Sur Midgard ? »
Il haussa des épaules, avant de se rappeler à son tour qu'elle demeurait aveugle de son apparence. « Peut-être que cette créature vient d'ailleurs. » Il y songea un fragment de seconde, avant de revenir au plus important : « Peu importe. » Il soupira en passant une main dans les mèches échappées de sa couette durant sa danse avec Sylvie. Il avait besoin de réfléchir ; ce n'était pas son fort, mais la situation l'exigeait. Il venait à peine de retrouver Loki, et bien qu'il ignorât encore la réponse que lui donnerait ce dernier, une petite voix au fond de lui ne cessait de lui répéter qu'il savait déjà. Qu'il avait toujours su, depuis ce jour où il l'avait poussé à fuir Asgard. « Combien de temps me reste-t-il ?
- La date n'a pas encore été fixée, mais Père songe à organiser la cérémonie au début du printemps, donc… » Elle fit une pause, poursuivit de se mutiler la pulpe des doigts. Thor calcula dans sa propre tête : l'automne avait démarré il y avait peu. « Peut-être six mois midgardiens ? Peut-être un peu moins ? » Une demi-année.
« Si peu… » comparé à ce qui lui avait été promis en échange de son engagement. Trop peu. Il venait à peine de retrouver Loki. « Peux-tu rester ? » demanda celui-ci dans sa mémoire.
« Thor. » Serait-il capable de lui mentir ? De le regarder dans les yeux et de passer outre cette information ? « Petit frère » appela de nouveau la violoniste. Il tourna son regard vers elle. Sa partie gauche commençait à s'estomper, simple voile blanc qui révélait la silhouette des navires derrière. Son énergie diminuait ; sa voix, nota-t-il, était moins forte.
« Très bien. Je n'ai pas le choix de toute manière. » Il lut l'inquiétude sur les traits restants de son aînée. « Ne t'inquiète pas », il tenta de les rassurer tous les deux - Hela lui avait autrefois demandé d'écouter, et c'était ce qu'il avait fait. « Merci de m'avoir prévenu. »
Elle lui offrit un sourire en retour, maladroit ; car elle savait l'impact de ce qu'elle venait de lui apprendre. La cérémonie avait été avancée de près de deux décennies. Deux cents ans, c'était le temps qui lui avait été alloué pour partir sur les traces de son frère, avant de devoir rentrer pour embrasser ses devoirs. Il avait cherché Loki durant ces cent quatre-vingt-sept dernières années ; la colère paternelle le privait des treize qui lui restaient. Dont il aurait eu besoin.
Il devait rentrer. « Peut-être six mois. »
« Ha det, Hela. »
Cela ne serait jamais suffisant, et pourtant il devrait.
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La tête de Loki cogna contre la vitre ; le bruit interpella l'aîné et le stoppa momentanément dans la passion pour observer son frère. Ce dernier ne le laissa cependant pas faire, saisissant ses joues à pleines mains pour rapprocher son visage du sien et l'embrasser à nouveau. Il n'y avait pas de répit, ils avaient beaucoup trop à rattraper. Le métamorphe était assis sur le rebord de fenêtre. Ses doigts électrifiés pianotèrent sur les cuisses du cadet, ouvertes pour lui permettre de se glisser entre et de se rapprocher, toujours plus. Leurs pouvoirs dialoguaient sous leur épiderme, mélange de grondement et de sifflements ; se mêlaient entre eux pour se retrouver, se taquiner, se redécouvrir. L'odeur d'ozone et de soufre saturait l'air environnant. Ses nerfs étaient à vif, rendaient chaque parcelle de son être conscient de la proximité de son frère : de sa fraicheur, de son souffle saccadé, de son cœur affolé, de ses boucles soyeuses réorganisées en pagaille, et de la perfection de chaque imperfection sur ce visage familier. Il en voulait plus, toujours plus, le serrer au risque de le briser, l'embrasser au risque de l'étouffer. Son petit frère dont il retrouvait le goût, plus enivrant qu'aucun autre hydromel des Neuf Royaumes.
L'extérieur s'assombrit sans qu'aucun n'y prête d'intérêt ; la luminosité de la pièce baissa sans les perturber. Ils n'avaient pas besoin de voir pour savoir où était l'autre moitié.
Il l'adorait à en perdre le contrôle. Ses oreilles bourdonnaient, les bords de sa vision blanchissaient, ses doigts le démangeaient.
Il l'adorait tellement qu'il aurait lui-même incendié le monde pour le moindre de ses baisers.
Soudain, un éclair zébra le ciel ; si fort qu'il auréola la silhouette du plus jeune d'une lueur dangereuse. Un fragment de seconde plus tard, son grondement résonna dans tout le bureau. Les vitres tremblèrent, se fissurèrent autour des nattes sombres. Du coin de l'œil, Thor observa les failles dessiner une toile de plus en plus complexe et étendue, avant qu'un second éclair ne déchire l'horizon. S'arrachant finalement à ses lèvres, son frère tourna à son tour son attention en direction de l'extérieur. Une à une, des lueurs orangées s'allumaient dans la pénombre instaurée par l'orage ; des cris, étouffés par la vitre, retentirent en réponse et des silhouettes s'agitèrent en contrebas. Le quai, des marins. Un incendie.
Loki soupira en posant son front contre son épaule. Il en profita pour retrouver son souffle, et l'Ase l'imita, remontant une main pour venir caresser l'arrière de son crâne. Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes, simplement en quête d'apaiser leurs poumons. Sans jamais s'éloigner l'un de l'autre.
Lorsqu'il sentit les épaules de son cadet tremblotaient, le cœur de Thor avait retrouvé un rythme relativement normal. Il s'inquiéta aussitôt pour le né Jötunn, leva son autre main pour soulever son menton et chercher la raison de son comportement soudain. « Loki ? » Cependant, au lieu de la tristesse ou de la colère à laquelle il aurait pu s'attendre, un rire, fort et mélodieux, lui répondit. Un son qu'il n'avait pas entendu depuis une éternité. Le sourire qu'il lui offrit était authentique, sans l'once de malice, décoré de dents blanches, et contagieux au point de gagner ses yeux. Il était merveilleux. Et le Dieu du Tonnerre ne put lui résister longtemps, plongeant de nouveau pour l'embrasser à pleine bouche.
Le métamorphe rit contre son palet, donna des coups peu convaincants contre son torse pour le repousser. Un troisième éclair montra sa satisfaction au-dessus du fjord.
« Thor » gronda son frère amusé. « Arrête, tu vas réduire Lamentis en fmh- » Il avala ses paroles d'un baiser langoureux et désespéré. Pourquoi devrait-il s'inquiéter du reste du monde quand il pouvait ainsi le tenir dans ses bras ?
« Tu m'as manqué » susurra-t-il contre ses dents en le libérant finalement, le front pressé contre le sien, une main toujours dans ses cheveux et l'autre de retour au bas de son dos. « Tu m'as tellement manqué. »
Une étincelle dorée dansa dans le vert de ses yeux. « J'en suis honoré. » Le prince héritier tenta une nouvelle approche, avant qu'une main dressée ne vienne bloquer son élan. « Non, je tiens à mon foyer. Tu es vraim- Ah ! » Thor mordit le bord de sa paume qu'il retira de sa bouche par réflexe. Libre, l'Ase vint alors picorer la mâchoire anguleuse de son cadet qui leva automatiquement son menton pour lui offrir un meilleur angle et lui permettre d'attaquer son cou. Dehors, la foudre poursuivit son vacarme, accompagnée d'une pluie diluvienne et de rafales. « Thor, attends-
- La ferme Loki » marmonna-t-il contre sa clavicule qu'il suçota pour laisser une marque de son passage. Le pouvoir dévalait en lui, le rendant ivre de tout ce qu'il était capable de faire. Il voulait de nouveau entendre ce rire parfait, redécouvrir la moindre parcelle de ce corps trop longtemps éloigné. Il voulait tout. Il avait besoin de tout.
Une vitre se brisa dans le bureau ; le vent s'infiltra avec violence pour siffler sa rébellion à leurs oreilles.
La seconde d'après, Thor enlaçait le vide et son front heurta la fenêtre fissurée face à lui. La silhouette captive de son affection s'était échappée ; des éclats de seidr voletaient encore là où le sorcier se tenait précédemment. Lorsqu'il tourna la tête par-dessus son épaule, il le retrouva, debout au milieu de l'étude, le souffle à nouveau court et l'apparence complètement chaotique. Ses cheveux n'étaient plus qu'un amas de boucles en désordre qui voletait autour de son visage, ses lèvres étaient rougies de leurs précédents échanges, sa chemise tirée sur son épaule gauche, et ses pupilles dilatées par ce même besoin qui incendiait ses artères. Un chaos parfait. D'une beauté redoutable.
Le sourire avait disparu, remplacé par une moue qui se voulait réprobatrice, sans y parvenir complètement. Il se frottait la pomme d'Adam, là où reposait la dernière marque gravée. « J'ai dit. Attends. »
Dehors, les cris des hommes se faisaient plus nombreux. « Loki » grogna le blond, plus capricieux que les éléments qu'il avait déclenchés.
En réponse, une dague apparut de sous une manche, là où il les avait précédemment supposées camouflées. « Calme tes ardeurs mon frère » demanda son hôte en la dressant dans sa direction. « Ou tu risques. De tous nous tuer. » Il expira longuement pour stabiliser sa voix, et ajouta avec amusement : « Bien que l'idée de te faire perdre le contrôle flatte volontiers mon ego. »
Thor s'appuya contre le rebord de fenêtre et prit une longue inspiration pour tenter de chasser l'énergie accumulée par passion en lui. Elle était puissante, amplifiée au contact du seidr fraternel. Ses professeurs leur avaient toujours dit qu'il existait une compatibilité rare entre eux ; l'Ase s'en était vanté durant des semaines, avant que les lèvres maternelles ne lui exposent le revers de cette médaille. Son pouvoir était déjà grand, instable, difficilement contrôlable et enclin à répondre à ses émotions. Un plus grand pouvoir impliquait en conséquence une plus lourde charge, une plus grande responsabilité. Un potentiel chaos plus dévastateur. Combien de fois, enfants, n'avaient-ils pas été séparés pour faire diminuer cette tension au fond de ses entrailles - au moins jusqu'à ce qu'il apprenne à la contrôler en partie ? « Mais Loki est mon frère ! Pourquoi je ne peux pas le voir ?
- Parce qu'Asgard n'est pas prêt à une telle catastrophe, mon petit coup de foudre » le consolait sa mère en le berçant entre ses bras. « Un jour, tu seras roi ; et Loki sera ta force. Mais tu dois grandir pour ça, devenir plus résistant. »
« Tes émotions sont la clef de ton pouvoir » lui avait toujours dit son père.
Au-dehors, l'orage se résorba progressivement, le vent se calma et la pluie se tarit. À l'horizon, l'aurore retrouvait peu à peu ses couleurs chatoyantes. Un incendie, se remémora-t-il ; des cris d'hommes. « Arrête, tu vas réduire Lamentis en feu. » Il leva son regard, en quête de celui verdoyant. Loki avait baissé son arme sans pour autant la ranger ; la dague luisait faiblement entre ses phalanges. Un sourire moqueur étirait ses lèvres. Oh, il en entendrait parler longtemps de cet accident ; le Dieu des Histoires se chargerait personnellement de le lui rappeler.
« Je suis désolé.
- Mmh » chantonna gaiement son frère, « je te laisserais bien me prendre dans tes bras pour te faire pardonner, mais je risquerais alors un nouveau Ragnaröck. Et Nornes ! que Mobius déteste le désordre.
- Comme celui que vous venez de provoquer ? » Loki se retourna pour faire face au nouveau venu. Comme répondant à l'évocation de son nom, l'intendant se trouvait dans l'embrasure de la porte. De la suie tachait sa joue gauche et le col blanc de sa chemise. Il avait un sourcil froncé et l'autre levé, comme incapable de choisir entre irritation et perplexité. « Par les défenses de Gullinbursti, il suffit que je vous laisse seuls cinq minutes pour que vous me déclenchiez un cataclysme.
- Sans vouloir me défendre, je n'y suis pour rien » déclara le Dieu de la Malice en levant les mains, ses yeux pétillants de réjouissance tournés en direction de son frère.
« Sans vouloir vous offenser, j'ai bien de peine à vous croire, Sir Loptr. » Le métamorphe ouvrit la bouche dans un geste de vexation exagérée. De son côté, Mobius se frotta les tempes en soupirant.
C'est alors qu'une deuxième tête s'invita dans le bureau, ses boucles blondes rebondissant autour de son visage. « Mère, un orage soudain a mis le feu à deux bateaux. Je crains que votre présence soit requ- Oh ! » Son regard changea de cible pour se poser sur l'Ase. Elle lui adressa un geste vif de la main par-dessus l'épaule de Mobius, un grand sourire peint sur ses lèvres. « Coucou, joli cœur ! Je vois que tu as enfin trouvé ton frère.
- Un peu trop même » maugréa l'intendant.
« Bien. » Loki s'avança vers la porte ; dans le mouvement, une cape se généra depuis ses épaules pour venir voleter au-dessus de ses chevilles. « Tu tombes bien Sylvie. Pourrais-tu t'occuper de notre cher invité en l'emmenant aux cuisines ? Je crains », il plongea ses prunelles espiègles dans les siens, « qu'il ait une faim de loup. Un peu de viande fraîche devrait le rassasier.
- D'a-ccord. » La jeune femme fronça les sourcils, perplexe. « Et ensuite ?
- Il se chargea d'éteindre l'incendie.
- Mais il est déjà éteint l'incendie, la pluie s'en est chargée. »
Une ombre passa dans le vert de ses yeux, intense, spécialement dédiée à sa personne. Loki jouait ; il le devinait dans la manière qu'il avait de mordre l'intérieur de sa joue pour ne pas sourire. « J'en connais encore un qui a besoin de se tarir. »
Le Dieu de la Foudre serra des dents en réponse ; L'Alfe leva les yeux au ciel. Sylvie de son côté sembla ne pas comprendre le double sens des paroles maternelles, ou du moins n'en montra rien.
« En route Mobius » déclara ensuite son frère comme s'il ne venait littéralement pas de jouer avec le feu. Sa silhouette poursuivit de se métamorphoser, redessinant les tresses autour de son crâne et défroissant les plis creusés par leur passion. Son bras droit le suivit sans discuter, bien qu'une liste de choses qu'il rêvait de prononcer pesait lourdement sur sa langue.
Ne resta ainsi bientôt que la fille adoptive du métamorphe et lui-même dans le petit bureau où le vent poursuivait de siffler son mécontentement. En quelques pas, Sylvie le rejoignit, une main déjà tendue en avant pour venir remettre des mèches derrière ses oreilles. Elle lui sourit, d'une manière si douce et innocente qu'il fut presque étonné de ses prochaines paroles : « Ça c'est ce que j'appelle un coup de foudre. Heureuse de voir que le courant passe plutôt bien entre vous. Oh, j't'en prie » ajouta-t-elle lorsqu'il entrouvrit les lèvres, les yeux plissés dans une interrogation muette. « J'ai dépassé cet âge depuis longtemps. Je sais très bien quel genre de viande fraîche tu aimerais bien cr- » Il la fit taire en pressant sa main sur sa bouche. Elle marmonna une exclamation frustrée contre sa paume.
« Allons manger » dit-il simplement ensuite en quittant le bureau à son tour, sans même vérifier qu'elle le suivait. Il avait besoin de se changer les idées, d'oublier la fraîcheur de son frère encore présente sur son épiderme. Plus la tension redescendait, et plus il se rendait compte de son erreur, de ce qu'il aurait pu provoquer. Oui, il devait penser à autre chose. Peut-être était-ce finalement une bonne idée de manger un bout.
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Il ne lui restait que très peu de temps ; la décision était injuste.
Pourtant, alors qu'il aidait les marins à réparer les dégâts causés par sa foudre incontrôlée et qu'il leva la tête de son ouvrage pour apercevoir son frère l'observant depuis le quai, un éclat mystérieux égayant ses traits, Thor ne put songer qu'à une seule chose : il avait fait le bon choix.
Même s'il pouvait déjà entendre l'écho futur d'un cœur qui se brise.
« Sig ! » appela James depuis le pont. Il répondit aussitôt, prêt à tout pour faire oublier sa faute inconnue de tout l'équipage.
Sa décision était déjà prise. Il devait tout tenter.
Notes de l'auteur
Et bonjour tout le monde ! Chapitre 12 disponible ; la romance montre enfin le bout de son nez ! Car, oui, pour ceux qui auraient encore un doute, ou pour ceux qui commençaient à désespérer, on part bien sur du Thorki (ou Thor/Loki). Le premier bisou, ça se fête, non ? x) J'espère que ces échanges vous auront plu.
Note 1 : Quelques mots en Norvégien comme d'habitude avec « Jeg blir her » qui, pour rappel, signifie « Je reste ici », « Kyss » qui veut dire « bisou » et « Ha det » qui peut se traduire par « aurevoir ». Quant à « Min kjære bror », cela signifie « mon cher frère ».
Note 2 : Dans la mythologie nordique, Himinbjorg est le nom donné à la demeure d'Heimdall, située au bout du Bifröst. Gullinbursti est quant à lui le sanglier de Freyr qui, pour rappel, est décrit dans cette histoire comme l'ancien maître de Mobius.
Note 3 : Du côté des références Marvel, le Dieu des Histoires est un titre gagné par un variant de Loki dans les comics.
Note 4 : Enfin, plusieurs références à la série Loki se sont glissées dans ce chapitre, à commencer par « L'amour est une arme imaginaire » et « L'amour est comme une dague » qui renvoient au dialogue entre Loki et Sylvie dans l'épisode 3 de la saison 1. Le fait que Mobius trouve que Loki parle avec beaucoup de métamorphes et que cela lui donne un air plus malin est aussi tiré de la série. Enfin, « Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s'assécher » est une traduction des paroles de If you love me, une chanson interprétée par Brenda Lee dans l'ending de l'épisode 4 de la saison 1.
Note technique : Un peu comme pour les épisodes d'une série, il y a des scènes avant le « générique de début » (qui correspond au titre) et des scènes « post-crédits » après les notes qui, parfois, pourront présenter un point de vue différent, comme la scène qui vous ai proposé juste ici avec la narration de Mobius. En espérant ne pas vous perdre sur ce point x)
Un grand merci pour avoir lu ! À la revoyure !
Chu
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Mobius savait que cela sonnait comme une mauvaise idée : deux dieux demi-frères laissés seuls dans une même pièce après deux siècles de séparation n'auraient pu se contenter de simples salutations amicales autour de quelques biscuits. Il avait toujours su voir derrière l'indifférence de son maître - face aux nouvelles qu'il lui rapportait de son aîné entre autres - l'étincelle d'intérêt qu'il tentait de nier. Il avait aussitôt reconnu dans la fougue du blond la nature principale de sa quête. Il avait senti l'alchimie naître entre eux à l'instant même où ils s'étaient fait face dans le petit salon, avant que le charme ne soit brisé par le coup soudain d'une dague n'aimant pas les surprises. Leurs pouvoirs se cherchaient, s'appelaient, se répondaient. Quelque chose à la fois de merveilleux et de blessant. « L'amour est une arme imaginaire » lui avait un jour dit Sir Loptr, refusant de s'abriter sous son parapluie pour masquer le chagrin décorant ses joues. Sigyn était partie, à tout jamais, emportant avec elle les rares éclats de joie qu'elle lui avait apportée de son vivant. Des boucles blondes et un regard d'un bleu profond. Traits que conserva Sylvie ; mais une personne ne pouvait jamais en remplacer une autre.
« L'amour est comme une dague. » Sir Loptr avait toujours aimé parler avec de grandes métaphores ; comme Mobius le lui rappelait souvent, cela le rendait plus malin, et son respect pour ce jeune garçon de près de deux millénaires ne cesserait jamais de croître.
Du coin de l'œil, l'Alfe observa son maître distribuer les directives pour réparer les dégâts de la tempête passionnelle ayant ravagé le quai. Deux bateaux avaient brûlé, la foudre n'avait manqué que de peu la réserve de poudre, et quelques hommes avaient été blessés par des lames d'air. Le pétrichor embaumait l'atmosphère, contrastant avec l'absence totale de nuage à l'horizon. Un calme qu'il retrouva sur les traits de son supérieur. Le seidr avait fait disparaître toute trace de l'échange et il apparaissait parfait au regard de la nation. À un détail près : l'éclat qui réchauffa le vert de ses yeux lorsqu'il tourna son attention vers une silhouette en particulier. Mobius n'eut pas besoin de le suivre pour savoir ce qu'il observait ; tout comme il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir deux perles safres fixées dans leur direction.
Ô Freyr, ces deux-là lui donneraient assurément des migraines. Pourtant…
Un sourire secret étira à peine les lèvres de l'intendant.
Oui, pourtant.
