Soundtrack : Follow me de Evergreen (musique sans paroles) puis Jeg saler min ganger tirée de la saison 1 de Loki


« Dis, à ton avis, c'est quoi la différence entre un garçon et une fille ? » Sa question était spontanée, inspirée par l'image de Balder baisant la main de Nanna, une courtisane, de l'autre côté de la fenêtre.

Assis à l'opposé sur le divan, Loki leva le nez de son ouvrage pour l'interroger du regard. Cela faisait des heures qu'il lisait sans se lasser cet imposant traité sur les plantes médicinales, annoté avec la calligraphie illisible et minutieuse de Eir, ainsi que celle plus harmonieuse d'Idunn. Ils rentraient tous deux à peine dans l'âge de raison ; cet âge où le monde entier paraissait à la fois étrange, effrayant et fabuleux. Cet âge où la langue devenait lourde de questions et l'esprit nécessiteux de réponses. Une curiosité maladive qui pouvait se traiter de différentes manières : par la lecture dans le cas de son cadet, par l'intermédiaire d'autrui dans le sien.

« À quel niveau ? » demanda à son tour Loki pour aiguiller sa réponse.

Il haussa les épaules, ne sachant pas vraiment lui-même ce qu'il souhaitait apprendre. Bien sûr, son précepteur s'était assuré de l'informer globalement sur les différences anatomiques entre les deux sexes : l'homme avait une longueur là où la femme présentait un puits pour l'accueillir. Les mères portaient les enfants et se connectaient plus facilement avec le seidr ; contrairement aux hommes sculptés pour la force.

Thor contenait les deux visions majeures dans son cercle rapproché : sa mère était la plus digne des femmes, et son trio d'amis reprenait à merveille le cliché masculin enseigné aux petits garçons. Néanmoins, il y avait aussi d'un côté son frère, doux et doué de magie ; et de l'autre Sif qui, malgré son jeune âge, écrasait la majorité des aspirants avec lesquels elle s'entraînait à l'épée.

Et puis il y avait Loki, un parfait mélange de complexités qui rendait floues les moindres barrières. Tantôt frère, tantôt sœur, tantôt autre chose. Depuis qu'il avait développé ses dons de métamorphose, il semblait avoir aussi déverrouillé une porte enfouie en lui, comme une évidence qui échappait encore à son aîné. Une facette que le prince héritier rêvait de découvrir, car il s'agissait de Loki.

« Par exemple », Thor se concentra pour formuler sa pensée. « Toi, tu es mon frère.

- Adopté » compléta son cadet, car il savait à quel point ce détail l'irritait. Il rit d'ailleurs lorsque le blond gifla son mollet du dos de sa main dans un geste préventif. « D'accord, je suis ton frère, et ?

- Tu peux aussi être ma sœur. » Il sentit l'adjectif désireux de sortir des lèvres malicieuses, le menaça du regard pour ne pas l'ajouter une seconde fois. Assuré qu'il ne le ferait pas, Thor ajouta donc : « Comment savoir quel terme utiliser ? »

Les sourcils se froncèrent à peine au-dessus des iris verts ; le livre se baissa pour révéler son visage perplexe. « Est-ce que cela est si important pour toi ? Ce que je suis ?

- Non. » Sa réponse fut directe, car elle constituait l'une des plus grandes vérités de sa vie. La nature de Loki n'avait jamais compté pour lui. Même lorsque leur mère leur avait annoncé les origines du né Jötunn, il ne s'était jamais senti dérangé par ces dernières. Loki était son frère, son petit frère, une certitude que rien ni personne ne pourrait jamais changer. Ils se l'étaient promis, juré. « Non » répéta-t-il donc pour être certain de retirer cette idée parfois envahissante de l'esprit espiègle. Ses doigts trouvèrent sa main droite pour s'enrouler autour de ses phalanges. « Je voulais seulement savoir ce que toi tu préférais. » Il détourna son regard vers le jardin où un mouvement attira son attention. Vali, le meilleur ami de leur aîné, venait d'arriver ; les deux compagnons s'offrirent une accolade pour se saluer.

« Te comporterais-tu différemment si j'étais une fille ? » l'interrogea le métamorphe, appelant de nouveau sa concentration sur lui. Pourtant, les yeux du plus jeune demeuraient encore ancrés sur le dehors. « Si Balder devenait une femme demain, crois-tu qu'ils s'étreindraient différemment ? »

Ce fut au tour de Thor de froncer ses sourcils, dans un geste de réflexion pure. Son cerveau était encore trop jeune pour comprendre les subtilités de ces interrogations, et il pouvait sentir ses neurones cogiter entre eux pour comprendre les mots cachés de son frère. Car Loki adorait camoufler des secrets dans ses paroles.

L'attention fraternelle revint sur lui. Un éclat malicieux dansait sur ses traits, loin de rassurer le blond. « Tu sais quoi ? » Le livre se referma dans un bruit sourd, avant d'être déposé sur le rebord de fenêtre où il tint en équilibre précaire. « Et si nous testions quelque chose ? »

L'Ase voulut l'interroger sur ses mots, mais son cadet fut plus rapide que sa langue. La seconde d'après, Thor sentit quelque chose de léger se déposer sur ses lèvres, à peine appuyé, mais suffisamment pour accélérer les tambourinements dans sa cage thoracique. En un battement de cils, le vert oculaire de son frère avait envahi son champ de vision pour occulter tout le reste. Si près que le prince héritier pouvait voir danser les paillettes dorées de seidr autour de ses pupilles. Des sifflements chantèrent à ses oreilles ; une odeur piquante d'ozone emplit ses narines. Lorsque les lèvres de son cadet effleurèrent à nouveau les siennes, elles étaient plus charnues et les traits de son visage moins anguleux – frère devenu sœur. Puis un mélange des deux lorsqu'il l'embrassa pour la troisième fois.

Comme si de rien n'était – comme s'il ne venait pas de lui voler littéralement son souffle -, Loki retourna ensuite à son ouvrage, le laissant bouche entrouverte face à ce qui venait de se passer. « Comme ça, tu pourras choisir » dit simplement le métamorphe derrière les pages du traité botanique.

Choisir ?

Thor avait déjà embrassé bon nombre de demoiselles, et échangé des expériences buccales avec son trio d'amis – « pour essayer » ou « pour rire ». Bien sûr, embrasser une femme différait à peine d'embrasser un homme. Mais embrasser Loki…

Lorsqu'il leva son attention en direction de ce dernier, le blond aperçut la malice en train de l'observer derrière les vieilles pages. Le coin de ses paupières souriait, trahissant l'étirement de ses lèvres dissimulées derrière la couverture en cuir. La plus horrible farce de son frère, dont il ne comprendrait le sens que des siècles plus tard où, à pleine bouche, Thor avalerait toute la frustration de son cadet.

Choisir ?

Pourquoi devrait-il choisir ?


Chapitre 14

Balder


Sylvie laissa entendre un soupir attendri. « Mooh ! » ; sa réaction dessina un sourire au coin des lèvres narratrices. « Comment c'était votre premier baiser ? » lui avait-elle demandé de manière faussement innocente entre deux cuillerées de son ragoût, et comme il gagnait toujours à échanger des informations avec la jeune femme, il lui avait raconté. « Mère devait être tellement mignon quand il était petit. »

Mignon, « oui » concéda l'Ase. Ils étaient tous les deux assis dans un coin de la salle, partageant une table avec Brunehilde et Alioth. Son heaume s'était malencontreusement – bien sûr - égaré quelque part, laissant ses boucles tressées à l'air libre. L'atmosphère embaumait l'hydromel et le rôti de sanglier dont la chair savoureuse lui avait valu bon nombre de remerciement pour sa chasse. Des hommes et des femmes – et autres – qu'il ne connaissait pas, et avec lesquels pourtant il avait trinqué durant tout le repas, les gens se succédant sur les tabourets dans une ronde naturelle. Chaque demi-heure appelait à lever le godet dans un « Helse ! » collectif, avant de frapper fort le récipient sur la table la plus proche. Certains se brisaient, et le coupable se voyait alors applaudi pour sa bonne descente, l'accident considéré comme une trinque avec l'esprit d'un Einherjahr.

L'ambiance était parfaite et, sans le poids oppressant de devoir retrouver son cadet en fuite, Thor parvenait à plus facilement s'en imprégner. Chaque coup d'œil vers la salle lui rappelait son adolescence et les concours de beuverie avec ses amis dans les tavernes asgardiennes. Sif remportait généralement la victoire, et s'attirait même les grâces des dames impressionnées par son fort caractère. Lorsqu'il ne sortait pas avec la sulfureuse guerrière et le trio de paladin, l'Ase tentait de convaincre ses adelphes de le suivre. Hela acceptait toujours avec joie, et l'aider ensuite à convaincre les deux autres membres de leur quatuor, plus réticents : Balder ne buvait que très rarement et Loki avait toujours aimé se faire désirer. Ils devaient alors maintenir leurs identités secrètes et faire preuve d'une grande discrétion pour ne pas attirer l'attention des foules ; chose dont ils étaient tout bonnement incapables.

Un fragment du passé se dessina dans l'esprit du Dieu foudroyant : le violon énergique emprunté par Hela, les voix désaccordées des trois frères, le claquement des mains étrangères autour d'eux. « Deux verres si tu montes sur scène » avait parié Balder en tendant la main à leur sœur. Une chanson plus tard, et l'audace victorieuse de cette dernière lui avait valu de vomir ses boyaux dans l'arrière-cour de la taverne. Un tableau bien loin de la dignité attendue d'un prince ; à cette époque, ils s'en fichaient tous les quatre royalement. Ils étaient soudés, unis – malgré les langues parfois un peu trop acérées, les liens de sang manquants et l'opiniâtreté contagieuse. Un lien qui les avait menés à combattre ensemble, plus d'une fois, avant de les séparer.

« Mignon » reprit Thor en portant sa cuillère à ses lèvres, avant de compléter d'une voix riche d'affection : « Quand il n'essayait pas de m'assassiner ou de détruire le palais. »

Sa remarque fit rire Sylvie à gorge déployée et sourire la Valkyrie. « Il devait avoir ses raisons.

- Assurément, il en avait. La vraie question était : étaient-elles toutes valables ? » Prendre l'apparence d'un serpent pour baisser sa garde et se venger de son absence prolongée d'une dague en plein ventre ; couper les cheveux d'une femme après avoir batifolé avec elle par pure jalousie ; transformer des gardes en crapaud et des servantes en pigeon pour une simple remarque déplaisante. La liste était longue. L'esprit de son frère avait toujours été des plus imaginatifs. Là où la paix prônait le silence, et la guerre l'usage des épées, le chaos sublimait ses talents. « L'existence est un chaos. » Oui. Assurément.

Baillant à s'en décrocher la mâchoire, Sylvie étendit les bras par-dessus la table pour venir enrouler ses doigts autour des coudes de Brunehilde, assise en face. « J'aimerais tellement visiter cette époque. Ou même juste Asgard. Je me demande comment c'est là-bas. Bruny ? » Elle posa son menton sur son biceps et observa sa camarade par en dessous. « Tu y as vécu toi, non ? Comment était-ce ? »

La guerrière ouvrit la bouche, avant de stopper son élan. Thor comprit sans peine la raison de son hésitation. Le clan des Valkyries avait été dissous il y a longtemps, par décret royal, pour la simple explication qu'une armée de redoutables combattantes chevauchant la mort n'aidait pas à faire signer les traités de paix. La majorité de ces grandes femmes étaient alors retournées vers le Vahalla pour retrouver leurs précieux guerriers collectés, ou bien assuraient à présent d'autres fonctions telles que garde rapprochée de la reine. Une Valkyrie aussi loin des siennes témoignait d'une guerrière en exil, aux épaules lourdes d'un passé peu joyeux. « Je ne saurais dire, cela fait longtemps. » Il croisa ses perles sombres ; un nuage de chagrin planait sur ses traits. « J'ai perdu mes sœurs au cours de la conquête de Niflheim. Il y a longtemps » répéta-t-elle. Avant la naissance de Thor.

Un silence tomba sur la tablée. Brisé lorsque, attrapant son verre pour le lever, Alioth déclara d'une voix basse : « À toutes ces reines des cieux qui ont tant sacrifié pour nous. » Les yeux de Brunehilde pétillèrent à l'écoute de ses mots.

Sylvie attrapa son propre gobelet en se redressant pour trinquer à son tour : « À tous ceux qui sont partis trop tôt, en suivant leur glorieuse destinée. »

L'image de Balder s'imprégna dans l'esprit de l'Ase : ses lèvres imbibées d'ichor souriaient en soufflant ses dernières paroles, dans un univers de feu et de mort - une glorieuse et tragique destinée. « À nos héros » déclara-t-il simplement en imitant ses deux acolytes.

Très vite, le verre de la Valkyrie rejoignit les leurs. « Et à nous, qui vivons pour nous souvenir.

- Helse ! » s'exclama le quatuor, rapidement rejoins par leurs voisins. Et ils burent, accueillirent la douceur du miel sur leurs papilles. C'était enivrant, parfait pour oublier – même si Thor ne pouvait oublier.

Une fois la gorgée prise, le Dieu doré laissa son regard balayer la grande salle. Des couples dansaient joyeusement sur la piste aménagée entre les tables ; James et Clint y avaient traîné Steven pour se joindre à la ronde colorée. Ils avaient tous fière allure sous la lueur tamisée du grand lustre. Un peu plus loin, Mobius et son frère discutaient à l'ombre d'une poutre. Les doigts du métamorphe caressaient le crâne de Fenrir dont la robe noire était parée d'or, à l'image de son maître. Un Jötunn, un Alfe et un Vargr ; tous les trois bien loin de leur foyer, et pourtant chez eux. « Lamentis, la nation des laissés-pour-compte », où chacun pouvait espérer avoir sa place.

Lorsque son regard croisa le vert fraternel, les lèvres de celui-ci cessèrent de bouger, à peine entrouvertes, comme coupées dans leur élan. Au même moment, la musique se stoppa et les danseurs s'applaudirent avec force. De nouveaux verres furent levés, de nouveaux héros furent célébrés. Durant ce court laps de temps, l'intendant s'invita entre les musiciens, empêchant le démarrage d'un nouveau morceau.

« Ah » lâcha Sylvie, « je crois que ça va être l'heure du discours. » Le blond voulut tourner son regard dans sa direction pour l'interroger – quel discours ? – mais il ne pouvait décrocher son attention de la silhouette noire drapée d'or et de vert qui se mouva entre les danseurs pour rejoindre son bras droit sur la scène des musiciens. Ses talons démesurés et ses cornes artificielles lui permettaient de dépasser toutes les têtes ; son jupon flottait autour de lui avec une minutie si parfaite que Thor supposa du seidr entrelacé avec les fibres du velours. Lorsqu'il monta sur la scène, ses bottes claquèrent sur le plancher et il dominait entièrement la salle de sa prestance. Loki avait toujours été à l'aise avec l'idée d'impressionner les foules ; chaque discours était un spectacle à part entière, où rien n'était laissé au hasard. Car, différent, il avait dû grandir en se pliant à des normes non adaptées, en supportant des attentes plus hautes que celles des autres.

Il avait l'allure d'un roi.

« Mes chers camarades, je vous remercierais de m'accorder un fragment de votre temps. » Sa voix était posée, naturellement forte pour emplir la grande salle. Ses mains étaient jointes à hauteur de nombril, les ongles repliés dans la paume opposée, les avant-bras parallèles au sol, le dos droit, le port altier, et les iris voguant au milieu de la marée vivante. « Je vois parmi vous des visages familiers, mais aussi des nouveaux, et des manquants. Lamentis est une terre d'accueil, pour ceux qui ont besoin de se retrouver. Les oubliés. Les laissés-pour-compte. Les perdus. » Il marqua une pause, mesurée. « Toute personne qui veut trouver sa place en ce monde doit commencer par admettre qu'elle ne sait même pas ce qu'elle y fait. Moi-même par le passé, je me suis interrogé à ce sujet. »

« Est-ce que cela est si important pour toi ? Ce que je suis ? » Les paroles du jeune Loki résonnèrent dans sa mémoire. Non, cela n'avait jamais eu d'importance ; cela n'avait jamais rien changé. « Je suis le monstre dont parlent les parents à leurs enfants, tu te souviens ? » Thor l'avait toujours défendu contre ses démons internes, avait toujours souhaité qu'il se sente comme les autres, à sa place.

« Et voici ce que j'en ai conclu : le premier et le plus oppressant mensonge jamais prononcé était la chanson de la liberté. » Le regard de son cadet glissa sur lui, s'ancra de nouveau dans le sien.

« Tu dois fuir Loki.

- Viens avec moi. » Il avait refusé. « Tu m'as promis que nous trouverions une solution. Et je me suis retrouvé seul. » Car il n'était pas venu, pas assez rapidement. « Il n'y avait personne. » Thor aurait souhaité être là. « Alors j'ai continué d'avancer. » Pour gagner lui-même sa propre liberté. Une liberté que son ainé était venu lui reprendre, incapable de vivre sans lui. Il avait besoin de Loki ; il avait besoin de son petit frère.

L'attention du sorcier retourna vers l'assemblée. « Cette liberté, factice ou non, nous la devons à nos ancêtres, ceux qui se sont battus pour l'obtenir. À nos pères, nos mères », il s'attarda sur Sylvie, « nos sœurs » compléta-t-il en observant Brunehilde, avant de le regarder lui à nouveau : « nos frères. Morts, mais jamais en vain. Car nous serons là pour nous souvenir d'eux, pour faire vivre leur mémoire. » Il se retourna à peine pour récupérer le godet tendu par Mobius. « Que vous soyez anciens ou nouveaux, de passage ou non, sachez que je me souviendrais. De cette nuit, et de toutes les autres. » Loki, le Dieu des Histoires. « Alors, je lève mon verre à vous. À vous tous. Que l'on puisse trinquer ensemble dans cette vie au moins une fois, avant de fêter nos retrouvailles sur l'autre rive. Helse.

- Helse ! » clama la salle en chœur, avant que la musique et l'alcool ne reprennent leur rythme. Les rires et les danses suivirent, prêts à défier la venue de l'aurore. Tant de joie pour célébrer la tristesse ; créer de nouveaux souvenirs pour ancrer ceux du passé. Au lieu de pleurer. Car les larmes n'avaient jamais rien ramené. Elles prenaient du temps à se former, à s'écouler, à disparaître. Du temps, ce que Thor n'avait pas eu depuis plus de deux siècles. Immortel obligé de veiller sur son sablier. Car « immortel ne veut pas dire éternel ». Balder ne l'avait pas été. Ce monde ne l'était pas non plus, menacé par la venue du Ragnaröck futur. Qui se souviendrait alors ? Qui les célébrerait ?

« Allons danser. » La proposition vint de Brunehilde qui se leva en terminant son verre, avant de lui tendre sa main. Thor l'observa une seconde, avant de finalement l'accepter et de se laisser entraîner à sa suite. Le duo de mutins les suivit sans un mot, et tous les quatre se joignirent à la ronde qui s'ouvrit pour les intégrer. La mélodie était joyeuse et rythmée, la voix de la chanteuse remplacée par son souffle dans la flûte. L'air était familier, typique des tavernes asgardiennes. Les gens riaient, claquaient des mains, frappaient des pieds, et tournaient pour échanger de partenaire.

Ainsi, le visage de Brunehilde fut bientôt remplacé par celui d'une jolie rousse aux joues saupoudrées d'éphélides.

Puis par une brune au côté droit du crâne rasé.

Puis par Steven qui, visiblement peu à l'aise avec les pas de danse, se laissait entraîner malgré lui le long de la ronde.

Lorsque Sylvie apparue devant lui, son sourire était éclatant ; surtout lorsqu'elle observa sur leur gauche la personne qui serait le prochain partenaire de l'Ase. Un coup d'œil à son tour, et ce dernier aperçut les cornes d'or et les longues tresses nouées de ses propres doigts. « Chercherais-tu ton frère ? » demanda, malicieuse, la demoiselle par-dessus les notes assourdissantes, avant de rire lorsqu'il lui pinça la hanche.

Une dizaine d'accord plus tard, et elle tourna à son tour, son bleu oculaire remplacé en un battement de cils par un vert profond et familier auréolé d'or. Ses mains s'adaptèrent aussitôt à la taille de son nouveau partenaire afin de cueillir le corps fraternel – une habitude prise à vivre avec un métamorphe. Ils s'offrirent l'inclinaison de tête respectueuse avant de commencer à valser. C'était différent des précédentes ; avec Loki, tout l'était. Il pouvait entendre les sifflements de seidr répondre aux grondements internes de son pouvoir assoupi, percevoir l'odeur hivernale teintée d'ozone chevaucher celle de l'alcool et du sanglier, ressentir sa fraîcheur naturelle dans l'écrin chaleureux de la ronde.

L'instant ne dura pas longtemps, assez pour que son frère lui manque ensuite, retenant presque sa main dans la sienne lorsqu'ils durent changer. Il ne fallait pas briser la ronde, elle était symbole de continuité pour guider les esprits. Aussi, Thor le laissa partir. Après tout, une ronde n'était rien qu'un cercle sur lequel il s'était fixé, et Loki un électron qui gravitait autour sans jamais pouvoir s'égarer. Destinés à se retrouver. Et c'est ce qu'ils firent, trois fois au total au cours du morceau. Et peut-être que l'Ase ressemblait finalement à un chiot abandonné par son maître, car chaque passage de Sylvie lui valait un rire moqueur. « Moins de quatre mois » se rappelait-il à chaque fois qu'il quittait le regard fraternel.

Trop peu avant que Loki ne le déteste.

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« Me laisserais-tu partager ta chambre ce soir ? »

Le métamorphe fredonna, songeur, face à sa proposition. Ils se tenaient tous les deux au bas des escaliers qui les séparaient chaque soir. Les appartements de Loki étaient situés au dernier étage du manoir ; son balcon offrait une vue imprenable sur le fjord. Il n'y avait accueilli son ainé qu'une seule fois, et seulement le temps de récupérer quelque chose. Le reste du temps, c'était lui qui rejoignait la couche du blond, située deux étages plus bas dans l'aile réservée aux invités, à ceux de passages. Comme si son frère savait déjà qu'il ne pourrait rester éternellement. « Combien de temps ? », la question ne cessait de lui brûler l'esprit ; il avait préféré se taire, plutôt que de tenter un mensonge face à ces orbes qui savaient si facilement les déchiffrer.

La nuit avait été longue, le soleil pointerait ses premiers rayons dans quelques heures. Il était épuisé, aussi bien physiquement que mentalement, et il ne voulait pas se retrouver seul, dans le silence, après la célébration bruyante et stimulante qu'ils venaient de passer. Il avait senti l'amertume dans le discours de son cadet ; il y avait encore de la colère en lui, et il faudrait du temps pour reconquérir entièrement sa confiance. Peut-être même ne la récupèrerait-il jamais complètement.

« S'il te plaît. » Son pouce caressa le poignet maintenu prisonnier.

Les yeux verts l'observèrent, cherchèrent le piège, la faille dans sa proposition. Avant qu'un soupir, plus pour la forme que sincère – Thor avait appris à différencier les deux – ne s'échappe de ses lèvres. « Si tu insistes.

- J'insiste. » Ses phalanges glissèrent jusqu'à sa paume, avant de se refermer sur celles plus pâles. Qui firent de même pour sceller leur accord.

La minute d'après, Thor se laissa guider dans la pénombre des étages supérieurs par son frère.

Ils ne se quittèrent pas avant la venue du jour.

Et, cette nuit-là, l'Ase laissa son esprit voguer vers un passé scellé depuis trop longtemps.

Cette nuit-là, entre les bras de son cadet, Thor commémora la mémoire d'un grand Einherjahr : celle de son grand frère. Balder.

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Le petit garçon se sentait tangué entre les vagues oniriques. Un bras le soutenait sous le postérieur ; sa joue reposait contre une épaule large et solide. Par moments, ses paupières s'entrouvraient pour révéler des fragments de l'environnement changeant d'un couloir : un tapis rouge, un tableau, un bout de jardin sombre au travers d'une fenêtre, une tapisserie, un lustre, un regard ambre affectueux. « Vous n'êtes pas possibles tous les deux », un murmure trop chaleureux pour le reproche qu'il voulait porter. Balder qui veillait sur lui, son visage auréolé par la lueur des flammes. Et, dans son autre bras, Loki endormi contre l'épaule fraternelle – tout comme lui précédemment.

Il y avait eu des rires et de la joie pour célébrer les anciens héros ; des lèvres trempées dans la mauvaise coupe ; l'euphorie qui les avait fait danser jusqu'à l'obscurité.

Il y avait eu les yeux espiègles de Loki, l'hardingfele joyeux d'Hela, les encouragements de Balder, la magnificence de leur père, la douceur et la beauté de leur mère, et Loki - encore Loki, toujours Loki – qu'il avait fait tournoyer et qui l'avait fait tournoyer à en perdre la tête. Deux petits corps au milieu d'une marée d'armures et de velours.

Ses lèvres bougèrent sans qu'aucun son autre que des marmonnements ne se fasse entendre. « Bien sûr, bien sûr », Balder rit. « Je vous mets tous les deux au lit, et après j'y retourne. Nanna m'attend. »

Frais, les doigts de son cadet reposaient encore entre les siens. Une constatation qui suffit à l'esprit du blond pour replonger dans ses songes, épuisé, en se laissant bercer par le pas de leur grand frère. En sécurité.

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« Bald ! » Les bras s'ouvrirent en grand pour le cueillir dans les airs au moment où il lui sauta dessus. Un éclat de rire lumineux et son aîné le fit tournoyer au-dessus de sa tête. Enfin de retour d'Alfheim après une absence de presque deux ans. Enfin l'adelphie pouvait de nouveau être au complet. Thor avait toujours détesté lorsqu'ils étaient séparés ; du plus ancien qu'il parvenait à se souvenir, ils avaient toujours été quatre. Unis.

Le portant contre sa hanche, Balder laissa ensuite Loki s'approcher. Son sourire avait maigri, mais il demeurait une part d'affection dans son regard – Thor ne comprendrait la raison que des siècles plus tard ; de même pour la distance que conservait toujours le plus jeune avec le premier fils.

Une main passa dans les boucles sombres, avant de presser le petit corps contre sa hanche saillante. « Ça fait du bien d'être à la maison. » La maison, leur foyer.

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La mélodie composée par Hela emplissait le jardin ; les notes s'élevaient entre les branches de l'if qui leur offrait de l'ombre. La musicienne dévoilait sa dernière composition, sous le regard attendri de leur mère. Balder se tenait près d'elle, et les deux plus jeunes princes s'étaient assis contre les jupons maternels. Il faisait clair dans le ciel et dans les cœurs. Ils étaient unis, telle une pelote entrelacée de liens. Ils étaient une famille, le modèle parfait.

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« Loki, plus de force ! Thor, plus grands les yeux ! » La voix de Balder résonnait derrière eux. L'arc était lourd, la corde difficile à tendre ; son sang avait fini par tacher les deux. Aucune de ses flèches ne parvenait à toucher la cible, au détriment des arbres derrière qui servaient à les stopper. Contrairement aux projectiles de son cadet qui achevaient leur trajectoire trop tôt et s'échouaient dans la boue.

Ils s'entraînaient depuis des heures, sans se plaindre, car leur requête avait été acceptée par leur aîné. Balder était meilleur professeur qu'aucun instructeur n'aurait pu l'être, car il connaissait mieux que quiconque les deux jeunes princes. Néanmoins, son temps était précieux – c'était toujours pareil avec les adultes -, et il fallait savoir en profiter au maximum.

Lorsque la dernière flèche quitta son carquois pour rejoindre les autres au loin, un court silence tomba sur le terrain d'entrainement. Du coin de l'œil, Thor échangea un regard avec Loki. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, mais le sourire sur ses lèvres était sincère, partagé sur les siennes. Les rejoignant, Balder posa une main sur le crâne de chacun. « Allez les p'tites têtes, on part chercher les flèches et on recommence. » Ils ne protestèrent pas, ne dirent jamais non, et firent même la course pour récupérer le plus possible de projectiles, avant de recommencer. Sous le regard amusé du premier prince.

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« Comment tu as su que Nanna était la bonne ? »

Balder stoppa le mouvement du tissu sur la lame de son épée pour lever le regard, intrigué, dans sa direction. Avant que la perplexité ne se transforme en éclat de curiosité. « Notre petit coup de foudre aurait le coup de foudre pour quelqu'un ? »

La gêne chatouilla aussitôt les veines du blond qui reprit, comme si de rien n'était, le nettoyage de sa propre arme en marmonnant dans son coin.

« Oh, allez ! » poursuivit son aîné en fouettant sa cuisse du tissu. « Crache le morceau, tu en as déjà trop dit. Je la connais ? C'est une princesse ? Ou peut-être un prince ? » Il oscilla un sourcil vers le haut dans un geste suggestif. Avant d'éclater de rire en se prenant le chiffon de son cadet en plein visage. Pourquoi oubliait-il toujours que, derrière l'apparence calme et sage de son grand frère, se cachait un jacasseur en quête de ragot ? « Oh allez p'tit frère » rit-il de nouveau tandis qu'il l'abandonnait, qu'il courait pour lui échapper, « reviens ! »

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« Loki, Loki, Loki. » Un soupir forcé quitta les lèvres du Dieu lumineux. « Pourquoi n'y en a-t-il toujours que pour lui ?

- C'est mon p'tit frère » répondit simplement le jeune prince en haussant les épaules, comme si cela était une évidence – et cela en était assurément une.

« Et je suis ton grand frère.

- C'n'est pas pareil. » Les iris ambre se plissèrent, cherchant à comprendre. Mais il n'y avait rien à comprendre. « Il a besoin de moi. » Il devait le protéger. Loki était différent des autres habitants d'Asgard ; il était à présent suffisamment grand pour comprendre ce que cela impliquait. Les moqueries, les regards de travers, les rumeurs : toutes ces choses qui blessaient autant qu'une simple arme blanche. Et si son cadet ne montrait rien, il savait aussi à quel point il pouvait être bon menteur. Alors Thor avait décidé de grandir plus vite, pour mieux le protéger.

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« Thor ! Thor arrête ! » Il avait eu envie de détruire son aîné. Sa colère grondait dans ses veines à chaque fois qu'il croisait ses iris ambre. Il le détestait. Le détestait.

Le monde devenait blanc autour de lui, menaçait d'exploser – ou d'imploser – pour balayer la salle de réception. Ces colonnes d'or méritaient de finir en poussière. Ce visage méritait de finir méconnaissable. Ce monde méritait de s'embraser.

Il le détestait, le détestait. « Thor ! »

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« Est-ce que tu peux lui dire que je suis désolée ? » Balder se tenait au milieu du salon de ses appartements. Un gros pansement masquait le bas de son visage ; sa pommette gauche arborait encore des teintes violacées de sa violence et des cernes creusaient son regard terne. Lui qui apparaissait toujours rayonnant, baigné de lumière, il avait perdu de sa prestance et apparaissait vieilli d'un demi-millénaire.

Durant les semaines qui avaient suivi la fête chaotique, aucun membre de l'adelphie n'avait été autorisé à se voir, le temps de laisser les émotions se calmer et de décider de la punition de chacun. Bien sûr, Thor n'avait pas attendu les mots paternels pour rejoindre Loki dans ses appartements. Quelque chose s'était brisé en lui à la suite de son étrange dispute avec leur aîné. Le métamorphe avait refusé de lui donner les détails de l'incident, insistant sur son autonomie pour gérer la situation. Mais lui ne pouvait pas juste faire comme si de rien n'était ; pas alors qu'il avait manqué de détruire le visage de Balder. Pas alors que son esprit fertile, faute d'informations, s'inventait ses propres versions, toutes plus horribles les unes que les autres. Il devait protéger son petit frère.

Un véritable regret assombrissait l'or des yeux sages ; il avait l'air plus pathétique que jamais, atténuant à peine la colère grondant encore dans le cœur du blond. « Pourquoi n'irais-tu pas lui dire directement ?

- Parce qu'il refuse de m'entendre. » Le Dieu de la Lumière afficha un sourire triste, qui devint très vite une grimace lorsqu'il tira trop fort sur le pansement dans le geste. « Je ne voulais pas le blesser, je le jure. J'aime Loki. Je n'sais pas pourquoi, c'est sorti comme ça. Ce n'était que de la vérité sans mal.

- Certaines vérités sont difficiles à entendre. En tant qu'enfant illégitime, tu devrais le savoir toi aussi. » Sa remarque assombrit le regard adverse ; Thor tâcha de conserver son calme. Debout de l'autre côté de la salle, il maintenait la distance pour être certain de ne pas relancer le débat physique avec son aîné – ni Hela, ni leur mère n'étaient présentes pour les stopper ; et il n'était pas certain de pouvoir se stopper la prochaine fois.

Loki était son frère, comme Balder, mais le lien qu'il entretenait avec le plus jeune de l'adelphie était plus puissant. Parfois même effrayant. « Asgard n'est pas prêt à une telle catastrophe. » Son pouvoir avait été incontrôlable ce soir-là, il s'était senti dangereux pour la deuxième fois de sa vie. Son âme avait choisi son camp avant même de connaître la situation. Il y avait cette émotion brûlante au fond de sa poitrine, une émotion qui s'embrasait à la simple idée que Loki puisse être blessé. Et c'était effrayant, oui. Un instinct primaire.

« Ne t'approche plus de lui si ce n'est pas nécessaire. »

Balder fronça les sourcils face à son ordre – car c'en était définitivement un. « Loki est aussi mon frère.

- Non. » Thor se remémorait l'affection dans les yeux ambrés, ce même genre d'attachement offert à un petit animal trop fragile pour survivre seul, adopté en conséquence. Lorsqu'Hela l'avait ramené de Jotunheim, ils atteignaient déjà tous les deux la fin de l'adolescence. Le blond avait lui été retiré de la garde maternelle, incapable de subvenir à ses soins d'après son père, pour être éduqué dès son plus jeune âge à son futur rôle. Loki avait alors servi de fils de substitution à Frigga afin d'apaiser son cœur de ne pouvoir allaiter son unique enfant de sang.

« Je ne suis qu'un tribut de guerre » lui avait un jour marmonné son cadet, un sourire faux sur les lèvres.

Thor ne lui avait jamais laissé redire de tels mots. « Tu es mon frère, jamais rien de moins. »

« Non », il reprit, la colère grondant de nouveau dans ses veines. « Je peux croire en tes excuses et en ton regret, Bald. » Les liens s'effilochaient ; il tentait de les maintenir entrelacés. « Mais je ne te laisserais pas mentir sur ce point-là. » Le fil carmin de Loki était le plus précieux. « Je lui dirais. Maintenant, vas-t'en. »

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« Thor, calme-toi. T'énerver n'arrangera pas les choses.

- Mais enfin ! » clama-t-il plus fort qu'il n'aurait voulu, « Loki est-

- Innocent » compléta Balder en resserrant sa prise sur son épaule. Une chaleur pulsatile émanait de ses doigts, tel un métronome censé tempérer ses émotions grondantes. L'or de ses iris était stable, ancré dans le bleu des siens, comme pour lui offrir un appui au cœur d'une tempête qui ne demandait qu'à exploser. « Bien sûr qu'il l'est. Loki est notre frère, il n'aurait jamais pu s'associer à de telles crapules. » L'irritation était aussi présente dans sa voix ; elle s'atténua à peine lorsqu'il ajouta, un sourire au coin de ses lèvres : « Notre petit courant d'air est bien trop intelligent pour fomenter un plan aussi bancal.

- Exact ! » s'insurgea à son tour Hela par-dessus l'épaule du semi-Alfe. « Si Loki était coupable, Père aurait rejoint le Valhalla depuis bien longtemps ! Maudite enchanteresse ! » grogna-t-elle en donnant un coup de pied dans l'amphore que Balder était parvenu à sauver de la colère du blond. Ce qui lui valut un regard désapprobateur du Dieu lumineux à l'instant où la porcelaine éclata en mille morceaux sur le sol.

Plusieurs minutes s'écoulèrent, avant que l'indignation engendrée par le traitement de leur plus jeune frère n'éclate à son tour, juste le temps d'un rire partagé entre les trois enfants d'Odin face à la risibilité de la situation. Et cela faisait du bien, car cela faisait longtemps. Car, dans ces instants où plus rien n'allait, les fragments de joie pareil étaient les plus précieux, des bouffés d'air vitales pour poursuivre l'apnée dans l'obscurité.

Balder avait raison, s'énerver n'arrangerait pas les choses. Loki refuserait de toute manière son intervention directe. Et puis, il y avait plus grave : après la tentative d'assassinat de leur père par les Jötnar, le départ pour le champ de bataille n'était plus qu'une question de jours.

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Loki refusa de le voir jusque-là. Refusa de voir qui que ce soit. « Comme si une porte close t'avait déjà stoppé dans ton élan » rit Balder sous son heaume. Heaume qu'il inclina en direction de Bilskirnir – en direction de leur cadet. « Va. Malgré ses paroles, et même s'il ne l'avouera jamais, je suis persuadé qu'il t'attend. » Son sourire était sincère, tout comme l'affection qu'il tentait de contenir.

Autour d'eux résonnaient les notes composées par l'hardingfele d'Hela. Tout comme ce jour où ils s'étaient tenus, ensemble, dans l'ombre du grand if pour l'écouter. Avant les guerres, avant les disputes.

« Es-tu en train de proposer de me couvrir ? » L'amusement dansa en réponse sur les lèvres adverses, surtout lorsqu'il ajouta : « Qui êtes-vous ? Et qu'avez-vous fait de mon frère plein de droiture et-

- File » l'interrompit Balder d'un nouveau rire, en donnant un coup de poing dans son épaule, « ma proposition est à durée limitée. » Il soupira un sourire. Et alors, peut-être que Thor s'était trompé. Peut-être y avait-il plus qu'une simple forme d'attachement dans le regard ambré. Peut-être ses excuses passées avaient été plus sincères qu'il ne l'avait imaginé. Peut-être ; les fils devenaient difficiles à dénouer avec le temps, le noir et le blanc de l'enfance s'enrichissaient en une palette de nuances de plus en plus complexes.

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« T'es-tu disputé avec Loki ? » Il interrogea son aîné par-dessus sa chope d'hydromel. Ils venaient à peine de rentrer de la grande bataille contre Jotunheim. Vingt-et-une longue année passée dans le froid, loin de leur patrie, de leur foyer, du regard vert parsemé d'éclats d'or. Un regard qui manquait encore à l'appel malgré l'heure de plus en plus tardive, comme il le fit remarquer au semi-Alfe, qui fronça en réponse ses sourcils, perplexe. « C'est étrange, nous l'avons croisé en venant, il- » Balder stoppa ses mots ; son attention coula sur la gauche de son cadet, là où se tenait Sif, avachie sur la table, les yeux clos et les joues gravées par le sel de ses précédentes larmes. Son père était mort au combat ; ils avaient célébré ensemble sa mémoire durant des heures. Un homme fort et juste. « -Oh »

Thor releva son regard en direction de son aîné. « Quoi ? » demanda-t-il après une demi-minute de silence – il n'aimait pas la multitude de possibilité que pouvait cacher ce simple « Oh ».

Balder se contenta d'un simple soupir contre le rebord de son gobelet. Il prit le temps d'avaler plusieurs longues gorgées, de prolonger de manière presque sadique l'attente de son futur roi, avant de déclarer d'une voix partagée entre l'amusement et la lassitude : « Loki a raison.

- Lorsqu'il dit que je suis génial ? » proposa Thor, plus pour attirer la prochaine réponse que pour se vanter d'un fait qui n'avait jamais traversé les lèvres du plus jeune de la fratrie.

« Non. » Balder rit du nez en reposant son verre sur la table. L'amusement avait gagné la bataille, étirait à présent le coin de ses paupières. « Lorsqu'il dit que tu es lent pour comprendre. »

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« Tu es un cas désespéré » souffla Thor en supportant son aîné autour de ses épaules. Malgré sa grande taille, il ne pesait rien, mais le surplus d'alcool le faisait sans cesse tanguer dans tous les sens, et lui avec. « Deux verres, et regarde-toi ! »

Mais le Dieu de la Lumière ne l'écoutait que d'une oreille, poursuivant de chanter l'air joué par Hela plus tôt sur les cordes de l'instrument emprunté :

Men trærne danser og fossene stanser

[Mais les arbres dansent et les cascades s'arrêtent]

Når hun synger, hun synger "kom hjem"

[Quand elle chante "viens à la maison »]-

Accrochée au bras de Loki, la musicienne rit face à son comportement.

Quatre silhouettes encapuchonnées, dont la discrétion était ruinée par la joie enivrée des plus âgés. Ils étaient pleins – pour la première fois depuis une éternité. Ils grandissaient, et chacun apprenait progressivement ses responsabilités : Hela rejoindrait la tour des mages pour finaliser sa formation, Balder serait bientôt père, et Loki entrait enfin dans l'âge adulte. Quant à lui, son père officialiserait sous peu sa position d'héritier, augmentant le nombre de tâches quotidiennes à accomplir. Leur temps ensemble se réduisait ainsi, les liens se tendaient. Mais ils demeureraient soudés, à tout jamais.

Men trærne danser og fossene stanser

When she sings, she sings "come home"

Car c'était ce que faisait une famille.

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« Nous n'irons pas.

- Surtur a déjà récupéré l'Éternelle Flamme ; il a failli tuer Hela. Bon sang Balder, qu'est-ce qu'il te faut de plus ?! » Debout sur ses jambes face à son aîné encore assis, Thor le fusilla depuis sa hauteur.

La fatigue imprégnait les traits de lumière. Thor pouvait comprendre ses réticences à prendre les armes, ils avaient tous faillit y passer. Tout cela parce que personne n'avait voulu prêter oreille aux images de Loki. Pour autant, ils ne pouvaient pas abandonner, pas maintenant. La première bataille était perdue, mais la guerre ne débutait qu'à peine, manquant d'exploser de l'autre côté des branches d'Yggdrasil.

« Bald » ; il fit un pas en direction de son aîné. « Nous n'avons pas le temps d'attendre la décision de Père. Nous devons nous rendre sur Muspelheim avant que Surtur n'ai retrouvé toute sa vigueur. Avant qu'il ne soit trop tard. »

L'enchanteur lumineux l'observa un instant en silence. Ses pupilles naviguèrent ensuite vers Loki, debout derrière le siège précédemment occupé par Thor, pour revenir vers ce dernier. Puis, soupirant, il céda : « Accorde-moi une nuit. »

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« Ne t'en fais pas Hela, nous te vengerons et stopperons ces démons avant qu'ils ne puissent détruire notre monde. » Il l'enlaça avec crainte entre ses bras puissants. Sur son épiderme, Sowilo et Tiwaz se mêlaient, emportant un peu du seidr de leur sœur dans la bataille. Ils en auraient besoin, car aucun n'était certain de l'état dans lequel ils reviendraient. Leur père refusait d'écouter ; aussi, ils avaient décidé d'agir, ensemble, afin de préserver l'avenir.

« Laissez-moi venir avec vous. » Les larmes s'accumulaient au bord de son unique paupière visible, le côté gauche de son visage maintenu secret derrière d'épais bandages.

Les doigts de Loki se resserrèrent autour de sa main encore viable, Balder embrassa son front et Thor décida de l'enlacer plus fort encore. « Nous reviendrons vite.

- Tous les trois » promit Balder.

L'entaille poursuivait sa progression sur le fragile miroir familial.

« Tous les trois » répéta leur sœur, avant de les étreindre ensemble. « Revenez. »

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Le feu. La destruction. La souffrance. La mort. La lueur de Balder au milieu du chaos, ses larmes, ses cris, son sang. Son sourire, toujours, entaché. « Je suis désolé. Dites. À Hela. Que je suis. Désolé. » Son corps à la fois glacé de vie et brûlant de mort. « Dites à. Mon fils. »

Thor pleurait, ne pouvait retenir son chagrin. Ses doigts, poissés par l'ichor fraternel, nimbaient ses mèches cuivrées à force de le presser contre son torse. « Nous allons rentrer, je te le promets. Ensemble. Eir va te sauver, ne crains rien. Tous les trois.

- Thor », la voix de Loki l'appelait. Calme, et pourtant sur le point de se briser. Tentant de suggérer ce qu'il refusait d'assimiler, de comprendre.

« Non. » Ses mains tremblaient ; la douleur était insoutenable.

« Mes p'tites têtes. » Sa respiration était sifflante. « Fuyez.

- Non » il répéta. « Non. Nous avons promis à Hela. Nous avons. Promis. Bald, j't'en prie, lève-toi.

- Je suis désolé.

- Je peux te porter. » Il jeta un regard noyé de larmes et de sang à son cadet, par-dessus le corps ensanglanté. « Loki, je peux le porter. Nous rentrons.

- Mais, Thor-

- Charge-toi de l'avant. Allez !

- Mes frères-

- La ferme, Balder ! Nous rentrons ! »

Ensemble.

Et ils étaient rentrés. Plus ou moins. Les voiles blanches ; Laguz brûlait sa peau ; il manquait un chevet auprès duquel se rendre. Sa mère contenait son chagrin, son père criait, Loki ne cessait de s'excuser, et il avait mal. Terriblement mal. Pourtant, ils étaient rentrés, Thor le savait. Tous les trois.

Puis on lui avait annoncé l'exécution prochaine de son cadet.

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« Il était votre frère, votre sang. » Thor remua dans son sommeil. « Il vous a sauvé la vie en sacrifiant la sienne. » Des bras s'enroulèrent autour de lui. « Pourtant, vous n'avez versé aucune larme à sa disparition. » Il s'y accrocha avec désespoir. « Il était votre frère. »

Une larme roula sur sa joue, dégringola de son menton avant de s'écraser sur son biceps.

Balder était mort.


Notes de l'auteur

Bonjour à tous ! Bienvenue dans ce quatorzième chapitre de Kom hjem – bientôt la moitié ! J'espère que cette histoire vous plaît toujours autant. Personnellement, je suis beaucoup attachée au personnage assez complexe de Balder, et je suis bien contente de pouvoir enfin vous le présenter autrement que par la simple mention d'un frère mort. D'autant que nous aurons l'occasion de revenir sur ces souvenirs plus tard, afin de vous offrir plus de détails ;)

Note 1 : J'ai choisi la mélodie Follow me de Evergreen pour la danse lors de la fête, avec la flûte joyeuse qui donne envie de danser. Pour la chanson chantée par Balder, il s'agit toujours de puis Jeg saler min ganger tirée de la saison 1 de Loki.

Note 2 : Comme déjà présenté dans un chapitre précédent, Dieu de la Lumière et de l'Amour, Balder est le demi-frère de Thor dans la mythologie nordique, mais aussi dans l'univers Marvel (bien que pas abordé dans le MCU). Nanna est le prénom de son épouse dans la mythologie. Quant à Vali, il s'agit du dieu venu au monde pour venger la mort de Balder, indirectement causée par Loki. Enfin, Einherjahr désigne une fête qui célèbre le 11 novembre les guerriers entrés aux Vahalla, les fameux Einherjahrs.

Note 3 : Toujours dans la mythologie nordique, Bilskirnir est le nom du manoir de Thor, ici utilisé pour désigner le manoir des enfants d'Odin. Muspelheim est le royaume de Surtur, démon responsable du Ragnaröck ; Alfheim est le royaume des Alfes où règne Freyr ; et Niflheim est un royaume désolé, souvent associé à la Déesse Hel.

Note 4 : Plusieurs références aux films de Thor se sont glissées dans ce chapitre. Par exemple, « Prendre l'apparence d'un serpent pour baisser sa garde et se venger de son absence prolongée d'une dague en plein ventre » est une référence à l'anecdote de leur enfance donnée par Thor dans le troisième film. « Je suis le monstre dont parlent les parents à leurs enfants » est une réplique de Loki dans le premier film, tout comme « Toute personne qui veut trouver sa place en ce monde doit commencer par admettre qu'elle ne sait même pas ce qu'elle y fait » déclarée par le professeur à Thor.

Note 5 : Nous avons aussi des références à la série Loki avec « L'existence est un chaos » et « Une princesse ? Ou peut-être un prince ? » empruntées à Sylvie, ainsi que « le premier et le plus oppressant mensonge jamais prononcé était la chanson de la liberté » prononcé par Loki dans la saison 1. Nous avons aussi l'histoire de Loki qui a coupé « les cheveux d'une femme après avoir batifolé avec elle par pure jalousie », référence à la scène avec Sif (dont nous aurons l'occasion de reparler dans un autre chapitre). Enfin, nous avons la fameuse « glorieuse destinée » à laquelle Loki aspire dans le MCU.

Note 6 : « Helse ! » est l'équivalent de « Santé ! » ou « À la tienne ! » pour trinquer en Norvégien.

Note 7 : Dans l'alphabet runique viking, Sowilo est la rune du soleil qui apporte la lumière sur le chemin sombre et symbolise l'accomplissement d'une étape importante, d'une étape à franchir ou encore d'une victoire. Tiwaz est quant à elle la rune de Tyr, le Dieu de la Guerre, de l'Ordre et de la Justice. Elle est utilisée pour gagner ses faveurs afin de remporter une bataille, et donne l'endurance à la fois physique et mentale. Deux runes en sommes parfaites pour partir pour une bataille. Quant à Laguz, la rune de l'eau, déjà présentée dans cette histoire, elle est utilisée ici comme une rune de soin.

Un grand merci pour avoir pris le temps de lire ce chapitre, ça fait toujours plaisir de partage cette histoire avec vous =3 À la revoyure !

Chu