Chapitre 16

Løgner


Loki dormait encore à son côté. Sa respiration caressait son épaule suivant un tempo régulier. Ses boucles ébène se déversaient en bataille autour de ses traits anguleux ; certaines retenaient dans leur hélice des plumes blanches – les restes d'un oreiller éclaté par passion. Du regard, Thor caressa le corps fraternel, à la pâleur rougie par endroits : des ongles enfoncés trop profondément, ou des étincelles qu'il n'avait pas su résorber à temps. Certaines zones viraient quant à elles déjà au violet : ses poignets, ses hanches et ses cuisses auxquels il s'était accroché avec trop de ferveur. Des vestiges d'une bataille romantique, dont il était fier, qui finiraient par s'estomper bientôt.

Il se souvenait de chaque seconde durant lesquelles il avait aimé son frère, de tant de manière, sous tant de forme. Car cela n'avait jamais compté ; jamais. Il pouvait encore sentir ce feu brûler en lui, allumé depuis des siècles, entretenu par le désespoir, rendu incontrôlable par le sablier de plus en plus pressé. « Imbolc. »

Sa main s'égara sur la pommette saillante de son cadet, qu'il avait de si nombreuses fois picoré, vénéré de ses lèvres. Comme tout autre partie de son existence. Il avait besoin de lui, de le sentir vivant près de son cœur. Sa bouche se posa sur celle du plus jeune, l'embrassa avec lenteur. Un grognement amusé lui répondit bien vite, et des doigts passèrent derrière sa nuque pour approfondir l'échange. C'était doux, loin de ces attaques incendiaires qui avaient occupé une bonne partie de leur nuit. Ses phalanges pianotèrent le long des hanches pâles, avant d'enlacer sa taille. Sa paume rencontra le tracé en relief en bas de son dos, des lignes jumelles à celles présentes sur son propre torse. Deux runes combinées. Une promesse. Qu'il ferait tout pour consolider.

Il se pencha au-dessus du corps plus frêle ; son ombre le drapa entièrement dans la pénombre. Sa main droite captura celle opposée pour venir l'étreindre contre les restes du coussin. De nouveau, l'amusement résonna dans la gorge du métamorphe qui lutta entre ses lèvres pour se faire entendre. Il le lui accorda, seulement après de longues minutes de baisers langoureux menés par une faim intarissable.

Le souffle court, Loki eut alors bien du mal à s'exprimer. Une petite victoire personnelle pour le blond, car il était si dur de le faire taire lorsqu'il était décidé à se faire entendre. Thor pressa donc son front contre le sien et attendit ; sa respiration rauque et chaude se mêla à celle fraîche de son cadet. Des éclats d'or dansaient autour de ses pupilles dilatées, dévorant presque l'entièreté de sa forêt oculaire. « Mobius va nous tuer. »

L'Ase grogna en réponse, avant d'apposer sa bouche contre la carotide fraternelle. Sa langue goûta le pouls affolé, trop rapide pour une personne qui venait de s'éveiller. Le seidr sifflota à son oreille ; des lueurs smaragdines dansèrent dans son champ de vision aux rebords blanchis. Il cogna son bassin près d'une source secrète, et étouffa à temps contre son palet le cri arraché au métamorphe. Les vitres restantes vibrèrent, les lattes du parquet gémirent, le peu de cire non consumée des bougies s'évapora dans l'ardeur des flammes ravivées. Tout n'était que chaos, et c'était parfait. Lorsque Loki le fit rouler sur les tapis pour prendre la dominance. Lorsqu'un ouragan s'abattit sur les quais, pour la troisième fois de la nuit. Lorsqu'ils rirent, en chœur, face aux coups énergiques menés contre la porte dégondée de la chambre.

Oui, Mobius allait les tuer.

Et il le fit, tel un père obligé de punir deux enfants, chacun dans un coin du manoir pour être certain de les séparer. « Trois fois. Pour l'amour de Freyr, trois ouragans !

- Seulement trois ? » avait faussement paru surpris son cadet, avant de plonger son regard dans le sien. Thor avait aussitôt compris l'allusion, et partagé ce même sourire secret que les lèvres rusées. Car, en une nuit, ils s'étaient aimés de nombreuses fois. Plus que trois fois.

Mais qu'aurait-on pu attendre de moins de l'union entre le Dieu de la Fertilité et celui du Chaos ?

Asgard savait, ayant connu bien plus.

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Tapis dans l'ombre d'un buisson au feuillage écorché par l'hiver, ils patientaient, immobiles. Le sanglier fouillait avec soin chaque centimètre de terre, en quête désespérée de restes automnaux pour le substanter. C'était le même animal qu'il avait chassé trois semaines plus tôt ; il reconnaissait l'entaille faite par les crocs de Fenrir dans l'ivoire robuste de sa défense droite. Il était massif et avait constitué un repas généreux pour une trentaine de bouches. Une fois la carcasse dépecée, Thor s'était assuré d'enterrer le moindre petit fragment de son squelette là où il l'avait exécuté, puis avait insufflé de son énergie féconde en direction du sol pour lui permettre de revenir, en gratitude face à sa viande généreuse. Il était ce matin-là plus imposant que la fois précédente. Peut-être pourrait-il rassasier dix personnes supplémentaires ?

L'Ase échangea un regard avec le Vargr allongé à côté de lui. Ses iris cramoisis luisaient dans la pénombre. Il patientait, prêt à bondir au moindre signal. Un binôme de chasse dont il avait l'habitude à présent, si bien qu'il lui semblait parfois comprendre les émotions sur les traits lupins. L'excitation faisait pendre sa langue. Oui, il était prêt.

Thor convia son pouvoir entre ses doigts. Il aurait pu se contenter de foudroyer le gibier sur place pour l'abattre d'un coup, mais Fenrir avait besoin de se dépenser, et il ne voulait pas rentrer tout de suite – Mobius trouverait assurément une corvée moins stimulante pour le tenir occupé loin de son méfait. Ainsi, il se contenta d'un faible jet électrique, à peine suffisant pour inquiéter le sanglier qui détala au milieu des pins. Le loup de Jotunheim se lança aussitôt à sa poursuite, le guerrier sur ses talons.

Il avait un trop-plein d'énergie qui ne demandait qu'à sortir. Des heures entre les bras de Loki l'avaient rechargé à bloc, telle une plante abreuvée d'eau après plusieurs jours de sécheresse.

Au total, neuf embarcations avaient subi leur passion ; quatre étaient irrécupérables. Il n'eut de remords pour aucun d'entre elles. Ni pour le lit détruit. Ni pour les fenêtres à changer. Ni pour la belle robe dorée déchirée avec empressement. Aucun.

Il n'avait plus de temps pour les pincettes.

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Lorsqu'ils rentrèrent de la chasse, Fenrir et lui furent accueillis en cuisine par Clint et James qui les aidèrent à décharger les carcasses du chariot. Ravonna, une gentille femme au teint mate et à l'accent hachuré des iles, leur offrit ensuite de quoi se restaurer. Le repas du soir ne serait pas servi avant plusieurs heures, mais Thor pouvait facilement engloutir l'équivalent de dix portions par jour. Durant ses années de traque, la nourriture s'était parfois faite rare, voire inexistante, et sa forme physique en avait payé les frais. « Tu es trop maigre » lui avait un soir reproché Loki, étendu de tout son long sur le corps du plus âgé. « Ce n'est pas confortable.

- Je n'suis pas un matelas.

- Devrais-je partir ? » L'Ase ne le lui avait pas permis. Et, depuis, il faisait en sorte de retrouver sa corpulence athlétique. Même si le sorcier s'en plaignait tout autant.

Lorsqu'il eut terminé, il quitta Fenrir et les deux humains pour rejoindre les étages supérieurs. Au travers d'une fenêtre, Thor aperçut les quais et les marins encore afférés à nettoyer les dégâts de la nuit. Un ponton avait pris la foudre ; des fissures noircies se répandaient sur son bois, telle une toile d'araignée. Les quatre bateaux irrécupérables étaient en plein démantèlement afin de réutiliser leurs pièces pour réparer les cinq autres. Les lèvres des hommes bougeaient telle une seule bouche, et leurs mouvements étaient réguliers, comme rythmés par un chant collectif. Et peut-être était-ce le cas.

Mobius était parmi eux, notant dans son carnet de ce mouvement devenu familier depuis son arrivée à Lamentis. Sylvie lui avait un jour dit que l'intendant possédait ses propres archives pour tous les ranger et qu'aucune personne non autorisée n'avait le droit de s'y rendre. De quoi tenter les âmes curieuses. Hélas, la lecture n'avait jamais été son fort ; il laissait ce passe-temps à son frère.

Frère qu'il retrouva d'ailleurs sans peine dans son étude, au dernier étage de la bibliothèque, les jambes étendues sur le canapé occupé. Frère qui sourit derrière son ouvrage avant de le voir, percevant sans doute sa présence, son empreinte magique, ou tout autre chose de fantastique ou romantique qu'il aurait pu imaginer. « Tu ne devrais pas être ici » ; il l'accueillit d'une voix neutre, sans quitter du regard les lignes du livre.

Sans demander son approbation, Thor s'avança pour soulever les jambes du métamorphe et prendre place à ses côtés. Le mollet gauche se pressa contre son torse ; il posa une main large sur ses genoux.

« Pourquoi devrais-je me tuer à la tâche pendant que Monsieur prend du bon temps, seul ici ?

- Je travaille » corrigea le métamorphe en tournant une page. « Je suis actuellement en train de donner un cours de botanique à de jeunes adolescents. Pour leur apprendre à différencier les plantes médicinales des mauvaises herbes. Et, crois-moi, y a du mal de fait » rajouta-t-il plus bas ; l'Ase admira la manière qu'avaient ses dents de maltraiter sa lèvre inférieure dans la réflexion, et plus encore la danse de son vert oculaire pour suivre le tracé du texte.

Ici, mais aussi ailleurs. Une projection de sa personne devina-t-il, habitué aux petits tours de passe-passe de son cadet. Malheureusement.

Un doute idiot chatouilla son esprit à cette pensée. Alors, pour se rassurer, il pinça la cuisse la plus proche de sa main. Loki sursauta en retour, avant de lui jeter un regard noir par-dessus les pages sans fin de son bouquin. « C'était pour être sûr » se justifia le guerrier. Tout était possible avec son frère ; il avait appris à composer avec chacune de ses multiples facettes.

Les paupières se plissèrent autour des iris verts, prudents, avant que l'attention ne lui soit reprise en faveur des mots écrits. Les talons et le fessier du plus jeune se rapprochèrent de ses jambes pour les prendre en sandwich ; Loki se mettait à l'aise. Thor fit de même : presque à hauteur de visage, les genoux drapés de soie sombre furent parfaits pour venir y déposer son menton au milieu de ses phalanges.

Ils demeurèrent ainsi de longues minutes, peut-être même plusieurs heures. Les positions se succédèrent sur le canapé, afin de trouver celle qui conviendrait le mieux aux deux Asgardiens. Le livre finit par être oublié sur le tapis. Leurs corps s'entremêlèrent pour leur permettre de s'allonger tous les deux, côte à côte. Loki se plaignit encore qu'il n'était pas confortable ; Thor lui maugréa un « La ferme » tendre. Et ils s'assoupirent ainsi, tous deux épuisés par la longue nuit traversée ensemble.

Ensemble.

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Lorsqu'il retourna à la chasse, dix jours plus tard, des tiges aux feuilles vert glauque se faufilaient entre le tapis nivéal dense. Les petits bulbes blanchissaient à peine, mais il redoutait déjà de les voir éclore.

Les premiers perce-neiges.

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Des cris étouffés l'éveillèrent en pleine nuit. Alerté, il ne lui fallut pas longtemps pour chasser complètement les grains de sommeil et chercher le corps de son cadet dans le lit. Une respiration rauque, saccadée, anarchique. Loki se tenait en boule dans un coin, presque sur le rebord du matelas, les paumes pressées sur ses paupières, les ongles enfoncés dans son front. Une position que reconnut rapidement l'Ase, qui ne fit qu'aggraver son inquiétude. Un battement de cils plus tard et il se tenait près du plus jeune, les mains posées sur les siennes pour l'empêcher de se blesser. L'image de Loki enfant, le visage ensanglanté de ses propres coups, était encore forte dans sa mémoire.

« Eh, » Thor appela doucement. « Tout va bien. Je suis là. » Avec prudence, il tenta d'écarter les phalanges du visage pâle. Des marques en demi-lune se dessinaient au-dessus de ses arcades sourcilières, froncées par la perturbation. Le vert des yeux enchanteurs apparaissait noir entre ses paupières entrouvertes, en grande partid dévoré par l'or de sa magie. Un spectacle qui aurait pu être magnifique, si ce qu'elle montrait n'était pas horrifiant pour l'esprit Jötunn. « Loki » retenta-t-il. « Eh, je suis là. Tout va bien. Regarde-moi » ; Thor posa ses paumes sur les joues glacées pour l'obliger à relever la tête. Ses pouces caressèrent ses pommettes dans un geste lent et répétitif. « Je suis là Loki. Tout va bien. »

L'or vacilla dans le regard adverse. Si fragile, telle une flamme sur le point de s'éteindre. Les doigts s'agrippèrent à ses poignets avec force. Le blond ne releva pas la douleur, l'entièreté de ses nerfs tournés vers son cadet et le besoin de l'apaiser. Il tremblait ; la vision n'était pas totalement achevée, elle se poursuivait dans l'esprit rusé. « Thor » appela-t-il d'une voix brisée. Il ne pouvait pas encore le voir, ses sens déchirés entre présent et futur.

« Oui. Loki, je suis là. » L'Ase posa son front contre le sien, espérant pouvoir ainsi partager de sa chaleur. Même s'il savait les tremblements causés par autre chose que le froid – car un Jötunn n'avait jamais froid. « Tout va bien, ne t'en fais pas. Je te tiens petit frère.

- Tu brûles.

- Non. Je suis avec toi. Regarde. » Il guida l'une des mains vers son torse pour la presser contre son cœur, tout près de la rune tracée par magie. « Je vais bien. Il n'y a pas de feu. Au contraire, on se les gèle », il tenta un trait d'humour qui le fit rire. Un éclat échappa également aux lèvres fraternelles, fugace mais rassurant. « Tu vois ? Loki, ouvre les yeux. Regarde. » Son nez frotta contre celui plus fin du métamorphe. « Fais-moi confiance. Je suis là. Je te tiens. Respire. » Les doigts s'étalèrent autour des lignes en relief, suivirent le tracé familier. « Tout va bien. » Il utilisait sa voix pour guider l'esprit de son cadet. « Je te tiens. »

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La crise ne s'était arrêtée qu'avec la venue de l'aurore. De longues heures durant lesquelles, comme promis, Thor avait étreint son frère avec force, répétant inlassablement les mêmes paroles, telles des litanies protectrices pour éloigner les mauvaises images. Il était parvenu à le faire rire deux ou trois fois supplémentaires, à gratter la couche dure et profonde d'angoisse. « Serres-moi plus fort. » Puis Loki s'était assoupi, cramponné à ses épaules, et il avait dormi toute la matinée sous le regard alerte de l'aîné.

« Ils ont encore poussé.

- Mmh. Je préfère. » Les longs doigts doués de seidr passèrent dans ses boucles blondes pour délier un à un chaque nœud. Le métamorphe s'était déjà chargé d'arranger sa barbe « trop piquante », et une mauvaise blague de Thor lui avait valu un coup de ciseaux trop près de sa joue. Une blessure superficielle, déjà en cours de guérison.

Loki entamait la deuxième tresse sur le côté gauche de son crâne. Il prenait son temps, et l'Ase, avachi dans son bain, le laissait faire. Personne ne viendrait les chercher. Car, si aucun n'avait prononcé mot en le voyant débarquer dans la cuisine pour repartir avec deux petits-déjeuners, Thor était certain d'avoir croisé la compréhension dans plusieurs regards. Sylvie avait ouvert la bouche, peut-être pour l'interroger, mais Alioth l'avait retenu ; et Mobius lui avait adressé un hochement de tête pour lui accorder de filer. Ce qu'il avait fait sans tarder, préoccupé par la seule idée de laisser le plus jeune seul trop longtemps.

La dernière nuit avait été difficile ; la voix de son frère était encore rayée par les cris qu'il avait poussés.

Peut-être que les murs n'avaient pas été suffisant pour les maintenir confinés dans la chambre – celle attribuée à Thor, dans l'aile des invités, qu'ils occupaient en attendant la réparation du lit.

Une nuit difficile, oui, mais pas autant que le comportement du Jötunn depuis son réveil. Toute émotion avait quitté ses traits, pour ne laisser que ce masque calme, habituellement adressé aux gens de la cour. Comme si rien ne s'était passé. Et l'Ase aurait pu le penser, s'il ne portait pas encore la trace des ongles enfoncés par le besoin dans ses épaules et ses avant-bras. « Tu brûles », le seul écho qu'il avait obtenu des images diffusées dans l'esprit malin. Deux mots qui évoquèrent à sa mémoire une voix à peine plus jeune, tout aussi désespérée : « Je t'ai vu brûler. » L'attaque surprise de Surtur, qui avait volé une demi-vie à leur sœur et entraîné Balder vers l'autre rivage. Une prédiction de mauvais augure.

« T'est-il déjà arrivé de visionner une scène du passé ? » Les doigts se stoppèrent dans ses cheveux. « Une réminiscence de pouvoir, ou quelque chose comme ça ? » Levant son attention par-dessus son épaule, il croisa les iris au vert ternis par la fatigue. Un soupire était contenu au bord des lèvres habituellement espiègles. « Était-ce la même vision ? » Près de deux siècles s'étaient passés entre temps.

« Je n'sais pas » souffla finalement Loki. Il reprit son activité, occupa ses mains, sourcils froncés. « Les images s'estompent rapidement. La plupart du temps, elles ne laissent qu'une impression de leur passage.

- Mère pourrait peut-êtr-

- Non », sa réponse fut instantanée. « Thor, non. Je ne rentrerais pas.

- Je n'te parle pas de rentrer là, mais d-Eh ! » Il glapit lorsque son cadet tira avec vigueur sur une natte.

« J'ai dit non. Fin de cette discussion. »

Ce fut alors au tour du blond de retenir son exaspération. Plus opiniâtre qu'un nain. « J'oubliais » marmonna-t-il pour lui-même, « si charmant que personne ne te contredit. »

Loki rit du nez, à la fois ironique et amusé. « La plupart des gens sont prêts à tout pour éviter l'anéantissement. Passe-moi ton lien. » L'Ase obéit de manière mécanique : la ficelle carmin, autrefois dérobée par un chat noir, avant de lui être confiée par une fillette aux grands yeux bleus, passa de ses doigts à ceux fraternels. Le temps l'avait raccourci de plusieurs millimètres, l'eau salée avait laissé des taches sombres, mais il l'avait toujours conservé, tel un porte-bonheur censé le ramener auprès de son cadet. Car une âme perdue, même la plus rationnelle, finissait toujours par se raccrocher au premier brin d'espoir. Et il l'avait été, perdu.

Le guerrier posa sa nuque contre le rebord de la baignoire, un soupir contenu au fond de sa gorge. « Tu penses que Surtur pourrait revenir ? »

Les mains ralentirent, sans pour autant s'arrêter cette fois. « Thor, Surtur est mort.

- Un démon peut-il vraiment mourir complètement ? »

Un silence, court, durant lequel il sentit son frère réfléchir à sa question. Avant qu'il n'avoue, dans un souffle marqué par le trouble : « Je n'sais pas. »

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Les perce-neiges blanchirent, leurs bulbes tintèrent dans le vent hivernal.

« Encore quelques jours. »

Heimdall retint un soupir. Il se tenait, droit dans son armure d'or, dans l'ombre d'un pin à proximité du terrain d'entraînement. Peu de personnes venaient jusqu'ici par temps froid, ils n'étaient que tous les deux. Ou plutôt, le prince était seul avec une projection du gardien céleste. Ses yeux dorés ne cillaient jamais, et ses traits demeuraient de marbre malgré les émotions qui le traversaient. « Votre père vous a déjà accordé sept jours supplémentaires. Mon prince, sa patience atteint ses limites.

- Je n'peux pas laisser Loki maintenant. Pas comme ça.

- Le pourriez-vous un jour ? » Thor tourna son regard dans sa direction. Peut-être était-il assassin ? Peut-être était désespéré. Dans l'un ou l'autre des cas, il arracha un éclat vaincu aux lèvres halées. « Je vais voir ce que je peux faire. Mais vous devez vous préparer. » Ce furent ses dernières paroles avant que son image s'estompe dans la brume légère.

Se préparer.

Il était prêt. Il lui manquait juste encore un peu de temps.

Le temps, toujours le temps.

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Le visage pressé contre le sternum de Loki, l'Ase conservait les paupières closes pour profiter au maximum de sa présence. Il le tenait dans ses bras, tout comme ce dernier l'enlaçait, les jambes entremêlaient, le rythme cardiaque synchrone. Les minutes s'écoulaient lentement, sans jamais s'arrêter. Les Nornes étaient cruelles ; il pouvait sentir les fils du destin s'enrouler autour de son cou, l'étouffer avec sadisme. Bien que Dieux, immortels, tout-puissants, ils ne demeuraient pas moins des pantins. « Immortel ne veut pas dire éternel. »

Un grattement retentit contre la porte. L'instant d'après, une ombre se faufila dans la chambre et un museau glacé chercha sa main perdue au milieu des boucles sombres de son cadet. Cadet qui rit contre son crâne blond, avant de bouger à peine pour frotter son nez contre son front. Il bailla, avant de marmonner : « Je crois que c'est pour toi. »

Thor maugréa pour la forme, comme il le faisait chaque matin que Fenrir venait le chercher avant l'aube. Mais cette fois, une boule pesait au fond de son estomac, enserrait son cœur avec douleur. Les fils se tendaient ; il ne voulait pas se lever, car alors…

Redressant la tête, le prince héritier vint butiner de ses lèvres celles fraternelles qui s'ouvrirent par automatisme pour l'accueillir. Un baiser lent et profond, qu'il aurait souhaité faire durer éternellement. Sa paume caressa la rune en bas du dos pâle, salua la combinaison parfaite de Gebo et Wunjo : leur promesse. Que cela lui prenne cent quatre-vingt-sept ans, ou qu'il lui faille un millénaire de plus, il ramènerait Loki à la maison. Tant de chambres de Bilskirnir attendaient encore d'être ravagées par leur alliance. Tant d'ignorants devaient encore supplier pardon à ces grands yeux verts, prêter allégeance, se prosterner devant son esprit sans limite. Car Asgard demeurait le véritable foyer de Loki.

« Tu seras roi » n'avait-on eu de cesse de lui répéter depuis son plus jeune âge, son cadet le premier. Et il s'était préparé à cette tâche avec joie et assiduité. Néanmoins, dans sa tête, Thor savait, s'était toujours répété. Pas seul, jamais sans lui.

« Écoute » avait dit Hela ; il avait écouté. Lofn. Son unique chance.

Loki gémit dans sa bouche lorsque sa passion devint trop grande, incontrôlable, submergeant le métamorphe pris en embuscade entre son torse et le matelas. Il aurait tant voulu l'aimer encore une fois, détruire cette nouvelle chambre, le manoir tout entier par la seule force de leur lien – le chaos fertile. Mobius les auraient alors grondés et ils auraient ri sous cape, tels des adolescents aux émotions trop fortes. Sans soucis, sans crainte, sans sablier. Juste tous les deux.

« Peux-tu rester ? »

Fenrir couina d'impatience ; son museau s'infiltra entre eux pour quémander de l'attention. Loki rit de nouveau, et il ne put que l'imiter. « Je crois que c'est pour moi » confirma le blond ; il eut bien du mal à retenir son soupir.

« Filez. Je ne voudrais pas vous mettre en retard, mon valeureux chasseur. » Un baiser chaste fut déposé à la commissure de ses lèvres. Thor dût alors rassembler toute sa volonté pour ne pas replonger, et quitta les draps d'un bond.

L'air glacial l'accueillit ; le Vargr grogna de satisfaction en recevant sa caresse matinale et l'aida à retrouver ses vêtements éparpillés dans la chambre. Il s'enroula dans une épaisse cape en peau de mouton, puis s'assit sur le bord du matelas le temps d'enfiler ses bottes fourrées. Au moment de se relever cependant, il sentit des bras s'enrouler par-derrière autour de son ventre et un front se presser entre ses omoplates.

« Reviens vite. » Son cœur se serra ; la boule manqua d'exploser.

Il sentait l'émotion grimper dans sa gorge. Ils ne seraient séparés que quelques jours – seulement si Loki acceptait de jouer à ce jeu, sans rancune. Tout parier, ou tout perdre sans rien tenter ; Thor avait déjà fait son choix.

Incapable de parler, il se contenta donc d'attraper une main et d'embrasser le creux de sa paume. Puis, sans un regard en arrière, il quitta la chambre – leur chambre – et s'engouffra dans l'obscurité des couloirs devenus familiers avec le temps.


Notes de l'auteur

Coucou tout le monde ! Bienvenue pour ce seizième chapitre qui est certes un peu court mais qui, ma foi, renverse bien la situation (c'est le cas de le dire, comme vous pourrez le voir dès le prochain chapitre ;D). J'espère que cette avancée vous aura plu, et que la suite vous plaira tout autant !

Note 1 : « Løgner » signifie « menteur » en Norvégien.

Note 2 : Dans la mythologie nordique, Thor a la capacité de ramener à la vie des animaux sacrifiés pour le nourrir. C'est d'ailleurs ce qu'il fait avec ses boucs : il en tue un, le mange, puis enterre tout son squelette pour lui permettre de revivre. J'ai donc repris cette idée avec le sanglier dans ce chapitre. Pour rappel, toujours dans cette mythologie, Bilskirnir est le nom donné au manoir de Thor, utilisé dans cette histoire pour désigner la demeure des enfants d'Odin. Imbolc est quant à elle une fête célébrée le 1 février pour symboliser la fin de l'hiver et le retour du printemps et de la vie.

Note 3 : Gebo et Wunjo sont deux runes de l'alphabet nordiques. Gebo, représentée par un X, symbolise la générosité, les cadeaux et les échanges ; elle incarne ainsi le fait de donner et recevoir de l'amour. Wunjo quant à elle, représentée par un P, est la rune de la joie et de l'harmonie ; elle incarne le bonheur qu'apportent les relations, notamment l'amour. Lorsqu'elles sont fusionnées, c'est-à-dire superposées l'une sur l'autre, ces deux runes créent une rune de liaison qui symbolise une relation harmonieuse et heureuse fondée sur le don et la réception mutuels ; elle peut par exemple être utilisée en talisman pour renforcer l'amour.

Note 4 : Les perce-neiges sont des plantes à l'aspect délicat qui pointent leur nez au milieu des bois enneigés dès la fin de l'hiver et qui symbolisent ainsi l'arrivée du printemps. Un peu comme le muguet, leurs fleurs ressemblent à des petites clochettes blanches qui leur vaut le surnom de clochettes de l'hiver, d'où l'emploi du verbe tinter dans ce chapitre pour les désigner ;)

Note 5 : Dix repas, c'est ce qui compose le régime protéique de Chris, l'acteur de Thor, et qui participe à la silhouette incroyable qu'il arbore pour incarner notre Dieu de la Foudre préféré.

Note 6 : Enfin, au niveau des références, nous avons l'échange « Si charmant que personne ne te contredit. – La plupart des gens sont prêts à tout pour éviter l'anéantissement » qui vient de la série Loki, lors d'un dialogue de ce dernier avec Sylvie. Quant au prénom Ravonna, il est inspiré par l'un des personnages de la série.

Un grand merci pour avoir lu ce chapitre et pour suivre cette histoire. À la revoyure !

Chu


Fenrir gémit, perdu ; il ne comprenait pas ce qui se passait. Le blond musclé était étrange ; ils n'avaient pas emprunté le même chemin que les autres matins de chasse. La forêt dense et son gibier étaient loin, il n'y avait rien à chasser en bord de mer. Voulait-il ramener du poisson pour le déjeuner ? Mais Fenrir n'aimait pas l'eau. Non, la terre était plus appréciable.

« Je suis désolé. » Une main caressa le côté de sa mâchoire inférieure, son point faible que peu de personnes connaissaient. Son père le connaissait, sa sœur aussi ; c'était elle qui avait montré au nouveau membre de la meute comment s'attirer ses faveurs. Même si Fenrir avait tout de suite intégré cet étranger comme faisant partie des siens. Son père tenait à lui : son odeur changeait lorsqu'il était à proximité du blond musclé, son rire sonnait plus vrai, son seidr plus vivant.

« Thor, Thor, chasser » appelait-il entre ses crocs. « Sanglier, cerf. Meute. » Il referma sa gueule sur la main affectueuse pour le tirer vers les arbres et l'alléchante odeur de viande fraîche. Il voulait courir ; il voulait que le bipède court avec lui. Il voulait chasser, attendre que les yeux bleus de son coéquipier lui donnent les directives à suivre. Il n'en avait pas besoin, mais c'était plus ludique.

« Je suis désolé » répéta-t-il, « nous ne chasserons pas aujourd'hui. »

Fenrir pencha la tête sur le côté. « Bateau ? Poisson ? » Il ne comprenait pas.

Le blond musclé soupira. « Tu ne peux pas venir avec moi. J'ai besoin de toi pour une autre mission. »

« Mission ? Besoin ? Dire, dire ! » Il glapit d'excitation, son mauvais pressentiment éveillé par la tristesse sur les traits de son ami atténué par l'importance dans sa voix. Fenrir était un bon frère, il pouvait aider.

Un rire, puis une lettre lui fut tendue. « Tiens, donne ça à Mobius. » Donner, grand-père. Oui, il pouvait le faire.

Il referma ses crocs sur l'enveloppe. Le papier apporta un peu de sel sur sa langue ; l'odeur de son jeune ami satura ses narines. La tâche était facile. Il n'avait qu'à courir jusqu'à la chambre du vieil intendant, donner, et revenir. Ensuite, ils pourraient aller chasser. Le gibier attendait ; les petites bouches de la meute avaient besoin d'être nourris.

« Merci mon ami. » Les doigts s'attardèrent derrière son oreille ; la tristesse revint sur les traits pourtant souriants.

« Bien ? » Fenrir couina en frottant son museau contre son avant-bras. « Chagrin ? Chercher père ? »

Les lèvres s'étirèrent davantage. « Apporte juste la lettre à Mobius, d'accord ? »

Fenrir aboya d'approbation. Puis, se détournant, il commença à rejoindre la forêt qui séparait cette plage déserte du cœur de leur tanière. Pourquoi être venus si loin pour monter dans un bateau ? Pourquoi un si petit bateau ? Et pourquoi tout seul ? Il ne comprenait pas ; il avait une mission.

Arrivée à l'orée de la forêt, Fenrir s'arrêta pour jeter un dernier coup d'œil en direction du blond musclé. Son ami, son jeune frère. Ou peut-être son futur père ? Il l'observait depuis le côté de la petite embarcation. Peut-être attendait-il son retour ? « Rapide. Donner. Attendre. » Et, sur ces grognements, Fenrir s'enfonça à toute allure entre les pins hauts. Il serait rapide, il reviendrait bientôt, et alors ils iraient chasser.


Une peur glaciale s'infiltra dans ses veines, nourrissant ce mauvais pressentiment qui l'avait tenu éveillé depuis le départ de son frère. Thor s'était montré étrange. Il avait ressenti le besoin dans son baiser, un besoin différent de celui habituellement exprimé par sa passion. Mais son aîné ne savait pas mentir, alors il n'avait pas cherché davantage.

Le souffle maintenu calme, Loki s'était levé aux premiers rayons solaires, s'était préparé en silence, puis avait rejoint la cuisine où son frère aurait déjà dû revenir pour rapporter ses premières proies et prendre son deuxième repas de la journée. Personne ne l'y attendait cependant, aucun sourire idiot, aucune salutation chaleureuse, aucune tentative de blague face à laquelle lever les yeux. Personne. Un éclat d'espoir néanmoins : Fenrir manquait aussi à l'appel. Peut-être avaient-ils pris du retard dans leur chasse ? Ou peut-être étaient-ils déjà repartis ? Oui, peut-être était-il seulement nerveux à cause de ses récentes nuits trop courtes ? Thor ne savait pas mentir ; il reviendrait bientôt.

Cependant, Loki sentit sa faible tentative pour se rassurer se briser à l'instant où il franchit la porte de son étude, habituellement vide à cette heure, peuplée de plusieurs silhouettes ce matin-là. En particulier lorsqu'il aperçut le Vargr allongé sur le large tapis. Son museau reposait entre ses pas, un air abattu voilant ses prunelles. Sylvie était assise par terre près de lui, passant sa main dans son pelage comme pour lui apporter du réconfort, ou se réconforter elle-même. James était également présent, assis dans un fauteuil près de la cheminée, les yeux encore lourds de sommeil et les traits tirés par la confusion. Ce qui finit d'alerter le métamorphe fut néanmoins l'éclat d'inquiétude dans les iris orageux de Mobius, appuyé contre le bureau. Une inquiétude oculaire qui se tourna aussitôt dans sa direction lorsqu'il traversa la porte du bureau.

« Que se passe-t-il ? » demanda-t-il en guise de salutation. Quelque chose n'allait pas ; voulait-il vraiment savoir ? Thor n'était pas avec Fenrir. Son bras droit n'était que très rarement inquiet. Il devait savoir.

L'Alfe ouvrit la bouche ; toute l'attention du prince déchu était sur lui. Cependant, aucun mot ne sortit.

« Mobius » il insista. Il avait besoin de savoir.

L'intendant conserva le silence. À la place, il se redressa sur ses jambes pour venir jusqu'à lui, ses doigts triturant une note déjà froissée par sa nervosité. « Je suis désolé » déclara-t-il avant de la lui tendre. Loki observa le papier un instant ; la peur devint angoisse, la glace un feu douloureux. Lorsqu'il l'accepta finalement pour la lire, l'Alfe poursuivit : « Fenrir me l'a apporté ce matin, avant de repartir à toutes jambes. Lorsqu'il est revenu cependant, il… »

Le sorcier n'écoutait que d'une oreille. Il reconnut sans peine la calligraphie imparfaite de son frère. Il lut les mots une première fois, sans pouvoir les comprendre.

« Bruny et Aly sont partis fouiller la zone » ajouta Sylvie en tournant la tête dans leur direction. « Mais si Fenrir est revenu seul, alors… » Elle n'acheva pas sa phrase, menacée par le regard noir que lui adressa son parent adoptif.

Il avait besoin de silence ; pourtant, ses oreilles devenaient bourdonnantes, les sifflements de seidr se firent insistants contre ses tympans. Il avait besoin de comprendre, même s'il avait déjà compris. Ces mots, il les avait tant craints qu'il n'avait pas besoin de les lire pour les connaître. Mais tout pouvait n'être qu'une farce. Une erreur. Un problème. Quelque chose devait lui échapper. Oui.

Thor n'avait pas pu l'abandonner une nouvelle fois.

Thor ne savait pas mentir !

« Sir Loptr ?

- Sortez. » Sa voix était calme, par miracle. Mobius l'observa un instant, puis adressa un mouvement de tête aux autres. Ils se levèrent sans un bruit ; le monde était déjà trop bruyant. Fenrir passa à proximité de ses doigts pour lui arracher une caresse réconfortante, « Chasse. Perdu. Désolé. », puis s'en alla avec les autres.

En un battement de cils, il se retrouva seul dans son bureau, la porte close, le papier toujours présent entre ses phalanges. Un papier qu'il froissa davantage lors de sa deuxième lecture.

« Je suis là.

- Combien de temps ? » Thor n'avait pas répondu.

Le seidr dansa dangereusement autour de ses doigts ; les sifflements grondèrent dans ses entrailles.

« Pourrais-je rester ?

- Peux-tu rester ? » Il n'avait pas répondu. Car il n'avait pas pu lui mentir dans les yeux.

[Je dois rentrer. Je suis désolé. Thor.]

À la fin de sa troisième relecture, son poing se resserra d'un coup sur les lettres maladroites. Les sifflements jaillirent, des éclats de vert et d'or volèrent autour de lui ; le chaos interne se transféra à son environnement. Il y eut des fragments de bois et de verre, des feuilles volantes, des cris dans les couloirs. Dans tout ce vacarme, un unique son résonna à ses oreilles : le gémissement de son cœur qui se brisa, pour la seconde fois.

« Je t'aime petit frère. »

Thor avait menti. Thor l'avait abandonné.