Soundtrack : I elven finnes alt (Frost 2)


Chapitre 17

Barndom


La première chose dont Loki parvenait à se remémorer de sa glorieuse et misérable existence était ce jour où il avait rencontré un Ase pour la première fois.

Le monde n'avait été que vacarme et chaos autour de lui : des cris de détresse, de douleur et de mort. Il avait pleuré, si fort que ses cordes vocales, encore fragiles, avaient menacé d'éclater. Il avait été abandonné dans le sanctuaire avec l'Écrin des Hivers d'Antan - le cœur énergétique de leur peuple - ; déposé là par une silhouette aux traits inconnus. Il n'avait aucun souvenir de ses parents de sang ; sa première rencontre avec Laufey ne s'était faite que des siècles plus tard, après son entrée dans l'adolescence. Période à laquelle il avait aussi aperçu des géants des glaces autres que lui-même pour la première fois, des personnes qui faisait de sa différence une normalité – même si, avec sa petite taille, il différait tout autant de son peuple de naissance.

Son monde ne s'était ainsi composé que de ce vacarme funeste, de ses pleurs de détresse, et de ces perles verdoyantes qui s'étaient finalement penchées au-dessus de son couffin pour l'observer avec curiosité. Une peau pâle qui contrastait sous des boucles sombres tressées en couronne. Un éclat de magie au fond de ses pupilles. Une beauté de vie vers laquelle il avait tendu son petit poing. Des sifflements avaient chanté à ses oreilles, maladroits, poussés par l'instinct de survie. Le bleu de ses doigts avait perdu sa pigmentation pour emprunter ce même blanc crémeux. Une transformation involontaire, éprouvante, qui avait éveillé quelque chose au fond de l'étrangère. Un quelque chose qui lui avait fait lâcher son épée, tombée dans un fracas sourd, avant qu'elle n'enveloppe son couffin de ses bras pour le soulever.

« Je t'ai immédiatement aimé » lui avait confié Hela plus tard. « Tu étais comme un trésor. Le plus précieux que j'aurais pu dérober. Et je n'ai pu me résoudre à repartir sans toi. » Et c'est ce qu'elle avait fait.

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Der hvor kuling møter kav

[Où le vent rencontre les embruns marins]

Le timbre était doux, riche d'une émotion que son petit corps n'avait jamais connue.

Deux grands yeux bleus l'observaient par-dessus les bras protecteurs. C'était joli à contempler ; ses poings minuscules, encore malhabiles, se tendirent vers eux, comme pour s'emparer de ces joyeux. Un rire chaud lui répondit, résonna à ses oreilles. Il sourit.

Danser minner mot et mektig hav

[Les souvenirs dansent contre la mer]

Un doigt se fit prendre de lui-même en otage entre les siens ; il le serra par réflexe.

Son monde avait changé. Il n'y avait plus de peur ; seulement de la douceur. À cette époque, Loki ne comprenait pas encore d'où il venait, ni où il se trouvait. La propriétaire des bras porteurs, l'importance de l'attention cérulée penchée au-dessus de lui.

Sov, du lille, i min favn

[Dors, mon petit, dans mes bras]

« Loki. » Il agita son poing en réponse, arrachant un sourire plus grand encore aux traits solaires. « Oui, Loki. »

For i den elven finnes alt

[Parce que tout se trouve dans cette rivière]

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Lorsque sa mère lui avait appris la vérité sur ses origines, Loki était entouré de ses adelphes – entourés d'amours – qui s'étaient pressés autour de lui pour l'aider à affronter cette nouvelle. Il n'avait d'Ase que son apparence, empruntée par magie à sa sœur. Ses vrais parents se nommaient Laufey et Farbauti, des géants de glace – des Jötnar ! -, anciens ennemis de son peuple d'adoption. « Cela n'a pas d'importance. » La reine Frigga avait parlé, doucement, pour leur expliquer cette particularité de leur famille : des fragments différents liés ensemble par les fils du destin. Aucun n'avait la même mère, certains partageaient un père, mais cela ne devait rien changer. « Car nous sommes une famille. »

Une famille. Cela sonnait plutôt bien.

o

« Thor ! » Il frappa pour la énième fois contre la porte de sa chambre, demeurée close ces cinq derniers jours. Depuis leur discussion avec leur mère, l'enfant solaire avait refusé de montrer son museau, affecté plus qu'il n'aurait dû par la révélation. L'apprenti sorcier peinait à le comprendre : des quatre enfants, Thor était celui au sang le plus pur, fils légitime du Roi et de la Reine, prince héritier et futur souverain d'Asgard. Loki, de son côté, n'était que l'enfant de monstres, le fils abandonné et ramené, tel un trophée de guerre pouvant servir plus tard. Une origine dont il s'était toujours douté : Odin était plus froid avec lui qu'avec ses autres enfants, Balder lui adressait une affection semblable à celle offerte aux animaux de compagnie, et Hela prenait plus facilement le parti du blond. Il n'était pas le plus aimé ; il n'était que l'ombre d'une lumière éblouissante, dont le moindre éclat d'attention suffisait à chatouiller ses veines de chaleur. Car Thor était différent des autres. Idiot, long à la compréhension, pataud, fougueux, bruyant – il perfectionnait sa liste de défauts chaque jour. Mais il était son frère. « Min kjære bror » comme ce dernier ne cessait de l'appeler, souvent avec insistance. Sans jamais se lasser.

Aujourd'hui, c'était à lui de venir à la portée de ses grands yeux bleus. Il lui rapporterait la stupidité de son confinement, le gronderait d'avoir loupé ses repas, et le ferait culpabiliser de l'avoir abandonné aussi longtemps. Thor n'était pas une personne pour lequel il aimait se faire du souci ; sa poitrine devenait trop douloureuse, son esprit trop distrait pour poursuivre les enseignements de sa mère, et il finissait inéluctablement par se retrouver face à cette même porte close. Non. Il lui ferait regretter.

Mais pour cela, encore devait-il parvenir à franchir ladite porte close.

Le garçon bougea le nez de gauche à droite, dans un rythme lent propice à la réflexion. Sa forme de serpent n'était pas encore parfaite ; il pourrait rester bloqué par mégarde sous le panneau de bois ou – pire ! – révéler une métamorphose imparfaite aux yeux de son frère. Non, il refusait, il devait avant atteindre la perfection de chaque écaille. Une surprise se devait d'être grandiose pour être réussite. Il chercha une autre idée. Une illusion ne serait pas suffisante pour attirer l'attention de son aîné ; après tout, il renvoyait la moindre servante, et leur propre mère s'en était retournée bredouille à trois reprises. Non. Mais Loki n'avait pas non plus toute sa journée à gâcher devant cette porte ; ses phalanges commençaient déjà à rougir à force de frapper. Encore une mauvaise option. Hela aurait pu l'aider, mais elle était en déplacement à Vanaheim et ne rentrerait pas avant la prochaine lunaison. Non, il était seul.

Seul, avec sa ruse.

Un sourire se dessina sur ses lèvres ; fort bien.

Ses doigts pianotèrent dans les airs, engendrèrent des crépitements de seidr qui tourbillonnèrent avec lenteur autour de ses ongles. À la fois mère et professeur personnel, Frigga ne cessait de louer chaque jour ses progrès remarquables. Il apprenait vite – peut-être même trop selon certaines langues mauvaises. Les éclats verts brodés d'or dansèrent avec espièglerie, de plus en plus nombreux, de plus en plus anarchiques. Il ferma les yeux, tenta de les canaliser. Trois traits s'imposèrent alors dans son esprit pour dessiner une rune – la première qu'il avait apprise - : Fehu. « La rune du commencement. Car là où le feu entraîne la mort, la vie finit toujours par reconquérir ses terres. »

La minute d'après, une explosion retentit à ses oreilles, couvrant les sifflements de seidr encore timides. Du verre se brisa, du bois éclata, et des cris retentirent en réponse plus loin dans les couloirs. Son sourire s'étira davantage. Parfait.

Loki révoqua son pouvoir, avant de frapper à nouveau contre la porte de son frère, plus insistant que les fois précédentes. « Hjelp ! » cria-t-il alors de son meilleur jeu d'acteur.

Il ne fallut pas moins d'une seconde au panneau de bois pour s'ouvrir et révéler derrière le visage alarmé de son frère. Ses boucles blondes étaient en pagaille, sa tunique désordonnée et son souffle déjà saccadé par l'urgence. Lorsqu'il ouvrit la bouche pour parler – sans doute pour demander ce qui se passait -, le Jötunn en profita pour se faufiler sous son bras et pénétrer dans sa chambre. Il attrapa ensuite son aîné par le coude et l'incita – du moins lui fit comprendre, car sa force était bien insignifiante comparée à celle en pleine croissance du Dieu doré – à refermer la porte derrière eux. Les isolant ainsi du chaos externe.

Plaqué contre le torse de son frère, lui-même dos à la porte, Loki tendit l'oreille. Des gardes et des servantes venaient d'arriver à l'intersection entre les couloirs menant à différents appartements, dont ceux du prince héritier. Ici, aucun dégât n'était à soulever ; le sorcier en devenir s'était assuré de déclencher l'incendie plus loin. Les adultes ne s'attardèrent donc pas dans le secteur, et leurs bruits de pas ne furent bientôt qu'un murmure lointain.

Le garçon souffla l'air qu'il ne se rappelait pas avoir séquestré, puis pressa davantage sa joue contre le torse chaud et rassurant de son aîné. Son sourire tirait toujours ses lèvres ; il étouffa un gloussement contre la tunique vermeille.

« Loki ? » appela la voix fraternelle. L'incompréhension se lisait dans son timbre ; il la retrouva dans le bleu de ses yeux vers lesquels il leva son attention, le menton posé sur le sternum plus haut. Les bras de l'Ase s'étaient naturellement enroulés autour de lui et, bien qu'il ne l'avouerait jamais à voix haute, il ne connaissait pas meilleur endroit dans les Neuf Royaumes que celui-ci. « Qu'est-ce qui se passe ? Tu n'es pas blessé ? »

Le plus jeune prince inspira un coup, s'imprégna de l'odeur solaire bordée de soufre de son aîné, tel l'effluve d'un orage estival sur le point de s'estomper. Il demanda en réponse : « Pourquoi n'as-tu pas ouvert ? », et enlaça à son tour la taille plus large du blond, comme apeuré de le voir s'échapper.

Thor ouvrit la bouche, prêt à parler, puis la referma. Puis la rouvrit, exempt de son. Son hésitation lui donnait l'air d'une carpe molle. « Je… » Il se mordit la lèvre, en quête de réflexion.

Décidé à l'aider, car voulant déjà passer à autre chose, Loki proposa : « C'est à cause de ce que Mère a dit ? Que je ne suis pas votre frère ? »

Thor le fusilla du regard ; l'étreinte se resserra autour de lui dans un geste possessif. Ah, il venait de mettre le doigt sur le problème. « Tu ES mon frère », rectifia le blond d'un timbre menaçant. « Je ne laisserais jamais personne penser le contraire. Pas même toi. »

Loki soupira en souriant. Son aîné pouvait parfois se montrer borné et grincheux, tel un gros ourson attaché à son pot de miel. « Tu sais que ça ne changera rien ? » retenta-t-il. Cela n'avait jamais eu d'importance, pourquoi le fait de le formuler aurait changé quelque chose ?

« Tu as d'autres frères. » Loki se rappela : Helblindi et Bÿleistr. C'était la partie après laquelle le comportement de son aîné avait changé : l'évocation de son passé, du futur qu'il aurait pu avoir. Un avenir loin d'Asgard, probablement sans Thor.

« Je ne les connais pas.

- Le voudrais-tu ? » Un éclat de reproche trancha sa voix, accompagné d'une peine qui enserra le cœur Jötunn dans sa poitrine. Le voulait-il ? Connaître ses origines était une chose ; souhaiter se rattacher à elles en était une autre.

L'étreinte devint douloureuse autour de lui ; son silence s'attardait trop, interprété autrement par les iris cérulés. « Non » dit-il alors. Et parce qu'il savait que son frère était un idiot qui avait besoin d'être réconforté en permanence, le jeune sorcier répéta en portant une main à sa joue : « Non, jamais. »

Thor se pressa contre son toucher, à la manière d'un chiot en quête d'affection. La détresse transperçait ses mots lorsqu'il demanda : « Si tu n'es pas mon frère, alors qu'est-ce que nous serons ? »

Le cadet retint un soupir. « Je te l'ai dit, cela ne change rien. Nous serons tous les deux, tu deviendras roi et moi-

- Mon conseiller. » Loki plissa le nez face à la proposition. Tentante, mais tous les deux savaient pertinemment la place déjà destinée à quelqu'un d'autre : en tant que prêtre et aîné des princes, Balder serait sans doute le meilleur choix pour ce poste. « Loki », les doigts du blond gravirent leur étreinte pour enlacer ceux pressés contre sa joue, « c'est toi que je veux près de moi. Toi, ou personne. Pour toujours.

- À jamais » compléta-t-il, telle une évidence. La déclaration était belle ; elle lui arracha un sourire malgré lui. Néanmoins, il savait que ce choix ne leur reviendrait pas. Du moins, pas avant longtemps. Ils n'étaient que des enfants ; l'âge de raison et ses premières difficultés les attendaient. Thor avait le temps de changer d'avis, de se lasser de lui, de se rendre compte qu'il n'était pas aussi parfait qu'il le pensait, que peut-être un frère Jötunn n'était pas la meilleure compagnie à avoir. Peut-être lui tournerait-il le dos ? Peut-être perdrait-il un jour son affection ? Après tout, il n'était qu'un trophée de guerre rapporté sur Asgard pour compenser le chagrin maternel de leur reine. Une bête étrange, qu'il ne parvenait pas lui-même encore à comprendre.

Thor avait le temps de changer d'avis. Oui. Et de le laisser seul.

« De toute manière » déclara le sorcier en gigotant dans l'étreinte fraternelle, « qui te dit que je veux être à la cour d'un roi qui se prend son propre marteau en pleine tête ? »

L'Ase gémit face à sa remarque : « C'n'est arrivé qu'une fois ! »

Loki éclata de rire en réponse. « Pourtant, cela restera à jamais gravé dans ma mémoire. »

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« Tu es prêt ? »

Thor approuva d'un hochement de tête, nerveux. Son cadet l'était tout autant, bien qu'il tentait de le camoufler. Il n'avait jamais fait ça. Cette apparence était devenue comme une seconde peau, un bouclier dressé dans les premières heures de sa vie pour sa survie, que son seidr maintenait à présent aussi naturellement que ses poumons assuraient son oxygénation et son cœur de battre dans sa poitrine. Il ignorait à quoi il ressemblait dessous – à quoi il était censé ressembler. Les caricatures des Jötnar dans les ouvrages n'avaient rien de flatteur ; ils étaient dépeints comme des barbares aux cornes et aux crocs acérés, les yeux ruisselant de sang et les os si pointus qu'ils semblaient vouloir déchirer leur peau d'un bleu froid. Des monstres.

Il était un monstre.

« Eh », Thor l'interpela ; il leva aussitôt son attention vers ses iris cérulés. Un joli bleu, bien plus beau que l'épiderme affiché de ses semblables.

Ils étaient tous les deux assis sur un épais tapis de l'étude de leur mère, plusieurs livres ouverts autour d'eux, en quête de ce que Loki craignait de découvrir : ses origines. Des réponses à ces nombreuses questions apportées par l'âge de raison, par la prise de conscience de son corps – différent de celui de son frère – et des messes-basses des adultes à son encontre. Il n'était pas un Ase ; il ne le serait jamais. Alors peut-être pouvait-il trouver autre chose à devenir ? Ni un monstre, ni une apparence factice ? Sa propre identité, sa propre case dans laquelle se ranger.

Les doigts fraternels s'enroulèrent autour des siens, dans ce geste réconfortant qu'ils avaient appris à partager en secret pour affronter les remontrances paternelles – Hela disait toujours qu'ils finiraient par détruire Asgard avec leur créativité fertile.

« Ça va aller. » Une pression contre ses phalanges. « Je reste près de toi.

- Et si quelqu'un rentre ? »

Son aîné haussa des épaules. « Je pourrais l'assommer si tu veux. » Loki rit malgré lui à sa proposition. « Mais personne ne viendra. Nous sommes tous les deux.

- Tous les deux. » Ce fut au tour des lèvres adverses de s'agrandir, éclairant ce visage solaire. Un visage fait pour embellir les émotions, contrairement au sien entraîné à les masquer. « D'accord » ; il souffla longuement pour se donner du courage. Ses doigts s'enroulèrent en réponse autour de leurs confrères. « D'accord. » Ses paupières se fermèrent sur la vision des orbes aux reflets célestes ; il devait se concentrer. Il n'avait jamais fait ça ; il était terrifié. Mais il n'était pas seul. Non, Thor était là. Il pouvait le faire ; il devait se concentrer. Inspirer ; trouver la source de ce pouvoir presque inné, enraciné dans son être. Expirer ; comprendre le mécanisme de ces différentes branches étendues avec les années.

Se concentrer, oublier son angoisse, les images des livres, les sifflements au fond de son subconscient. Respirer.

Oublier. Effacer.

Être.

Dans sa concentration, Loki perçut le soubresaut dans le flux d'air de son aîné, l'instant où son déguisement d'Ase dû s'effondrer. Pourtant, la chaleur demeura autour de sa main. Il n'y eut aucun cri, aucun rire, ni éclat de dégoût. Seulement les tambourinements de son propre cœur, affolé de ce qu'il allait découvrir, et la respiration redevenue calme du blond.

Il avait peur. Il n'était pas prêt. Et s'il ne pouvait jamais retrouver son ancienne apparence – celle créée en prenant le visage d'Hela comme modèle ? Et s'il avait tout gâché par sa curiosité ? Et s'il n'y avait pas de case pour lui ?

« Loki ? » Une paume frôla sa joue avec prudence. Était-il repoussant ? Dans le doute, il tenta de s'éloigner du toucher ; celui-ci se fit alors plus entreprenant en épousant la courbure de sa pommette. « Eh, tout va bien. » Il pouvait sentir les reliefs de sa propre apparence contre l'épiderme fraternel. D'après les ouvrages, les Jötnar présentaient des runes sur leur peau qui déterminaient, à la manière d'une empreinte génétique, leur appartenance à une famille de la population. Le pouce suivit l'une d'elles jusqu'à son menton, avant de se stopper. « Tu n'as pas à avoir peur.

- Je suis horrible.

- Mmmh, non. Tu t'en sors mieux que les illustrations. » Thor éclata de rire au moment où il ouvrit ses paupières pour lui jeter un regard noir. Un geste qui atténua bien vite l'éclat de son aîné lorsque leurs pupilles se croisèrent.

Son frère était toujours le même, avec ses lourdes boucles blondes qui encadraient son visage aux rondeurs candides. Ses yeux étaient grands et clairs, comme pour apporter toujours avec lui une part du ciel ensoleillé. Il avait cette expression idiote, qu'il affichait lorsqu'il découvrait quelque chose : un mélange d'étonnement et d'émerveillement.

Avant qu'il ne puisse lui faire la remarque, la seconde main vint attraper son autre joue pour capturer son visage en entier. Les poignets se plièrent pour faire lentement pivoter sa tête, sous le regard attentif du prince héritier, silencieux. Thor n'était jamais silencieux. « J'te jure, là c'est toi qui commences à m'faire peur.

- M'nifique. »

Ses sourcils – était-il encore noir ? – se froncèrent d'incompréhension. « Quoi ? »

Le sourire revint alors sur les traits du plus âgé, plus éclatant que son prédécesseur. « Tu es si joli. Loki, tes yeux !

- Quoi ? » Il se sentait bête de se répéter, mais les mots de Thor n'avaient aucun sens à ses oreilles. « Suis-je horrible ou joli ? Il va falloir choisir. » Lui connaissait déjà la réponse.

Son frère, néanmoins, avait son propre avis sur la question et répondit, en haussant les épaules : « Tu es le même, juste en bleu. Tes traits n'ont pas changé : toujours les petites joues qu'Eir adore pincer, la petite moue chafouine, les jolies boucles.

- Je n'suis donc pas horrible ? » Sa respiration se bloqua ; il ne pouvait pas le croire.

« Horrible ? » Thor haussa un sourcil. « Loki, tu es toujours aussi adorable. Bleu ou pas, tu restes mon adorable petit frère. Je regrette que tu ne puisses pas voir ce que je vois. » Ses iris cherchèrent les siennes, comme si tout le reste ne comptait pas. « Je pourrais presque m'y habituer. Min kjære bror. »

Une faiblesse picora le bord de ses paupières. Louées furent les Nornes, aucune larme ne coula. Il aurait pour une fois pourtant été prêt à les accueillir, à les offrir à son aîné en retour pour ce qu'il venait de lui donner inconsciemment. Car Thor ne savait pas, bien sûr. Ils étaient frères ; tout était normal entre eux. Ils étaient frères, prêts à se serrer les coudes dans l'adversité. Ils étaient frères, mais pas de sang ; une subtilité qui, de plus en plus, réjouissait le métamorphe autant qu'elle l'effrayait. Car ce lien d'adoption était fragile ; il subsisterait tant que sa présence au palais ne gênerait pas. Avec le temps, il s'effilocherait probablement. Thor se lasserait – sa plus grande crainte -, alors il devait profiter de ces moments. Ou donner une bonne raison à son aîné de ne jamais l'abandonner.

« Suis-je joli ? » proposa-t-il donc. Il avait besoin d'être rassuré.

Et le sourire fraternel ne fut que plus grand, plus éclatant, plus dévorant. Il comprit alors son premier mot : « Tu es magnifique. »

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« Ma grande sœur dit que si tu croises ses yeux, alors il dévorera ton âme.

- Moi, on m'a dit que c'était un démon déguisé en comme nous.

- Quelle horreur ! » Des éclats de rire retentirent ; Loki les fit taire d'un regard noir par-dessus les pages de son ouvrage. Hogun, Fandral et Volstagg.

Les trois apprentis guerriers se figèrent dans l'ombre de l'arbre adjacent au terrain d'entrainement. Trois idiots aux paroles desquels il avait fini par s'habituer. Des idioties, qui pourtant avait toujours le même effet. Des amis de son frère, qu'il ne supportait que pour faire plaisir à ce dernier. Mais est-ce que Thor avait connaissance de cette part laide de ses soi-disant compagnons ? Le métamorphe espérait secrètement que non.

« Par la barbe d'Odin, il nous observe ! » Les trois sots inspirèrent de frayeur – fausse évidemment – avant de cracher trois fois par terre pour éloigner le mauvais œil. L'un d'eux frotta même ses deux index entre eux en psalmodiant des « Tvi, tvi, tvi » par-dessus son épaule.

Des idiots. Qui ne valaient pas même la peine de leur prêter attention. Quoi que…

Son regard retourna sur les pages de son ouvrage. Les inscriptions anciennes décrivaient une formule permettant de transformer des fleurs et des poissons en crapaud. Thor adorait les reptiles, et il lui demandait toujours de lui en montrer de toutes les formes et de toutes les couleurs. Peut-être pourrait-il faire une pierre, deux coups ? Peut-être qu'en modifiant un peu la formule…

Un sourire étira ses lèvres. Thor allait adorer son prochain tour.

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Thor détesta son nouveau tour. Sa voix avait été forte de colère, ses gestes grands, et l'émerveillement auquel il s'était attendu dans ses iris cérulés n'avait été qu'effroi. Les trois crapauds étaient pourtant si mignons, plus que sous leur précédente forme.

Avertis par le bruit, les adultes étaient arrivés, et Loki avait sévèrement été punis. Ces mêmes adultes qui faisaient toujours la sourde oreille lorsque les injures pleuvaient dans sa direction ; étant parfois eux-mêmes la source de ces mots répétés par les bouches juvéniles. Toujours en prenant garde de ne pas être entendu par le prince héritier afin de conserver ses faveurs. Car Thor ignorait tout, comme toujours, et interprétait les faits avant même d'avoir toutes les informations.

Un idiot, comme ses amis.

« La ruse n'est pas toujours un substitut à la diplomatie » lui avait dit sa mère en lui apportant son diner dans sa chambre. Il ne l'avait pas touché, écœuré par l'injustice de la situation. Car il n'avait fait que se défendre.

Une subtilité que son aîné ne découvrit que plusieurs jours après ; mais la trahison était déjà trop forte, gravée dans le cœur du métamorphe.

« Loki ? Loki ! » Les appels se multiplièrent, sans jamais se lasser. Thor avait toujours brillé dans la capacité de le retrouver - un miracle pour un garçon qui parvenait à se perdre dans les couloirs de Bilskirnir. Aujourd'hui cependant, décidé à ne pas être débusqué, le cadet avait usé de toute sa malice pour demeurer caché. Il ne voulait pas le voir, ne voulait pas entendre ses excuses stupides qu'il oublierait bien vite. « Allez, montre-toi ! » Une pointe d'inquiétude commençait à percer dans son timbre. Fort bien. « Loookiiii !

- Pourquoi est-ce que tu cris comme ça ?

- Ah ! Bald ! Tu n'aurais pas vu Loki ?

- Loki, Loki, Loki. » Un soupir forcé quitta les lèvres du Dieux lumineux. Le métamorphe sentit néanmoins l'agacement camouflé derrière, surtout lorsqu'il ajouta : « Pourquoi n'y en a-t-il toujours que pour lui ?

- C'est mon p'tit frère » répondit le blond avec une telle normalité que le né Jötunn oublia un fragment de seconde le motif de sa colère. Puis, il se remémora ses cris injustes, et il dût se refreiner de ne pas planter ses crocs dans l'abdomen lui servant d'abri.

« Et je suis ton grand frère. » Balder avait toujours eu ce besoin de ramener l'attention d'autrui vers lui, jolie lumière habituée à être contemplée. Tout en ignorant que celle du prince héritier était, malgré son jeune âge, déjà bien plus brûlante que la sienne. Car Thor serait roi, un très grand roi.

« C'n'est pas pareil. Il a besoin de moi. » Sa voix était fragile, pleine de remords. S'en voulait-il vraiment de lui avoir crié dessus ? De ne pas avoir cherché à comprendre la raison de son mauvais tour ? De s'être contenté des versions des autres sans même prêter attention à la sienne ? À quel point ce manque d'attention l'avait blessé ? Car, sans elle, Loki n'était qu'une ombre indésirable, un enfant adopté pour les mauvaises raisons. Thor était le seul à le traiter autrement. S'il perdait cela, alors…

« Tu seras roi.

- Jamais sans toi. »

Le métamorphe fronça son museau. Peut-être que la leçon avait suffisamment duré ?

L'ouïe tendue, il attendit que Balder soit suffisamment éloigné pour agir. Thor avait déjà repris sa course ; sa voix perdait peu à peu en puissance à force de clamer l'objet de sa quête dans les moindres mètres carrés de Bilskirnir. Quittant la poche lui servant de cachette, Loki serpenta le long de la manche vermeille pour se hisser sur l'épaule de son aîné. L'Ase l'avait ramassé plusieurs heures plus tôt ; sa passion pour les serpents ne l'avait même pas questionné sur l'identité de celui-ci, et il l'avait laissé se nicher dans sa tunique. Bien sûr, tout avait été calculé, notamment la coloration turquoise atypique pour une vipère arboricole – peut-être que Thor l'avait d'ailleurs ramassé pour le lui montrer, le bleu étant sa couleur de cœur.

« Lokiiiii ! » Il prit une minute pour observer l'angoisse sur les traits de son aîné. L'émotion semblait authentique.

« Ton frère t'aime » disait toujours sa mère lorsqu'ils se disputaient trop violemment, « n'en doute jamais. » Et pourtant, cela demeurait sa plus grande crainte.

« Tu n'es qu'un idiot » siffla-t-il à l'oreille décorée de boucles blondes.

Étonné, Thor freina brusquement, et manqua de rencontrer une colonne dressée devant lui. N'attendant pas qu'il connecte deux neurones pour comprendre, le métamorphe laissa le seidr couler en lui, remodeler les contours de son existence. Ses tendons gémirent, et il sentit chacune de ses cellules retrouver sa place dans une chatouille à peine douloureuse. Lorsque sa main fut formée, il convia une dague dans la droite et visa en plein dans l'abdomen de son frère. Ce dernier émit un hoquet de surprise, qui gagna ses yeux grands ouverts. Il y eut quelques gouttes de sang, mais rien qui aurait pu mettre sa vie en danger. Heureusement pour lui, même fâché, Loki demeurait magnanime. Peut-être aurait-il dû le transformer, lui, en crapaud ?

« Ça t'apprendra à-Ah ! » il s'écria lorsque le guerrier blond se jeta sur lui pour l'étreindre avec force.

Thor nicha son nez contre sa carotide. « Je suis désolé. Désolé. »

Le né Jötunn étouffa un soupir contre les boucles solaires. Il le laissa répéter ces mots, en boucle près de son oreille. Il ne pouvait pas lui pardonner d'un battement de cils – même si l'envie lui prenait - ou son aîné ne retiendrait pas la leçon et la dispute reprendrait dans plusieurs mois. Loki était un être par nature patient – tout le contraire de l'Ase - ; il savait néanmoins cette patience douée de limites. Limites qu'il ne voudrait jamais franchir. Pas avec Thor.

« Si tu ruines ma jolie tunique, j'te jure que je te tue. » Son aîné répondit par un gargouillement peu élégant, mélange de rire et de larmes. Car il pleurait, cet idiot. Tout comme les nuages au-dessus des jardins depuis plusieurs heures, enfin percés par un soleil timide.

« Désolé.

- Je sais, je sais. Tu le paieras plus tard » marmonna-t-il pour lui-même ; car une raison de faire culpabiliser le prince héritier était toujours bonne à garder sous la main.

Ils demeurèrent ainsi, immobiles au milieu du couloir, de longues minutes ; et cela aurait pu durer des heures. Mais Loki avait déjà perdu suffisamment de temps avec toutes ces idioties, et un nouveau sort attendait d'être perfectionné. Il se força donc à quitter la chaleur fraternelle pour se mettre en route, Thor sur ses pas – comme il le serait assurément les deux prochaines semaines. Une pensée qui lui arracha un sourire secret.

« Eh, Loki.

- Hm ? » demanda-t-il par-dessus son épaule devant la porte de son étude.

« Ton serpent était magnifique. » Un secret qui fut bien difficile à dissimuler.

Alors, comme à chaque fois, il usa de sa malice pour transformer l'émotion sur ses lèvres : « Évidemment. »

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Les erreurs devenaient de plus en plus difficiles à pardonner. La confiance se tarissait peu à peu. L'impatience grandissait, de plus en plus douloureuse à camoufler. Mais Loki était habitué à jouer des rôles ; son existence ÉTAIT un rôle, une tromperie – sa plus belle.

L'enfance s'éloignait peu à peu.

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L'hémoglobine s'échouait en goutte à goutte épais sur le tapis en peau de bélier, ruinait sa blancheur que les serviteurs auraient bien du mal à nettoyer. Peut-être parleraient-ils alors moins ? Peut-être cesseraient-ils de porter sur lui ce regard où se mêlaient pitié et dégoût ?

Aux portes de l'adolescence, Loki était perdu, en conflit interne avec toutes ces facettes qui constituaient son personnage complexe. Il n'avait jamais été un Jötunn, mais il ne serait jamais un Ase non plus. Fruit hybride d'un sang qui l'avait abandonné et d'un foyer qui l'avait récupéré par défaut, par intérêt. Parfois, il jalousait les belles courbes d'Hela ; parfois les muscles développés de ses frères. Lui n'était qu'un être chétif, dont chaque trait était emprunté par son seidr à d'autres. Qui était-il ? Était-il seulement quelqu'un ?

« Loki ? » Un murmure l'appela depuis le balcon ; il sursauta. La visite était imprévue, trop soudaine pour qu'il ait le temps d'arranger sa chambre sans que cela n'apparaisse suspect. Tout était détruit, sa colère n'avait épargné aucun meuble, si ce n'était ce miroir dont il avait fini par s'occuper lui-même, écœuré par l'image reflétée. Le flot de questions serait interminable.

Il tâcha de recouvrir au moins son poing ensanglanté d'un voile illusoire et de faire apparaître un grimoire de runes dans sa main fonctionnelle. Cela ne serait pas le premier incident de ce genre.

La seconde d'après, Thor passa sa tête dans l'encadrement de sa fenêtre, d'abord tout souriant, avant que la vision chaotique des appartements n'attire l'angoisse sur ses traits. En trois pas, le guerrier blond rejoignit le plus jeune pour attraper son visage entre ses mains et l'ausculter dans tous les sens. À l'évidence, il ne trouva rien – car Loki s'en était assuré. L'Ase n'abandonna pas pour autant et demanda d'un timbre assombri par ce besoin de protection maladif : « Que s'est-il passé ?

- Bonsoir à toi aussi Thor, comment vas-tu ? Comment était Vanaheim ?

- Loki » gronda la voix déjà brodée d'orages, qui l'obligea à retenir un soupir pour ne pas les voir éclater tout de suite. Pourquoi fallait-il toujours qu'il parte au quart de tour ? Durant leurs années de jeux, le métamorphe s'était pourtant assuré de lui inculquer la patience. Faire languir son aîné de son attention était même devenu un de ses passe-temps favoris, car il aimait cette manière qu'il avait de supplier son nom, de courir à sa recherche, et de l'éteindre, une fois trouvé, avec tellement de force que ses poumons suffoquaient dans sa prise.

Mais, de manière totalement contradictoire, Loki était aussi celui capable de dévorer le plus rapidement cette patience acquise.

« Ce n'est rien. » Par réflexe, il posa sa main libre, blessée, sur le poignet de son frère pour tenter de se dégager. Idiotie ! Car le geste lui arracha aussitôt une grimace qui enflamma les iris célestes d'inquiétude. « Je vais bien » il tenta, inutilement, car Thor savait déjà son mensonge.

« Tu es blessé. » Ce n'était pas une question. « Où ? » Il referma ses doigts sur ladite blessure, camouflée ; geste qui ne fit qu'aggraver sa grimace. « Comment ? Qui ? » Il analysa les doigts d'une pâleur parfaite ; sous l'illusion néanmoins, la pression accentua le flot sanguin. Sa magie devint alors rapidement inefficace, et il perçut dans le regard fraternel l'instant où son aîné sentit l'humidité poisseuse de l'hémoglobine. « Montre », plus qu'un ordre : une menace.

Le soupir se fit entendre. « Je te dis que ce n'est rien, juste un sort qui a mal tourné. » Il retira le voile factice inutile ; les pupilles dérivèrent derechef vers ses phalanges abîmées. Les nains étaient reconnus pour leurs talents d'orfèvrerie, et les miroirs qu'ils fabriquaient pouvaient résister à bon nombre de chocs. Un excellent défouloir pour ses nerfs. Une fois brisés, ils devenaient néanmoins des armes au tranchant dangereux, causant des blessures qu'aucun sort n'aurait pu engendrer, il le savait ; et peut-être que Thor aussi. Idiot la plupart du temps, intelligent quand cela ne l'arrangeait pas.

« Quel sort ? » L'Ase attrapa avec délicatesse la main blessée entre les siennes, plus épaisses. « Celui qui a détruit les vitres ? Ou celui qui a démembré ton lit ? » L'ironie tranchait dans ses mots. Par réflexe, le métamorphe joua le même morceau :

« Plutôt celui des vitres.

- Loki », les yeux bleus revinrent dans les siens, porteurs d'un avertissement silencieux. « Dis-moi la vérité. Que s'est-il passé pendant mon absence ?

- Mmmh », il prit le temps de réfléchir. « De manière succincte, je dirais qu'Hela a composé un nouveau morceau, mère a-

- Ne fais pas l'idiot ! » Sa voix gronda, un second avertissement. Au-dehors, le ciel répondit à son appel, et le crépuscule s'obscurcissait de manière précoce.

Loki soupira enfin en récupérant sa main blessée. « Qui de nous deux fait l'idiot ? Je te dis que ce n'est rien, pourquoi devrions-nous en faire toute une histoire ?

- Parce que tu es mon frère.

- Je n'suis pas ton frère.

- Loki ! » clama le plus vieux.

« Thor ! » s'exprima-t-il plus fort en retour. Sa propre patience atteignait ses limites. Il n'avait pas besoin d'être protégé ; les ragots étaient déjà lourds sur ses épaules. L'ombre du prince héritier, le fauteur de troubles, le chat noir, le venin de vipère, le troll hideux. Le Jötunn. Le Thurse. « Je vais bien. » Il allait bien – il devait aller bien. Pour faire taire ces mauvaises langues, pour conserver sa dignité, leur prouver qu'ils avaient tort. « Une blessure à la main n'a jamais tué un- », il s'interrompit, avant de rire des propositions sur sa lague. Non, il n'était pas un Ase. « Sorcier, menteur, tricheur », ces termes lui convenaient mieux, car c'étaient ceux employés pour le désigner, pour rappeler ce qu'il était. Ceci n'était pas sa vraie apparence. Il serait toujours différent, car il n'était pas comme eux ; car il ne serait jamais comme Thor.

Son aîné l'observa en silence, longtemps. Or, les silences du prince héritier n'étaient jamais bon signe.

Loki hésita entre le mettre à la porte et se précipiter dans ses bras pour trouver refuge. Il avait besoin de lui ; de lui heureux. Pas inquiet ; pas pour ça du moins. Les bisous magiques de Thor ne marchaient que sur les petites blessures physiques ; son aîné ne comprenait pas encore suffisamment cette étincelle entre eux pour soigner les plaies plus profondes. Au contraire, son ignorance ne faisait que les creuser davantage. Il était encore trop jeune, trop immature, à offrir ses sourires et son aide à autrui, sans restriction. Sans préférence. « Tu en es sûr ? » lui avait un jour demandé Amora, une apprentie magicienne venue à Asgard pour perfectionner ses sorts plusieurs mois auprès de leur mère. Elle avait l'amour du goût, et ils avaient très vite sympathisé, au point de se confier l'un à l'autre. « Pourtant, il me semble qu'il y a quelque chose.

- Je suis son frère.

- Adopté. » Il avait simplement haussé les épaules. Est-ce que cette subtilité avait vraiment une importance aux yeux de l'Ase ? Lui qui ne cessait de l'appeler ainsi ?

« Mon frère. Mon cher frère. »

Au final, cela importait peu. « Nous discuterons demain. » Il était épuisé, moralement. « Va-t'en maintenant. » Les iris célestes l'observèrent longuement, toujours muets. Il soupira. « Ou reste, si c'est ce que tu veux. » C'était ce qu'une part de lui-même voulait : se blottir sous les draps contre la chaleur apaisante et familière du blond. Là où tout s'effaçait ; là où rien ne comptait.

Des doigts vinrent cueillir à nouveau sa main blessée pour tracer une rune imaginaire sur le dos. Le métamorphe reconnut sans peine Laguz, l'une des seules que Thor connaissait – et sans doute celle qu'il connaissait le mieux, pour le nombre de fois où son cadet avait dû la tracer sur son épiderme blessé par les entraînements. « Est-ce que cela a un rapport avec la fête de Balder ? » Devait-il retirer sa main pour s'éloigner ? Battre en retraite ? Ou gifler ce visage bien trop têtu de curiosité ? « C'est ça ? Quelqu'un t'a dit quelque chose ?

- Thor, il est tard.

- Tu sais que ce ne sont que des foutaises. » Il n'écoutait pas, comme toujours. « Loki », il porta ses doigts inoccupés sur la nuque de son cadet, fit pression dessus pour rapprocher leurs fronts. « Tu ne seras pas seul. Je serais là ; nous serons tous là. Personne n'osera s'en prendre à toi.

- Ah oui ? Et qui te dit que je veux aller à cette fête stupide ? »

Un éclat dansa dans les prunelles adverses. « Parc'que je te connais. » Trop, beaucoup trop. Mais jamais assez. Aveugle pour les choses les plus importantes, toujours. Il ignorait les messes-basses des servantes à son sujet, se moquant des tenues qu'il essayait en se les imaginant sur son apparence véritable – les portes de Breidablik ne permettaient pas au faux d'entrer et effaçaient les sortilèges sur leur passage. Il ignorait les images récentes dévoilées par ses songes, chaotiques – comme à chaque fois. Il ignorait, tant de chose. « Tout se passera bien, j'te l'promets.

- Ne fais pas de promesse que tu ne pourras pas tenir » souffla le sorcier – car il ne pourrait pas la tenir. Un mauvais choix, ce qu'ils étaient en train de faire. Hélas, toutes les visions ne pouvaient être évitées, car pire se tapissait toujours dans l'ombre du mauvais.

Thor fronça les sourcils. « Tu as confiance en moi ?

- La confiance est pour les enfants. Et les chiens.

- Et les petits frères bougons.

- Certainement pas pour les grands frères stupides. » L'Ase rit, et cela lui allait beaucoup mieux que l'oppressante inquiétude. Laguz orna de nouveau le dos de sa main ; un énième soupir lui échappa. Ils le regretteraient. Il y aurait des cris, des grondements, de la peur.

« Tu seras magnifique. Tu leur montreras, à tous. » Loki avait envie de le croire. De demeurer un peu plus longtemps dans l'enfance. « Je serais là. Avec toi. Ensemble. » Et la promesse était séduisante.


Notes de l'auteur

Coucou tout le monde ! Comment allez-vous après ce dix-septième chapitre ? Eh oui, nous sommes passés du point de vue de Loki, avec un bond vers le passé qui, sans trop en dire, va nous permettre d'éclairer pas mal de points. J'espère que ce changement vous plaît ; pour ma part, j'adore la complexité du personnage de Loki qui change de Thor. Bon, sans tergiverser davantage, place aux notes !

Note 1 : I elven finnes alt, la berceuse chantée par Frigga, est la version norvégienne de La Berceuse d'Ahtohallan présente dans La Reine des Neiges 2.

Note 2 : En Norvégien, « barndom » signifie « enfance », « hjelp » correspond à « à l'aide » et « min kjære bror » peut se traduire par « mon cher frère ».

Note 3 : Pour rester en Norvège, une croyance veut que lorsqu'une personne croise un chat noir, elle doit cracher trois fois pour éloigner les mauvais esprits. Il est aussi possible de dire « tvi tvi tvi » par-dessus son épaule.

Note 4 : Dans l'alphabet nordique, Fehu est la rune de la richesse. Cependant, au-delà de sa notion de prospérité, elle projette aussi de la puissance et est associée au feu destructeur et incontrôlable. Je lui ai donc donné la capacité ici de déclencher un incendie. Quant à Laguz, la rune de l'eau, déjà présentée dans cette histoire, elle est utilisée ici comme une rune de soin.

Note 5 : Pour rester dans la mythologie nordique, Bilskirnir désigne le manoir de Thor et Breidablik celui de Balder. Laufey et Farbauti sont les parents biologiques de Loki, respectivement mère et père de ce dernier (l'inverse dans le MCU). Helblindi et Bÿleistr sont quant à eux ses deux frères de sang. Thurse est un mot péjoratif pour désigner les Jötnar. Du côté des Asgardiens, Hogun, Fandral et Volstagg, autrement appelés trio de paladin, sont de leur côté les fidèles allier de Thor dans la bataille.

Note 6 : Amora est quant à elle un personnage tiré de l'univers Marvel. Aussi appelée l'Enchanteresse, elle est une méchante récurrente des aventures de Thor, parfois alliée avec Loki. Dans cette histoire, je me suis particulièrement inspirée de son personnage dans le roman Les racines du Mal de Lee Mackenzi qui traite notamment de son amitié plutôt toxique avec ce dernier. C'est d'ailleurs de ce livre dont est tirée l'histoire du marteau dans la tête de Thor. Enfin, la phrase « Elle avait l'amour du coup » fait bien évidemment écho à « Amora, par amour du goût », juste pour la blague XD

Note 7 : Pour rester dans les références, « La ruse n'est pas toujours un substitut à la diplomatie », « La confiance est pour les enfants. Et les chiens » et « Grandis un peu Sylvie ! » sont des phrases déclarées par Loki dans la saison 1 de la série éponyme. « Pour toujours, à jamais » est le slogan du TVA présent dans cette même saison. Quant à l'histoire de Thor enfant ramassant son frère sous la forme d'un serpent avant de se faire poignarder par ce dernier, elle est inspirée par l'anecdote que l'Ase raconte dans le troisième film.

Note 8 : Et, en parlant de serpent, celui dont Loki prend l'apparence dans ce chapitre est très précisément un crotale insulaire bleu, un reptile à la couleur vraiment magnifique =3

Merci beaucoup pour être toujours au rendez-vous ;) À la revoyure !

Chu


Il était calme, étrangement calme, beaucoup trop calme.

Cela faisait maintenant cinq jours que Dony était parti. Cinq jours de silence ; cinq jours de tensions accumulées. Cinq jours durant lesquels tout le monde à Lamentis craignait de voir sa colère exploser à nouveau. Mais il n'en était rien. Depuis l'incident du bureau, ravagé et irrécupérable, sa mère avait été d'un calme effrayant. Mobby ne cessait de lui rappeler qu'il fallait attendre, que cela prendrait un peu de temps ; mais un peu de temps pour quoi ? Pour que le guerrier blond revienne ? Pour qu'il soit oublié des mémoires ? Pour aller de l'avant et faire comme si de rien n'était ?

Impossible. Quatre mois environ s'étaient écoulés depuis sa rencontre avec le Dieu de la Foudre, le frère de celui qui l'avait élevé. Punie, confinée à Lamentis pour avoir mis sa vie en jeu dans une quête à priori beaucoup trop périlleuse, Sylvie avait quand même pris la décision de suivre Aly – oncle qui était bien incapable de lui dire non – afin de ramener ce bateau si important selon les dires de l'intendant. Gagner la confiance du capitaine n'avait pas été une mince à faire ; en comparaison, mener les mutins pour s'emparer du bâtiment fut une expérience beaucoup plus agréable. Bien qu'à cette époque elle ignorait qui il était, elle l'avait rapidement repéré parmi les marins : plus grand et plus fort que le reste de l'équipage, et diablement plus beau, Dony s'était démarqué au milieu des marins. Un adonis qui n'avait pas sa place sur le bâtiment – ou était-ce plutôt le bateau qui ne méritait pas sa lumière ? Peu importait ; Sylvie avait senti son intérêt glisser dans sa direction de manière insistante, comme s'il cherchait quelque chose – une réponse, un indice, ou même une trace. Il en avait mis du temps à venir vers elle, à quitter son ombre pour entrer totalement dans son champ de vision. Il s'était ainsi montré, incroyable et belliqueux : un mélange qui lui avait rappelé un fragment de seconde le caractère de sa mère adoptive. Ils avaient discuté, puis il les avait suivis, en quête d'un frère qu'il avait fini par retrouver. Avant d'être à son tour adopté par tout le manoir, et de se frayer une place parmi tous ces laissés-pour-compte.

Dony – Thor – était devenu l'un des leurs.

Il était étrange de ne plus le croiser lors des repas, de ne plus entendre son rire fort et charismatique ; ses tapotages de tête qui encourageaient manquaient, la chaleur de ses sourires aussi. Celle qu'il faisait naître sur les lèvres du maître des lieux par sa seule présence.

Trop calme. Beaucoup trop.

« Peut-être aurions-nous dû le poursuivre plus loin. » La plume se stoppa sur le carnet, avant que des iris verts ne se lèvent lentement dans sa direction. Une invitation – ou une mise en garde – de poursuivre sa pensée. Assise dans un fauteuil près du bureau, la tête de Fenrir sur ses genoux, Sylvie se mordit la joue en quête des bons mots. Car, comme on le lui avait enseigné, les mots avaient leur importance. Elle inspira pour se donner du courage et poursuivit : « Peut-être que nous aurions pu le rattraper et-

- Et quoi ? » Le ton était neutre ; elle en frissonna.

Il était difficile de tenir tête à cette incroyable personne, cette figure parentale qui lui avait tant appris. Dompter un serpent plus long qu'un continent créait sans mal une réputation. Néanmoins, Sylvie avait toujours brillé dans le domaine de la rébellion, de pousser à bout la patience pourtant légendaire de sa mère adoptive. D'après Mobby, elle tenait cela de sa génitrice, « une enfant à problème, toujours à courser des chats. » La jeune femme avait toujours pris cette remarque comme un compliment ; ses bêtises l'avaient davantage forgée que ses leçons ennuyantes.

Mieux valaient les remords aux regrets.

Alors, enfouissant ses mains dans la fourrure glacée du Vargr pour se donner du courage, Sylvie se lança : « Mère, je suis sûre qu'il avait ses raisons. » Les paupières adverses se plissèrent à peine ; elle ne se découragea pas. « Après tout le mal qu'il s'est donné pour vous retrouver, pourquoi serait-il parti comme ça, avec juste un mot ?

- Parce que, c'est ce qu'il fait toujours. Les mauvais choix.

- Mauvais choix selon qui ? » Elle le vit serrer des dents. Le feu commençait à prendre. Fort bien ! Au moins cela changerait de ce calme morne et stérile des cinq jours précédents. « Dony n'est pas si idiot.

- Mon frère EST un idiot.

- Toutes les personnes amoureuses le sont ! Oh, j't'en prie » ajouta la blonde face à son regard suspicieux. « Je sais ce qu'il y a entre vous, je n'suis pas aveugle.

- Il n'y a rien entre nous. » Ses réponses étaient sèches ; elle ne se laissa pas décourager :

« Vous êtes frères, partenaires, confidents, amis, amants ; pourquoi aurait-il fait ça ?

- Ce ne sont pas mes affaires.

- Bien sûr que si. Mère ! » Sa voix commençait à s'emporter face à l'esprit têtu du Dieu malicieux. « Ouvrez les yeux ! On ne part pas à la recherche de quelqu'un pendant cent quatre-vingt-sept ans pour tout abandonner sur un coup de tête ! Dony a traversé la misère, la famine, la maladie et-

- Ça suffit.

- Non ! Dony était aussi un ami ; il EST mon ami ! Je refuse de l'abandonner sous prétexte que votre ego a été blessé. Il doit avoir ses raisons ; peut-être a-t-il des problèmes ? Peut-être qu-

- Ça suffit ! » Des éclats de seidr jaillirent de ses doigts au moment où il les frappa sur le bois de son bureau ; un vent violent souffla dans la pièce, répandant la pile de parchemins aux quatre coins du salon. Il s'était redressé, si brusquement que son fauteuil alla cogner contre la bibliothèque derrière lui. Une colère mordorée brûlait le vert de ses iris ; la jeune femme frissonna face à cette vision. « Il est parti parce qu'il voulait partir. Point. Nous avons vécu sans lui, nous ferons de même ensuite. » Son ton était menaçant, ne laissait pas le doute à la réflexion.

Un immortel capable de réduire le monde en poussière par la seule force de son envie.

Sylvie ne l'avait que très rarement vu en colère. Sa mère Loptr préférait habituellement camoufler ses émotions derrière une bonhommie pauvre d'authenticité qui convenait à tout le monde, car rares étaient ceux suffisamment courageux pour creuser le mur épais forgé par les années. Adolescente, Sylvie s'y était elle-même cassée les dents à plusieurs reprises, avant de se laisser amadouer par les mots réconfortants de son parent adoptif. Tout allait bien, et tout irait bien. Il n'y avait pas à s'en faire.

Mais aujourd'hui, tout était différent ; elle ne pouvait pas seulement se contenter de ces mots et retourner jouer dans sa chambre comme si de rien n'était. Dony était parti, cet homme qui avait cassé les pieds de tous les habitants de Lamentis pour retrouver son frère à chaque minute qu'engendrait le jour ; cet homme qui n'avait eu d'attention que pour la silhouette du métamorphe, qui avait mis sa vie en jeu dans une quête rejointe pour un simple « s'il te plaît » prononcer indirectement. Cent quatre-vingt-sept ans bon Dieu !

« Vous n'pouvez pas croire cela. » Sa mère soupira ; elle fut plus rapide pour enchaîner : « J'vous en prie, interrogez n'importe qui au port et demandez-lui s'il croit ou non au départ de votre frère. Il vous aime !

- L'amour n'est pas l'étendard de toutes les bonnes causes.

- Moi je veux le croire.

- Grandis un peu Sylvie ! » Le bois craqua sous ses paumes, le sol vibra. Oui, c'était déjà mieux ; cela lui ressemblait plus. Elle l'avait vu si vivant ces derniers mois : espiègle, tendre et détendu, comme il ne l'avait jamais été avec quiconque à Lamentis. Cette colère avait besoin de prendre forme, pour avancer, pour retrouver l'idiot parti en laissant derrière lui un mot aussi banal que « J'y vais, bisous. »

Elle devait poursuivre l'effort, alimenter le feu pour le voir embraser le reste du foyer. « Je grandis, vous refusez seulement de le voir. Et osez mentir en me regardant dans les yeux. À moi, certes, je m'en fiche. Mais vous vous mentez aussi à vous-même. Ce calme, ce n'est pas vous. Cet abandon, non plus. Il vous rendait heureux, plus vivant que jamais. Vous n'allez pas bien, vous avez besoin d'aide.

- Je n'ai besoin de personne » siffla-t-il ; un énième avertissement.

Elle prit le risque : « Vous vous trompez, vous avez besoin de lui.

- Vous avez toujours eu besoin l'un de l'autre » compléta une voix tierce presque effacée.

Surprise, Sylvie sursauta dans son fauteuil. Fenrir glapit et tourna aussitôt sa gueule aux babines retroussées en direction de la fenêtre. La seconde d'après, une silhouette se dessina devant la vitre, informe au départ, avant d'emprunter les traits d'une femme à la beauté effroyable. À la fois morte et vivante, portant cette dualité sur les deux côtés de son apparence : la chair pâle du côté droit était maintenue dans la pénombre, les os du côté gauche faisaient miroiter la lueur des flammes sur leur surface parfaitement polie. Son torse et ses membres étaient noyés dans une lourde robe d'un noir vaporeux

Il y avait quelque chose dans son apparence de familier, un elle-ne-savait-quoi qui perturba la Midgardienne. Avant qu'elle ne devine le pourquoi par les prochains mots des deux immortels de la pièce : « Hela ?

- Bonjour petit frère. »

La dénommée Hela avait les mêmes traits que sa mère adoptive sous son apparence féminine.