Chapitre 18
Idunn
Avec une lenteur presque sadique, l'aurore perçait l'horizon ; les couleurs chatoyantes du Bifröst vibraient sous les premiers rayons vagabonds. Construit en dehors de la capitale, sur un flanc de montagne qui offrait une vue imprenable sur Asgard, Bilskirnir était l'un des endroits les mieux logés dans ce royaume pour observer la course de Sól dans le ciel. Une vision apaisante, encore plus depuis les appartements de son aîné.
Aîné qu'il sentit bientôt se presser dans son dos, emmitouflé dans une épaisse couverture qu'il partagea avec lui. Le printemps n'était pas encore là, et un vent glacial provenait depuis les cimes enneigées. Loki sourit malgré lui face au geste inutile – les Jötnar ne craignaient pas le froid – et laissa le menton anguleux du blond se poser sur le haut de son crâne. Il avait encore grandi, et dépassait le métamorphe d'une bonne tête à présent. Odin l'emmenait depuis peu avec lui lors de ses déplacements diplomatiques, et si tous s'étaient pour l'heure déroulés sans encombre, les deux frères savaient que cela ne serait pas tout le temps le cas. Car la paix appelait la guerre. Car le combat coulait dans les veines des Æsir. Car le Père de toutes choses n'avait pas encore atteint son objectif final, à savoir unir les Neuf Royaumes. Un objectif pour lequel Thor serait l'arme parfaite.
« Nous devrions nous préparer. » Le blond grommela face à sa suggestion ; il interpréta les mots marmonnés contre son cuir chevelu et répondit : « Aucun temps ne sera jamais largement suffisant pour vous préparer, cher prince débrayé.
- Tout me va.
- Je suis à peu près sûr que non » rit le métamorphe tandis qu'une image du corps de plus en plus musclé de son aîné dans l'une des robes d'Hela se dessinait dans son esprit. Thor n'avait jamais été fan des mondanités ; ou plutôt, il aimait faire la fête sans se soucier de l'étiquette et des règles de bienséance. Personne n'oserait le lui reprocher, il était le prince héritier. Néanmoins, cette indulgence ne pourrait perdurer avec les années, car, bientôt, le prince deviendrait roi. Un grand roi, qui ne pouvait décemment pas se montrer vêtu comme un simple page. « Heureusement, j'ai déjà tout prévu.
- Depuis deux mois au moins. »
Loki ne prêta pas attention à son commentaire sarcastique et poursuivit : « Tes vêtements seront doublés pour que tu n'aies pas froid. Je les ai aussi faits ajuster, tu grandis trop. J'ai fait en sorte que nous soyons assortis, évidemment.
- Évidemment. »
Le jeune sorcier fronça à peine les sourcils. « Tu ne m'écoute pas » dit-il ; ce n'était pas une question. Et le Dieu de la Foudre ne chercha même pas à nier le contraire, se contentant d'un acquiescement sonore tout en enroulant ses bras autour de ses épaules. Son dos rencontra alors la surface dure de son torse sculpté par les entraînements – il devenait de plus en plus difficile de trouver un centimètre carré confortable pour faire la sieste contre lui.
« Je ferais ce que tu veux » marmonna la tête blonde au-dessus de lui, « mais plus tard. Trop tôt. » Un bâillement retentit. « Plus tard » répéta-t-il.
Loki sentit ses bras le tracter vers l'arrière, vers la chambre du plus âgé, dans une demande, une proposition, ou peut-être même un ordre silencieux. Réaction face à laquelle le né Jötunn força un soupir exaspéré, digne d'une tragédie extravagante, en se laissant emporter de l'autre côté de la porte vitrée, vers la chaleur de la chambre et des draps encore tièdes de leur ancienne présence.
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La mélodie portait les silhouettes sur la piste de danse dans un charme rythmique ; chaque binôme virevoltait au milieu des vagues colorées. Pour autant, la majorité des regards observait dans une direction conjointe ; Loki pouvait très clairement les sentir braqués sur sa personne, scruter le moindre de ses gestes. Depuis son entrée fracassante au bras de Thor, la coloration bleue de son épiderme n'avait eu de cesse de faire travailler les langues en secret. Pour des propos jaloux, racistes, contemplatifs, ou même un mélange des trois. Car sa tenue était parfaite, et son cavalier tout autant, prince héritier d'Asgard qui régnerait bientôt sur les Neuf Royaumes, et dont l'attention lui était entière. Les soupirs des pauvres femmes dévastées furent nombreux sur leur passage, et cela avait été jouissif. Il s'était senti fort, fier, digne du bras qui le menait, lui, seul Jötunn au milieu de toutes ces races soi-disant plus nobles et civilisées. Son exclusivité – « Toi, ou personne. »
Sa joie fut si grande qu'il en oublia presque, dans les nombreuses danses passées entre les bras protecteurs, les images pessimistes révélées par ses songes des semaines plus tôt, les paroles moqueuses des servantes qu'il avait fait renvoyer, ou même la douleur de son poing pansé avec soin par son aîné.
Il était l'ombre parfaite de Thor, celle qui rehaussait au mieux sa lumière éclatante. Il était Loki, troisième prince d'Asgard, et meilleur magicien de son ère.
Pourtant, était arrivé l'instant où les bras forts de Thor l'avaient lâché, poussé vers un autre, dans une trahison muette qui fut difficile à interpréter pour son cerveau. Était-ce le début de son désintérêt à son égard ? Se lassait-il de sa présence ? « Jamais sans toi. » Allait-il briser une énième promesse entre eux ?
« Danse avec Balder » s'était seulement justifié son aîné, « tu mérites d'être le centre de cette soirée. » Futilité émise par son esprit trop sot car, si Thor avait su, il aurait pu mieux interpréter les signaux dans les orbites de son cadet. Loki n'avait pas besoin d'être le centre de cette stupide fête, de cette foule d'inconnus hypocrites ; il ne voulait être le centre que d'une seule personne.
Le métamorphe avait néanmoins accepté la requête du blond ; il n'était plus un enfant pour refuser de danser avec un autre et s'accrocher avec détermination au cou de Thor. Lorsque la main de Balder s'était tendue dans sa direction, il l'avait donc accepté en cachant au maximum sa déception – un art dans lequel il excellait de plus en plus. Non pas qu'il n'aimait pas Balder, au contraire, mais celui-ci n'était pas son binôme adéquat. Il le ressentit dès les premières notes, dès le premier pas : là où Thor l'accompagnait, le demi-Alfe dirigeait. Il était plus haut et large que le prince héritier, doué d'une grâce que Thor n'avait pas encore atteinte. Bientôt, bientôt. Car il grandissait trop vite, malgré qu'il demeurait ignorant de bien des choses.
Les yeux ambre scrutaient ses traits, à la recherche d'un il ne savait quoi. C'était différent du regard d'autrui ; il y avait davantage de curiosité dans ses orbites, tel un chercheur découvrant un nouveau spécimen. Puis Loki se souvint : c'était la première fois que son aîné voyait cette apparence – sa vraie apparence. Hormis Thor, sa mère et Eir, personne ne l'avait jamais vu ainsi. « Cela ne change pas beaucoup »
Le garçon sourit face aux paroles du prêtre, tachant de ne pas révéler trop ses dents dans le geste – il savait ses canines développées sous cette forme -, puis haussa les épaules. « Je suis juste bleu. »
« Tu es le même, juste en bleu. » avait dit le blond la première fois
« Entre autres, oui. » Ils poursuivirent la ronde en silence, juste le temps nécessaire à l'Alfe pour déceler davantage chez lui. « Je comprends maintenant pourquoi Thor t'offre sa préférence.
- Parc'que je suis son p'tit frère ?
- Parce que tu es joli. »
« Tu es si joli » ; la voix enfantine se superposa à celle plus profonde de Balder. Le souvenir était lointain, mais Loki le conservait à la portée de sa mémoire.
« Joli, oui » poursuivit son cavalier. « Une créature exotique. Le mystère est toujours plus attrayant. » Les sourcils sombres se froncèrent à peine ; était-ce un compliment ? Dans le doute, son sourire demeura impeccable ; rien ne pourrait lui être reproché. « Je me souviens encore le soir où Hela t'a ramené à la maison. Lorsqu'il t'a vu à son réveil, Thor n'a plus voulu te lâcher.
- Il paraît que j'étais mignon.
- Tu l'étais. Tu ressemblais à un petit chaton abandonné dans un coin de rue. » Un sourire nostalgique éclaira les traits de son aîné. « Il t'emmenait partout avec lui, et Mère était obligée de lui courir après pour te récupérer. Les couloirs de Bilskirnir n'ont jamais été aussi animé que depuis cette rencontre. » La main guide le fit tourner sur place ; les jupons s'étalèrent autour de lui, telle une rose glacée. « J'ai parfois l'impression que ce n'était qu'hier. » Lorsqu'il revint près du torse costaud de son hôte, la nostalgie s'était en partie fanée, remplacée par une autre chose qu'il ne parvint pas à déchiffrer tout de suite. « Vous grandissez si vite.
- Et tu ne vieillis pas d'un pouce. »
Balder rit. Il était rare pour eux de communiquer ainsi. Habituellement, Thor ou Hela servaient d'animateurs. Ils avaient toujours été les plus discrets du quatuor – sauf lorsque l'Alfe buvait son plaisir et que l'hydromel déliait sa langue. C'était agréable, il devait le reconnaître, même si le métamorphe ne pouvait ignorer le pressentiment qui gonflait peu à peu dans son estomac. Sa mère lui avait toujours dit d'écouter son instinct ; un instinct qui lui ordonnait de courir le plus loin possible, de trouver refuge dans l'ombre du prince héritier. Mais il n'avait pas besoin de son aide, il n'était plus un enfant.
Non, il ne le pouvait pas, surtout lorsque Balder reprit la parole pour révéler : « Je suis content que tu aies accepté de danser avec moi. » Il rit de nouveau. « Je ne pensais même pas que Thor t'aurait lâché de la soirée.
- Pourquoi ne l'aurait-il pas fait ? »
Le brun lui adressa un regard entendu ; il ne fut pas certain de l'interprétation. Pas certain non plus d'apprécier ses sous-entendus, surtout lorsqu'il ajouta : « Il finira par s'en rendre compte.
- Que je lui ai coupé deux centimètres de cheveux ? » Le plus jeune tenta de noyer l'idée ; il ne voulait pas l'entendre à voix haute – pas de lui, pas maintenant. Cela ne le concernait en rien.
« Tu sais que tu n'peux pas l'avoir, n'est-ce pas ? »
L'air se stoppa dans ses poumons. Il eut bien du mal à maintenir en place son masque de perfection. Ne pas se laisser atteindre, poursuivre la danse. Car Thor les observait par-dessus l'épaule d'Hela, telle une mère surprotectrice assistant aux premiers pas de son bambin.
« Pourquoi le voudrais-je ? Thor est mon frère. Il-
- Loki » souffla l'hôte de la soirée, un sourire à la fois fatigué et désolé sur ses lèvres, « j'ai près de deux mille ans. Je suis passé par là bien avant toi : j'ai rencontré Nanna, je l'ai épousée, puis nous avons construit notre foyer. Ensemble. Je sais. » Que savait-il ? « Mais c'est impossible. » Le visage de Balder disparut le temps d'une ronde. « Thor sera roi. »
« Jamais sans toi » murmura une voix candide dans sa mémoire ; quelques mots dans lesquels il avait toujours placé toute sa confiance, son espoir. Une ombre avait besoin de sa source lumineuse pour s'étendre.
« Et pour cela » poursuivit son aîné, « Thor doit grandir, se détacher des jouets de son enfance.
- Sous-entendrais-tu que je ne suis qu'un jouet pour lui ?
- Plutôt un doudou, un confident en coton qui prête oreille lorsque les choses ne vont pas. Mon frère a- » ; il se mordit la lèvre inférieure pour corriger son erreur : « Notre frère a toujours été un garçon fragile émotionnellement. Avant ton arrivée, tout était compliqué. Comme tu le sais, Mère ne peut plus avoir d'enfant depuis son accouchement ; Thor fut son unique chance d'offrir un héritier au trône. Les espoirs sont par conséquent grands sur ses épaules. Un fardeau qu'il ne pourra porter seul toute sa vie ; il lui faudra quelqu'un pour l'aider.
- Je ne comprends pas. » Il refusait de comprendre.
Le sourire avait complètement quitté les lèvres de Balder lorsqu'il expliqua : « Loki, regarde-toi. Regarde autour de toi. Tu es magnifique, mais tu n'es pas des nôtres. Tu es un Jötunn, l'ennemi de notre peuple. Aucun Ase ne voudra jamais de toi au bras de Thor. » Ses paroles n'étaient pas faites pour blesser, il énonçait seulement un fait connu de tous – que le métamorphe connaissait depuis son enfance. Pourtant, ce fut douloureux à entendre. Une attaque involontaire, qui réveilla en lui ces images oniriques contre lesquelles il avait tant lutté.
« Vous êtes jaloux », il avait besoin de se ressaisir. « Tu es jaloux » rectifia-t-il. Balder ouvrit la bouche, prêt à répliquer, mais il ne lui en laissa pas le temps : « Parce que Thor m'a toujours préféré. Parce qu'il a toujours pris mon parti, y compris contre Odin, contre tous. » Lui aussi connaissait des vérités aussi blessantes que les dagues dissimulées dans ses manches. « Tu as peur de l'influence que je pourrais avoir sur lui, de perdre la place que tu espères à son côté. »
Le pas de danse les rapprocha ; Balder l'observait depuis ses centimètres supplémentaires, la mâchoire serrée. « Je crains pour mon frère.
- Parce que je ne suis pas le tien. » Ce n'était pas une question ; un autre fait blessant.
Une ombre passa dans l'ambre de ses iris, une excuse silencieuse. Car, comme sa demeure, Balder ne pouvait pas mentir ; ses mots prônaient la vérité et la justice. Dans le cas inverse, Loki aurait pu le frapper. Il n'avait pas besoin de pitié pour avancer, au contraire.
« Mais je suis celui de Thor. Son petit frère, son préféré. » Les doigts se resserrèrent autour des siens ; ses phalanges grincèrent sous la pression. « Thor sera roi, un très grand roi, que rien ni personne ne pourra manipuler.
- Pas même toi ?
- Tu crois que je le manipule ?
- Loki » souffla Balder, « ta parole est du venin. Tu prends plaisir dans le malheur d'autrui. Tu es le Dieu du Mensonge et de la Discorde. » La ronde s'accéléra ; sa poitrine se serra. « Qui pourrait te faire confiance ?
- Thor croit en moi. » Les sifflements de seidr chantèrent à ses oreilles.
« Thor ne t'aimera jamais pour ce que tu es. » Une odeur charbonneuse mit en garde ses narines.
« Alors il me suffira de devenir ce qu'il aime. » Il était métamorphe ; il pouvait devenir qui ou ce qu'il voulait. Cela n'avait pas d'importance, son aîné le répétait inlassablement. Il serait parfait pour lui, car il n'y avait rien qu'il ne pouvait être. Il n'avait besoin que d'une seule chose : l'attention du prince héritier, de cet homme qui fut autrefois un petit garçon penché au-dessus des bras nourriciers. Cet enfant qui avait pleuré à sa place les liens fragiles entre eux, à qui il avait montré sa première transformation complète. Cet adolescent qui lui courait toujours après pour se faire pardonner d'erreurs qu'il ne comprenait pas, juste pour lui rendre le sourire. Ce frère – SON frère -, à défaut de pouvoir obtenir autre chose. « Sache que j'aime Thor plus qu'aucun d'entre vous.
- Je sais. Au point de devenir dangereux » Une main se posa contre sa joue, ardente. Il retint une grimace ; sa peau Jötunn était plus sensible aux écarts de température que celle d'emprunt. « Tu restes néanmoins un monstre. » Des larmes mordirent ses paupières, appelées en renfort pour empêcher la sécheresse de ses yeux. « Le monstre sous le lit. Celui dont Thor avait si peur enfant. Celui qui-
- Assez. » Loki attrapa le poignet aux doigts ignés. Sa magie chatouilla sa paume pour envelopper l'épiderme adverse. Une couche de givre se forma à la surface des poils blonds. « Je n'abandonnerai pas Thor. Jamais » ajouta-t-il en laissant sa colère contenue glacer jusqu'à l'os le membre capturé.
Puis, tout s'enchaîna à grande vitesse sous ses yeux, sans qu'il ne puisse saisir l'ordre exact de chaque événement : des cris s'élevèrent dans la salle ; des armes furent brandies dans leur direction ; la musique et les danseurs se stoppèrent ; sa joue le brûlait ; ses doigts martyrisaient le poignet de son cavalier ; les odeurs d'ozone et de charbon se mélangèrent ; il y eut plus de cri ; des larmes lui échappèrent ; des cris. Des images qui se superposèrent à celles de ses songes prémonitoires.
Puis Thor apparut dans son champ de vision. Le parfum de soufre dévora celui charbonneux. La terre gronda ; il recula loin des deux silhouettes à présent à terre. De nouveaux cris ; la voix d'Hela par-dessus les autres, plus forte et détraquée par la panique : « Thor arrête ! » Mais le blond ne l'écoutait pas, aveuglé par une colère grandissante qui martelait la joue de son aîné. Balder ne tenta rien pour se défendre, ou plutôt abandonna très vite, car il n'y avait rien à faire contre cette rage incontrôlable. Cette émotion si vive, si primaire, si belle à contempler. Thor se battait pour lui, pour son honneur, sans même chercher à comprendre la situation. Sa confiance était sienne. Ce chaos était sa cause ; il ne put s'empêcher de le trouver magnifique.
« Dieu du Mensonge et de la Discorde. » Il n'avait jamais demandé à recevoir ces titres.
Le seidr coula sur son épiderme, camoufla sa véritable identité aux yeux inquisiteurs de Breidablik. « Un monstre. » Le bleu s'atténua pour rendre à sa chair une pâleur plus normale, plus asgardienne ; ses larmes se volatilisèrent derrière un voile illusoire, de même que sa blessure – elle guérirait vite, mais elle gâchait son profil gauche. Il voulait partir ; il voulait rentrer. Pourquoi était-il venu ? Alors qu'il avait su, dès le départ, que cela serait une mauvaise idée ? Pourquoi Thor lui avait demandé de danser avec un autre ? Pourquoi n'était-il pas resté près de lui ? Pourquoi devait-il être différent ?
« Tout se passera bien, j'te l'promets. »
« Loki. » Il ne réagit pas à l'appel de son prénom, ni à l'arrivée de leur mère qui mit fin au conflit. Lorsque Thor vint jusqu'à lui pour poser ses mains contre ses joues avec une délicatesse fébrile, il sentit un chagrin nouveau dévorer le bord de ses paupières. Il ne pleurerait pas ; personne dans cette salle n'en valait la peine.
Non. « Je vais bien » dit-il d'une voix contrôlée en se dégageant de sa prise. Il conserva néanmoins une main autour du poignet de son aîné – il était blessé : dans sa tentative de défense, Balder avait brûlé sa chair. Un constat qui le blessa davantage. Sans hésiter, sa magie vint soigner l'affront fait. Personne hormis lui n'avait le droit de mutiler Thor. Car il était le monstre, le chat noir, la langue venimeuse, le fauteur de troubles. Et Thor était son frère. « Ce bal est stupide. Rentrons. »
Et ils partirent sans un mot ni regard en direction du reste des convives.
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Les jours et les nuits de dispute s'étaient succédé. Malgré les tentatives de leur mère, Odin avait fini par être mis au courant de l'incident, et les trois frères furent sévèrement punis, interdits de se voir les uns les autres. Bien entendu, Thor n'avait pas mis longtemps pour déroger à ses ordres – une nuit avait suffi. Il était venu sur son balcon, avait tenté de consoler un chagrin que le métamorphe avait refusé de révéler, et même de reconnaître ; le ton était monté. « Je peux me débrouiller seul Thor ! », et il avait fini par fermer sa fenêtre sur le visage désespéré du blond. Un geste qui lui avait fait mal car, contrairement à ce que son ego ne cessait de lui crier, il avait plus besoin que jamais de son frère.
Balder était venu pour s'excuser ; il ne lui avait pas ouvert la porte.
Hela était venu pour prendre de ses nouvelles ; il ne lui avait pas ouvert la porte.
Sa mère était passée ; elle n'avait pas cherché à entrer.
Lorsque Thor revint à la charge, une semaine plus tard, aucun sort ne fut suffisant pour maintenir le panneau de bois clos.
Une nouvelle dispute éclata, mais plus contrôlée. La lassitude avait tari sa colère ; il voulait juste passer à autre chose. Aussi, lorsque le prince héritier commença à s'emporter contre l'injustice de la décision de son père de les punir tous les trois – mais surtout de le punir lui, victime dans l'histoire aux yeux du blond -, Loki tenta de mettre fin au débat par une évidence qui lui avait été révélée depuis sa plus tendre enfance : « Il n'a pas besoin de raison pour me punir, je ne suis pas son fils.
- Tu l'es. » Non, Odin n'était pas son père. Jamais. Il refusait de le voir ainsi. Comprenant son rejet silencieux, Thor corrigea : « Tu es mon petit frère.
- Adopté. »
Le blond soupira, comme à chaque fois qu'il rappelait cette vérité. Une vérité qui avait du sens, pour lui du moins. Car Thor refusait toujours de grandir, de voir, de comprendre. « Il finira par s'en rendre compte » avait dit Balder ; le métamorphe désespérait de voir ce jour arriver.
Il dessina un sourire sur ses lèvres pour tenter de réconforter son aîné – de quoi ? Il l'ignorait en général, mais le Dieu de la Foudre avait tendance à beaucoup trop s'inquiéter pour tout. Ils étaient tous les deux assis sur le matelas du plus jeune, si proches que leurs genoux se cognaient, mais trop loin pour ressentir la chaleur corporelle qui émanait en permanence de cet être solaire. « Thor, tu seras roi. Il n'y aura pas de place pour moi.
- Je t'en ferais une » répondit-il aussitôt ; il n'y avait jamais d'hésitation dans sa voix à ce sujet. « C'est toi que je veux près de moi » lui avait-il certifié plus jeune, « toi, ou personne. » Les doigts plus larges jouaient avec les siens d'un geste distrait ; le bleu de ses yeux ne quittait jamais le vert des siens.
« Thor », il retint un soupir ; pourquoi ne comprenait-il pas ? « Je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. Le monstre tapis sous le lit. » Celui dont il avait lui-même eut peur durant toute son enfance, au point de refuser de dormir sans son cadet.
« Alors vient hanter le mien » déclara le blond en haussant les épaules, comme si la question était futile. Une main quitta ensuite ses doigts pour venir se presser derrière sa nuque, dans ce geste fraternel qui avait pour habitude de le réconforter. « Autant de nuit que nécessaire. » Ses doigts se resserrèrent à peine autour des phalanges douées de foudre. Sa voix était sincère, perçait la surface du mur érigé avec tant d'effort autour du cœur givré. « Toutes, si c'est ce que tu souhaites. »
C'est ce qu'il souhaitait. Ce qu'il avait toujours souhaité. Ce qu'il souhaiterait toujours. Thor, son frère, son grand frère.
Et peut-être alors que Loki était encore un peu enfant, car il voulut croire, une fois encore, aux mots de son aîné.
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Les printemps s'envolèrent, rendant son frère de plus en plus protecteur, mais aussi de plus en plus occupé. Sa première bataille le forgea, affina les traits de son visage, rendit sa lueur plus éblouissante au milieu des autres Asgardiens. Lorsqu'il revint, victorieux après six mois d'absence, son sourire ne fut qu'adressé à lui. Et Loki eut bien du mal à demeurer en haut des marches, près de sa mère, pour ne pas lui sauter au cou, l'étreindre en larmes devant toutes ces personnes.
Thor allait bien. Thor était revenu. Le monde respirait à nouveau.
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« Eir ! Eir ! » Les cris de Thor lui perçaient les tympans.
L'angoisse grandissante détraquait son pouvoir ; des arcs de cercle se formaient entre ses phalanges, chatouillaient le dos et les cuisses de son cadet, peloté entre ses bras. Loki pouvait à peine bouger, moins à cause de la souffrance dans son bas-ventre que dû à l'étreinte forte de son frère autour de son corps, qui en devenait parfois douloureuse à son tour. Le blond courait dans les couloirs de Fensalir, l'option Mjöllnir oubliée à son poignet – l'atterrissage depuis leur propre manoir avait été rude et le métamorphe avait noté dans un coin de son cerveau de sermonner son aîné pour cela.
Lorsqu'ils arrivèrent à proximité de la grande infirmerie royale, des éclairs vinrent percuter de plein fouet les grandes portes qui s'ouvrirent – et se dégonda pour l'une d'elles – sous le choc. Des exclamations de surprise retentirent. Le visage pressé contre le cou du blond, le plus jeune ne voyait rien ; il pouvait néanmoins imaginer avec aisance la stupéfaction, et peut-être même la peur, sur le visage des disciples de la déesse de la médecine. « EIR !
- Pas la peine de crier aussi fort jeune homme, je suis là. » Loki reconnut sans peine la voix de la grande dame. Se dégageant à peine de la chaleur apaisante de Thor – qui faisait une parfaite bouillote ambulante -, il observa par-dessus son épaule la silhouette qui avançait vers eux avec un pas léger et le port altier. Eir était une Asyne remarquable. Ses mèches sombres étaient entrelacées dans une couronne complexe qui dégageait son visage marqué par les âges et la sagesse accumulée. Ses iris, d'un gris nuit, se confondaient presque avec le noir de ses pupilles. Elle portait une palla bleu roi par-dessus sa stola blanche, dans les replis de laquelle elle camouflait des herbes et des concoctions vulnéraires. Un excellent professeur, pour laquelle Loki vouait une profonde admiration. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle d'une voix claire et calme ; tout l'inverse du prince héritier lorsqu'il répondit :
« C'est Loki, il saigne ! Il a mal et- » Une main levée le fit taire, sous le regard admiratif du né Jötunn – encore une de ces choses qu'il espérait apprendre auprès de la médecin royale.
S'approchant encore un peu, Eir plaça une de ses mains aux longs doigts au-dessus du plus jeune et convia son pouvoir. Des éclats de seidr flavescents dansèrent entre ses phalanges et autour de ses prunelles ; ses yeux reflétèrent un ciel étoilé infini. Loki savait déjà ce qu'elle trouverait, devina lorsqu'elle le trouva, et demeura silencieux face à la question muette qu'elle lui adressa en croisant son regard. Son nez chercha refuge contre la gorge de Thor qui, par réflexe, resserra davantage sa prise autour de lui.
« Il est comme ça depuis ce matin. Les draps étaient pleins de sang. » Il sentit son cœur se serrer face à la détresse fraternelle. « Eir, il faut faire quelque chose.
- À l'évidence. Je devine que vous avez encore dormi ensemble.
- Non. » Elle arqua un sourcil ; il mentait si mal. « Enfin on s'en fiche. Eir, il faut sauver Loki ! »
Le métamorphe retint un sourire avec difficulté. La naïveté de son aîné était parfois si mignonne.
« Bien. Confiez-moi notre malade. » La demande fut accueillie par deux pas en arrière et un grondement magique. Les doigts s'enfoncèrent dans sa cuisse ; ils laisseraient sans doute des ecchymoses de leur protection. Eir soupira. « Je ne peux rien faire si vous ne me l'autorisez pas. » Elle tendit les bras ; Thor échangea un regard avec lui. L'inquiétude noyait le bleu de ses yeux. Le Dieu malicieux eut presque un remords de le voir dans un tel état, mais la vérité était à la fois complexe et difficile à avouer. Et puis, la surprotection de son aîné, sa chaleur et ses bras puissants lui avaient presque fait oublier la douleur qui lacérait ses entrailles.
Pour se faire pardonner, Loki posa son front contre les boucles blondes. Ses sifflements de seidr chantèrent pour apaiser le pouvoir grondant. « Ça va aller, tu peux me laisser.
- Mais-
- Pourrais-tu aller chercher Mère ? Elle saura quoi faire » ajouta-t-il pour finir de le convaincre de l'importance de sa mission. Il y eut tout de même de l'hésitation dans le regard du guerrier, avant qu'il ne cède et le dépose dans les bras de la médecin. Bien qu'il connaissait la force de la femme, Loki usa de sa magie pour alléger son poids.
Une main se pressa contre son font, avant de replacer une mèche derrière son oreille. « Je reviens vite » promit Thor, avant de repartir, plus vite qu'ils étaient venus, Mjöllnir déjà dans son poing pour décoller sans doute à la première fenêtre ouverte.
Le sorcier soupira un sourire ; il était incorrigible.
« À nous » déclara alors l'Asgardienne en l'emmenant dans une petite pièce à part : la salle de consultation privée. L'endroit disposait d'un lit - sur lequel il fut déposé avec délicatesse – et d'un bureau rempli de grimoires en cours de consultation. Loki connaissait parfaitement l'endroit, le moindre de ces ouvrages, pour les avoir dévorés les uns après les autres, assis sur ce même matelas ; un de ses lieux d'étude préférés. Un mur entier était habillé d'étagères sur lesquelles se mêlaient carnets de notes et bocaux d'ingrédients. Une odeur forte d'herbes médicinales saturait l'air ambiant ; il reconnut un effluve de passiflore et la pointe désagréable de valériane : une nouvelle concoction contre l'insomnie ?
Eir tira un fauteuil près du chevet pour s'assoir à sa hauteur. « À nous, jeune fille. Maintenant que votre idiot de frère est loin, sentez-vous libre de me parler. » Elle avait compris ; elle comprenait toujours.
Loki glissa une main sur son ventre, là où ses entrailles semblaient se tordre et s'étirer sans vergogne. Une partie de son anatomie endormie depuis sa naissance, dont il avait presque oublié l'existence. « On ne peut rien faire contre ? » Il nota la pointe de peur dans sa propre voix. Peur de quoi ? Il l'ignorait, mais il était au moins certain d'une chose : c'était horrible.
« La ménarche est toujours une étape délicate à traverser. Elle marque la fin de l'enfance et-
- Je n'suis plus un enfant depuis longtemps » la coupa-t-il.
« Vous croyez ? » Un sourire amusé tira les lèvres de son mentor. « Votre petit tour à votre frère était censé me convaincre ?
- Thor n'aurait pas compris. » Il hésita entre soupirer de la situation et rire au souvenir de son aîné à son réveil. Comme fréquemment, et malgré les remontrances des aînés, ils avaient dormi ensemble – dans les draps du plus âgé cette nuit-là ; un cauchemar avait encore brouillé son sommeil et il avait trouvé refuge contre le torse du blond. Les mauvais rêves avaient toujours pris peur du pouvoir somnolent de son frère. La douleur avait commencé à peine avant l'aurore, et il avait fait de son mieux pour la cacher, roulé en boule entre les bras ignorants. Ce fut l'odeur ferreuse qui le trahit, une odeur à laquelle Thor était devenu sensible depuis sa première bataille une décennie plus tôt. Ne voulant expliquer le pourquoi, ni s'attarder sur le comment, Loki avait alors tendu les bras dans sa direction en quémandant le médecin.
Et peut-être que sa demande avait ressemblé davantage à un gémissement.
Un gémissement qui avait rendu Thor fou d'inquiétude. Sans même prendre le temps de se changer, il les avait fait voler jusqu'au manoir de leur mère, avant que la précipitation ne les face s'écraser contre une colonne en marbre blanc, le dos de l'Ase en premier pour éviter au plus jeune d'être blessé.
« Pourtant, votre frère sait déjà ce que vous êtes ; à la fois un homme, et une femme. » Eir échangea un regard avec lui ; il était plein de compassion. « Je sais que cela peut paraître peu évident, surtout pour nous autres, mais c'est dans votre nature. Et Thor l'a déjà accepté depuis longtemps.
- Je sais. » Ses lèvres prirent le choix du soupir.
« Cela n'a pas d'importance » avait dit leur mère le jour où il avait appris son lien d'adoption ; des mots que Thor n'avait eu de cesse de lui répéter depuis. Il se rappela cet après-midi où, encore jeune et en quête de réponse à toutes les questions existentielles de son esprit, le petit garçon blond lui avait demandé « c'est quoi la différence entre un garçon et une fille ? » Loki avait répondu par trois baisers successifs, sous trois formes différentes ; « Comme ça, tu pourras choisir. » Des baisers innocents, dont il avait depuis longtemps eu envie, et qu'il avait voulu tester contre ces lèvres toujours si souriantes. Bien qu'il ne l'avouerait jamais à voix haute, Loki aimait Thor plus que n'importe qui, depuis longtemps. Peut-être même depuis toujours. Si les regards et avis d'autrui n'avaient jamais eu d'impact sur sa personne, il savait qu'un seul mot de son aîné serait capable de le détruire.
Et peut-être était-ce cela la chose qui l'effrayait autant.
« L'âge ménarchique est toujours délicat pour une jeune fille » reprit Eir en attrapant un mortier pour broyer de la sauge et quelques feuilles de valériane. « Surtout pour une disciple du seidr. Les plantes peuvent aider contre la douleur, mais il faut être prudent pour le dosage. » La décoction qu'elle lui tendit rapidement dégageait une odeur assez peu ragoutante. Loin de vouloir faire l'enfant, Loki but sans se plaindre. Son ventre se plaignit du goût, les sifflements de son pouvoir se mélangèrent dans leur chant habituel. Très vite, il se sentit vaseux, désireux de retourner sous les draps, pressé contre la chaleur apaisante de Thor. « Les hormones décuplent la force des runes ; les premiers temps pourraient être difficiles.
- On ne peut pas juste tout éteindre ? » marmonna-t-il en reposant le bol sur la table de chevet.
Eir suivit son geste du regard. « Éteindre une part de vous ? »
Il posa une main contre son ventre, là où les crampes douloureuses commençaient à s'atténuer. Une part de lui ; celle qui révélait le moins. Celle qu'il lui offrait sa force, car « les femmes ont toujours eu une connexion plus forte avec le seidr » lui avait un jour confié sa mère. Loki voulait être fort ; la douleur ne l'effrayait pas. Et puis…
« Loki ! »
Non, il était trop tôt pour penser à cela.
La porte de la salle privée s'ouvrit en grand, et une silhouette se jeta sur lui, bras grands ouverts avant de l'enlacer. C'était chaud. Des boucles blondes volèrent dans son champ de vision, avant que le sourire attendri de sa mère ne se dessine derrière, debout près de la médecin. Une fierté éblouissait ses traits. « Selon Thor, tu étais en train de rendre ton dernier souffle. Je suis ravie de voir qu'il exagère toujours autant.
- Mère, Loki n'allait pas bien, je vous le jure » protesta le prince héritier en serrant son cadet plus fort contre son torse.
Il y eut des éclats de rire, des grognements outrés, des échanges entre les deux femmes. Et Thor ; Thor toujours présent. Thor contre le corps duquel il se laissa aller. La douleur ne l'effrayait pas si cela signifiait devenir plus fort ; plus fort pour revendiquer cette place promise depuis son enfance. Son aîné ne comprenait pas encore. « Te comporterais-tu différemment si j'étais une fille ? » Le temps viendrait. « Il finira par s'en rendre compte » Oui, il espérait. « Tu sais que tu n'peux pas l'avoir, n'est-ce pas ? » Il ferait tout pour. Car cela avait toujours été tous les deux.
Tous les deux. Persuadé de cela, Loki ne vit que trop tard la trahison arriver.
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La fête battait son plein au cœur des vergers d'Idunn. Les couronnes fleurissaient dans les mèches tressées des jouvencelles, réunies en ronde pour accueillir le printemps généreux. L'éternel recommencement.
Loki était parmi elles, battant la terre fertile de ses pieds nus en rythme avec la flûte joyeuse. Face à lui, Amora riait à grands éclats, enivrée par la mélodie. Ses lourdes boucles blondes tournoyaient autour de sa poitrine, aussi généreuse en chair que les pommiers en fruit. Elle avait bien grandi depuis sa dernière visite à Asgard. Bientôt en âge de se détacher de l'adolescence, ces festivités seraient probablement les dernières auxquelles elle pourrait participer en tant que danseuse. Raison pour laquelle le métamorphe s'était laissé entrainer dans la ronde, lui qui préférait d'ordinaire rester au côté de sa mère et de la ravissante Déesse de Jouvence, dans l'ombre d'un arbre. « Dansons ma belle, dansons ! » Et ils dansèrent, dansèrent, laissant leurs jupons aussi verdoyants que les feuillages valser au gré du vent printanier.
Lorsque l'heure vint pour les adolescentes bénies par la magie d'Idunn de choisir un cavalier pour les guider, Loki sut immédiatement vers qui se tourner. C'était l'année de Thor, Thor qui deviendrait adulte à la tombée du jour en croquant le fruit doré, comme le souhaitait la tradition. Une pomme juteuse que le sorcier voulait cueillir de ses mains afin de lui offrir ; car Thor avait toujours dit que ce serait eux, ensemble ; que ce privilège lui reviendrait. « Toi, ou personne. »
Cependant, lorsqu'il trouva enfin la silhouette de son frère dans la foule, son sourire se fana bien vite ; car l'idiot acceptait déjà une main tendue dans sa direction. Des cheveux ébènes, longs et lisses comme la lame qu'elle maniait si habillement sur le champ de bataille : Sif. Une autre personne que lui. Une autre.
Des sifflements de seidr lui brûlèrent les yeux ; ses doigts tremblèrent de colère contre ses cuisses. Avant que des paumes viennent les recouvrir. En relevant la tête, qu'il ne se souvenait pas avoir baissé pour cacher les larmes mordant ses paupières, il croisa les iris vert noisette de l'enchanteresse. Un sourire peiné étirait ses lèvres ; elle savait, avait très vite su.
« Viens » dit-elle d'une petite voix, comme si elle s'adressait à un enfant ou un chiot apeuré, reclus, abandonné – tout ce qu'il était. « Viens, danse avec moi. » Et il se laissa entraîner, plus loin, très loin de son idiot de frère et de son affreuse cavalière. Amora passa ainsi le reste des festivités à tenter de lui faire oublier l'affront, partageant avec lui des sorts de sa terre natale, se liant à lui pour jouer des tours aux couples un peu trop amourachés. À danser, danser sous les rayons solaires, sans se soucier des pommes qui attendaient d'être cueillies.
Et, à la tombée du jour, lorsque Loki cueillit l'une d'elles, il ne chercha pas son frère pour la lui offrir – sa colère brûlait ses veines à la simple pensée de la femme pendue à son bras. À la place, il tendit le fruit doré à son amie qui, surprise, l'accepta dans un éclat de rire sincère. Il ignora si Thor reçut la sienne des mains de Sif, et il s'en fichait. Loki n'avait jamais aimé cette fête idiote, détestait le printemps qui annonçait la fin de l'hiver, détestait tout. Tout le monde. Ne voulait qu'une seule chose : retourner dans sa chambre, seul, pour laisser éclater l'injustice qui entaillait sa poitrine.
Thor était un menteur ; croire en lui revenait à croire au Ragnaröck. Il le détestait.
Une main s'enroula autour de la sienne, occupée à taillader sa paume à coups d'ongles. « Allons-y » murmura Amora, le sourire aux lèvres. Il ignora la petite voix dans sa tête, ne voulait que tout oublier. Alors, il accepta de la suivre et rentra, moins seul qu'il ne l'aurait pensé.
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Loki se réveilla avec un mauvais pressentiment. Sa tête tournait, ses oreilles bourdonnaient, et sa magie rampait au ralenti sous son épiderme. Une odeur végétale désagréable lui démangeait le nez, sans qu'il ne parvienne à l'identifier. Les draps étaient encore tièdes à sa gauche ; des fleurs de pommier décoraient les oreillers de leur blanc rosé éphémère, déjà en train de faner. Aucune autre trace d'Amora.
Son corps gémit lorsqu'il quitta le matelas. Il s'enveloppa dans une tunique de soie trouvée dans un coin à l'aide de la lueur solaire, puis se dirigea vers la salle d'eau pour s'asperger le visage. L'image que renvoya le miroir lorsqu'il se redressa était horrible : ses cheveux ressemblaient à un nid de corbeaux, ses traits juvéniles commençaient à être déformés par les angles de l'adolescence, le vert de ses iris était terne, aucun éclat de seidr n'y tournoyait. Aucun.
Sa magie endormie.
Le pressentiment toqua à nouveau contre la porte de son esprit. Il retourna à sa chambre, ses jambes avancèrent d'elles-mêmes pour le guider vers la grande baie vitrée qui donnait sur Asgard enveloppé dans les premiers rayons solaires. Il lui fallut une bonne minute avant qu'il ne comprenne. Ses oreilles sifflèrent. Avant qu'il ne comprenne que la lumière ne provenait pas de l'astre – sa tête était douloureuse – mais du grand palais en argent au loin. Valaskjálf était en feu.
De nouveau, ses muscles se mirent en mouvement sans attendre sa tête, et il se retrouva à courir dans les couloirs de Bilskirnir. Vers où ? Il l'ignorait. Pour ? Encore plus. Il courait simplement, à perdre haleine.
Ce furent des bras puissants qui le stoppèrent dans sa course illogique pour le presser avec force contre une colonne en marbre. Son souffle, déjà erratique, fut brusquement coupé. Sa vision, déjà chamboulée, chavira davantage. Les bourdonnements s'intensifièrent contre ses tympans, avant qu'une voix ne perce le brouhaha : « Loki ! »
La migraine revint à la charge, plus énergique qu'une ruée de sangliers. Son cerveau avait déjà identifié son agresseur, mais les informations se perdaient dans la brume neurale.
« Eh, Loki » retenta la voix en secouant ses épaules, à peine mais suffisamment pour malmener ses entrailles instables. « Loki, écoute-moi, on n'a pas beaucoup de temps. » Il sentit l'urgence et tâcha de concentrer toute son énergie dans ses sens.
Deux iris d'un bleu profond se dessinèrent alors au-dessus de sa tête, assombris par des nuages de nervosité. Il les reconnut sans peine, car il se battait chaque jour pour obtenir leur attention. « Thor ?
- Loki, écoute-moi », son aîné se répétait. « Où étais-tu la nuit dernière ?
- La nuit ? Dans ma chambre ? » Il ne comprenait pas. Il se souvenait vaguement de la veille : le festival d'Idunn, les jouvencelles dansant dans l'ombre des pommiers, leurs fruits d'or généreux brillant sous le soleil clément. Amora ; Amora qui l'avait fait danser, oublier le bras de Sif autour de celui de son frère. Son idiot de frère. Car Thor avait choisi une autre. Thor n'avait pas tenu sa promesse.
« Étais-tu avec l'enchanteresse ? » L'adolescent fronça le nez face à l'amertume anormale dans le ton fraternel. Thor n'avait jamais apprécié la jolie blonde, et l'avait plusieurs fois mis en garde contre elle. Mais Amora était son amie, la seule qui ne préférait pas le côté de ses aînés au sien. Elle était son amie.
« Oui » répondit-il, mais déjà son frère ne l'écoutait plus ; il approcha son visage du sien et pressa son nez à la jointure de son cou. Le souffle était chaud, ardent, et transféra des degrés supplémentaires dans ses artères. « Qu'est-c'que tu-
- De la valériane. » Une main s'empara de son menton pour faire bouger son visage sous le regard analyseur. « Cette sorcière t'a drogué.
- Quoi ? » Il se rappela : l'odeur d'herbe désagréable, son seidr endormi, la sensation de nausée. « Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi aurait-elle-
- Loki, écoutes-moi » le coupa-t-il en le tenant par les épaules, « tu n'étais pas dans ta chambre hier soir.
- Quoi ? Bien sûr que si.
- Non, Loki, si on te pose la question, tu n'étais pas dans ta chambrer. Tu étais avec moi, d'accord ? » Des bruits de pas résonnèrent au loin, de plus en plus proches, accompagnés par le cliquetis habituel des armures asgardiennes. Une troupe de soldats. « Elle cherchera à t'utiliser, et alors ils t'accuseront. » La prise se fit douloureuse dans sa chair ; la nervosité céda sa place à l'angoisse dans les prunelles fraternelles. « Loki, j't'en prie, dis-leur que tu étais avec moi. »
Le métamorphe ouvrit la bouche pour répondre ; aucun mot n'en sortit.
« Prince Loki ? » demanda alors une voix. Observant par-dessus l'épaule de son aîné, il les vit alors : les dix soldats venus pour le chercher.
Notes de l'auteur
Bonjour, bonjour ! Bienvenue dans ce dix-huitième chapitre, toujours dans les souvenirs de Loki ; j'espère que ça vous aura plu. Il faudra attendre le prochain chapitre pour découvrir la suite de ses mésaventures avec son idiot de frère ;)
Note 1 : Dans la mythologie nordique, Idunn est la Déesse de la jeunesse éternelle et la protectrice des pommes d'or qui permettent de prolonger la vie de ceux qui les mangent. Le verger de pommiers et les jouvencelles renvoient à la chanson Jeg saler min ganger (Loki saison 1). J'ai choisi de créer la tradition symbolique que, pour passer à l'âge adulte, les Asgardiens doivent croquer dans l'une de ces pommes. Dans certaines croyances, la pomme représente en effet le savoir ou la sagesse (exemple la pomme croquée par Adam). Il en est de même pour le pommier. La fleur de pommier est quant à elle un symbole d'amour et de confiance ; d'où le fait que Loki tenait à offrir cette pomme à son frère.
Note 2 : Eir est la Déesse de la Médecine. J'ai adapté son physique du MCU, avec des vêtements à inspiration romaine : la stola est une sorte de longue robe portée par-dessus la tunique, et la palla une sorte d'écharpe encore par-dessus. Son seidr est flavescent comme dans les films. Pour rester dans la médecine, la sauge aide à réguler les cycles menstruels ainsi qu'à calmer les douleurs des règles. La valériane a quant à elle des vertus sédatives et relaxantes qui aide contre l'anxiété et les troubles du sommeil ; un surdosage peut néanmoins entraîner une asthénie (fatigue), une hypotension ou encore une sensation de tête lourde. La passiflore, souvent utilisée en association avec la valériane, est une autre plante qui peut être utilisée pour aider à soulager l'anxiété et l'agitation, favorisant ainsi un sommeil plus profond et plus réparateur
Note 3 : La ménarche correspond aux premières menstruations, et donc à l'entrée dans l'adolescence pour les jeunes filles (âge moyen de 13,5 pour la Norvège). Pour rappel, Loki est présenté comme un être hermaphrodite, donc à la fois un homme et une femme. De plus, dans la mythologie nordique, l'utilisation du seidr est majoritairement une histoire de femmes ; les hommes qui l'emploient sont plutôt mal vu (exception faite d'Odin).
Note 4 : Au niveau des manoirs, Bilskirnir est celui de Thor (partagé dans cette histoire avec les enfants d'Odin en général), Fensalir est celui de Frigga dans lequel j'ai placé l'infirmerie royale de Eir, Breidablik est celui de Balder, et enfin Valaskjálf est celui d'Odin avec la salle de trône.
Note 5 : Au niveau des personnages, Sòl est la déesse personnifiant le soleil dans la mythologie nordique ; Sif est une compagne de bataille de Thor dans le MCU (épouse dans la mythologie) ; et Amora, surnommée l'Enchanteresse, est une méchante récurrente des aventures de Thor qui s'associe parfois avec Loki, également présentée comme amie proche de ce dernier dans le roman Les racines du mal de Mackenzi Lee.
Note 6 : « Sache que j'aime Thor plus qu'aucun d'entre vous » est une citation de Loki dans le film Thor, et « Je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. Le monstre tapis sous le lit. » est inspirée de son dialogue avec Odin lors de la révélation de son adoption.
Un énorme merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
